Soupe de carottes et lait de coco, gingembre et coriandre fraiche

La lumière du jour réveilla Salomé en douceur mais c'est l'odeur de crêpes qui flottait dans l'air qui la sortit du lit. Encore habillée de ses vêtements de la veille, elle aurait souhaité se changer mais elle avait laissé sa valise dans le couloir de l'entrée. Elle trouva ses lunettes sur la table de nuit, les posa sur son nez et secoua un peu ses cheveux avec les doigts comme si cela pouvait remplacer sa brosse avant de se mettre en quête d'un petit déjeuner. Dans la cuisine se trouvait l'homme endormit en peignoir sur le canapé la veille mais il portait ce matin un t-shirt clair avec un imprimé criard et un short. Il était occupé à faire sauter des crêpes et lorsqu'il se tourna vers elle avec une expression aussi simplette qu'accueillante, Salomé se fit la réflexion que personne ne portait aussi bien son prénom.

— Bonjour, vous êtes Sangoku ?

— Oui ! Bonjour Salomé. Je me suis levé tôt pour aller courir et j'ai pensé qu'un bon petit déjeuner vous plairait à votre réveil. Y a du café et de l'eau chaude si vous préférez un thé. Asseyez-vous et prenez une crêpe.

— Quelle heure est-il s'il vous plait ?

— Pas loin de 11H

— Je ne vais pas avoir le temps je regrette, il faut que je file à l'hôpital pour aller voir ma tante. Merci pour l'attention.

— Ah non, non, vous n'y êtes pas du tout : les visites ne sont autorisées qu'à partir de 13H30. Vous avez le temps de vous remettre de votre voyage. Vous aviez l'air épuisé hier soir.

Aussi gentil soit-il, Salomé commençait à se sentir irritée par l'amabilité du jeune homme totalement incongrue face à la situation. Elle prit une grande inspiration pour ne pas exploser et entreprit un interrogatoire dans les règles. Elle nota au passage qu'il avait des épaules trop musclées.

— Pardonnez-moi, je ne veux pas être impolie mais pourriez-vous m'expliquer et dans les détails ce qui s'est passé ? Comprenez-moi bien, j'ai posé une semaine de vacances en urgence, mon employeur risque de ne pas me le pardonner, ma tante représente beaucoup à mes yeux et... comment dire... je ne vous connais pas. Elle ne m'a même jamais parlé de vous. Où est Indira ? Pourquoi est-ce que ce n'est pas sa plus vieille amie qui nourrit ses chats ? Qui êtes-vous et comment êtes-vous entré dans ma vie ! Je veux dire dans sa vie ? se reprit-elle aussitôt.

Salomé se rendit compte de son lapsus et rougit jusque derrière ses lunettes. Le grand benêt et sa poêle à crêpes resta souriant et amical. Il secoua la masse sombre et bouclée sur sa tête et tira une chaise à l'intention de la jeune femme.

— Je comprends votre nervosité, vous comptez aussi beaucoup pour Esther. Installez-vous, je vais vous raconter et après vous pourrez aller faire votre sport avant de la rejoindre à l'hôpital.

— Faire... mon ...sport ? s'inquiéta-t-elle

— Ben oui, vous vous êtes bien habillée pour aller faire du sport, non ?

— Oui, oui, évidemment, répondit-elle non sans dissimuler son humiliation.

Durant ces dernières années elle avait investi dans le « pratique » ou encore le « qui va avec tout ». Dans sa garde-robe on trouvait aussi pas mal « à ce prix-là j'en prends deux » et une foule de « c'est idéal pour rester à la maison ». Il y avait belle lurette qu'elle n'avait pas acheté ni même osé porter une « waw, quelle classe ce soir » Salomé était habillée comme une prof de sport à la retraite.

Sangoku lui servit une tasse de thé et rempli la sienne de café avant de s'asseoir en face d'elle.

— Esther m'a embauché comme commis il y a presque un an. J'avais besoin d'un deuxième job pour joindre les deux bouts et je venais souvent prendre un café chez elle en fin de semaine. Elle me disait qu'elle n'était plus aussi vive qu'à l'époque, qu'elle commençait à se fatiguer. La cuisine, le marché, la salle, la comptabilité... ça devenait difficile, elle avait du mal à le reconnaitre au début mais en fait : votre tante avait vieilli. Elle avait ralenti le rythme, fermait le salon le dimanche et n'ouvrait plus pour les petits déjeuners du matin. Elle ne s'en sortait encore pas trop mal mais c'est à ce moment-là qu'il est arrivé.

