L'ennemi


Février 1917.

Encore une nuit passée à écrire à la faible lumière d'une lampe à huile. Je n'avais pas réussi à fermer l'œil, malgré la fatigue accumulée tout au long de nos journées et de nos nuits harassantes, passées à guetter le moindre signal d'une attaque ennemie. Cela faisait maintenant plusieurs semaines que je passais dans ce trou à rats ; rongé par la peur, la fatigue et au sens propre, par les rats et les poux qui grouillaient sur nos paillasses. Si je me voyais aujourd'hui dans un miroir, je ne serais pas sûr de me reconnaître. Ma barbe avait poussé et était désormais emmêlée, sale, à l'image de mes cheveux. Mais, même sans miroir, je devinais à quoi je pouvais ressembler : nous nous voyions en chacun d'entre-nous. Par nous, j'entendais mes camarades, mes compagnons d'arme. La nuit était calme, et si j'avais été un peu moins naïf, j'aurais deviné qu'il s'agissait du calme avant la tempête. De ma paillasse, je percevais les ronflements rassurants des hommes qui partageait ma tranchée, tous d'honnêtes gens ; et certains bien jeunes. La lueur de la lune se reflétait dehors sur les flaques d'eau qui remplissaient les trous dans la boue, formés par nos pas. Au loin, j'entendis le hennissement d'un cheval; probablement un de ceux de la cantine. Et puis soudain, un sifflement strident. Le signal que notre nuit de repos était déjà terminée, et que l'on nous rappelait à notre devoir : garder les lignes, tuer l'ennemi. Quel qu'en soit le prix. Les cris d'hommes retentirent d'un coup, et nous sortîmes de notre torpeur afin de faire face et de combattre. Ayant pris mon fusil, je m'élançais dans la tranchée, prêt à défendre ce pourquoi nous nous étions déjà tant battu ; notre liberté, mais avant tout notre vie. Les détonations et le bruit des balles sifflant l'air résonnaient dans mes oreilles. Bien que transi de froid, je me mis en position, cherchant dans l'obscurité les silhouettes ennemies qui approchaient. Les hurlements et les cris qui emplissaient l'air étaient tellement emmêlés qu'on ne pouvait deviner s'il s'agissait de l'ennemi, ou de nos camarades qui périssaient, s'effondraient dans la boue. Comme si l'horreur n'était déjà pas assez présente, la pluie se mit à tomber drue, accompagnée par quelques éclairs. Si j'avais encore pu croire en un quelconque dieu, j'aurais pu croire à une colère divine. Je me mis à tirer devant moi, presque à l'aveuglette, sans savoir si mes tirs touchaient leur cible. Alors qu'à court de munitions, je m'apprêtais à me retourner pour me réapprovisionner, la lune auparavant masquée par de sombres nuages éclaira ce qui se trouvait devant moi. Un semblant d'homme, avec un visage blanc, morbide, et des traits saillants, accompagnés de la même barbe que je décrivais auparavant. Des cheveux dégoulinants d'un mélange d'eau de pluie et de boue, teinté de sang ; une plaie sur sa tempe en était l'origine. Mais, ce qui me frappa le plus, ce fut ses yeux, immensément vides, abandonnés par la vie et par l'espoir, dominés par la terreur et l'horreur. Alors que j'allais lui tendre une main amie, j'avisais la couleur de son uniforme ; bleue, et non verte, comme le mien. J'entendis une dernière détonation avant de m'effondrer à mon tour, dans ce qui faillit être mon tombeau pour toujours.

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