Sangoku plissa les paupières et serra fort un nombre incalculable de dents blanches. Salomé leva les yeux au ciel derrière ses lunettes tellement il était caricatural.

— Qui ça il ?

— Lukas, le traiteur du centre-ville. Á première vue ce n'était pas un problème, le midi n'a jamais été le fer de lance de la boutique, mais au bout de quelques semaines il a commencé à proposer une gamme de desserts, des mousses, des tiramisus aux spéculoos, des panna cotta... ce genre de choses en pots en plastiques jetables. On n'a rien vu venir. En quelques jours il a sorti des petits entremets individuels bien jolis et brillants, des trucs au yuzu et à la fève tonka et évidemment des chocolats. Au début Esther ne s'est pas inquiétée, elle a fait confiance à sa clientèle et nous avons continuer à travailler comme si de rien n'était. Mais à la période des fêtes il a bien fallu ouvrir les yeux : Esther n'était plus au goût du jour. Les gens achetaient encore quelques ballotins de chocolats, les touristes s'arrêtaient toujours pour un thé et une part de gâteau mais la fin de l'année fut rude pour votre tante. Aujourd'hui il a embauché un pâtissier à plein temps et il assure son service traiteur d'une main de maître. La semaine passée, avec le retour des beaux jours, il a installé quelques tables à l'intérieur et en terrasse : il a été complet tout le week-end. Lundi Esther n'était pas en forme, et puis elle a prétexté une crise d'allergie mardi et fermé le salon.

— Fermer le salon !?! répéta Salomé incrédule.

— Ça s'est transformé en crise d'asthme et on a dû l'hospitaliser. Et maintenant vous êtes là.

Salomé commençait à comprendre peu à peu l'enjeu de sa présence et pourquoi sa tante lui avait demandé venir au plus vite. Elle connaissait si bien Esther qu'elle devinait à quel point celle-ci devait être au plus bas pour avoir fermé son petit restaurant. Sans grand appétit, elle se saisit d'une crêpe que Sangoku venait de finir et la saupoudra de sucre. Alors qu'elle triait les informations qu'elle détenait sur la situation médicale, financière et très certainement psychologique de sa tante, l'esprit de Salomé battit la campagne sur un tout autre sujet : « Un soupçon de bière et une cuillère à café de rhum, certainement du beurre dans la pâte et pas d'huile. La texture est impeccable, pas trop collante et pas grasse. Ce sont les meilleures crêpes que j'ai mangées depuis bien des années ! »

Elle jeta un œil à Sangoku, avec ses cheveux noirs et ses grands yeux ça ne faisait aucun doute : ce type là était de pure souche bretonne.

— Votre prénom, c'est pour de vrai ou c'est une blague ? Un pseudo ou un truc du genre ?

— Bien sûr que c'est pour de vrai ! Sangoku Lagadec.

— Votre scolarité a dû être un enfer sur terre. Vous avez porté plainte contre vos parents ou vous vivez bien avec ça ? ironisa Salomé

— Vous rigolez ? Dans la cour de récréation c'est quand même ce qu'il y a de plus génial comme prénom. Ça claque plus que Nicolas ou Sébastien, non. Vous allez faire du sport ce matin du coup ?

Ce garçon était surprenant. Gentil, idiot et simplet mais surprenant.

— Non, je ne pense pas avoir le temps malheureusement. Je vais préparer quelque chose pour ma tante qui doit pleurer lors de la distribution des plateaux repas et ensuite je verrai ce que je peux faire à la boutique en attendant son retour.

— Ce qu'on peut faire. Je suis le commis, je connais bien le salon vous savez, et je dois prévenir Indira dès que nous aurons des nouvelles. Prenez le temps de vous changer du coup si vous ne faites pas de sport aujourd'hui, termina Sangoku avec un large sourire plein d'encouragements tandis qu'il se grattait le dos.

Salomé ne répondit pas mais rajouta « irritant » à la liste des qualificatifs pour Sangoku. Ensuite elle se leva et ouvrit le frigo, il ne restait pas grand-chose : un bon kilo de carottes, des pots de toutes sortes de condiments, un morceau de gingembre et une brique de jus de pomme entamée. Dans le placard elle prit une boite de lait de coco et du curcuma et partit chercher une échalotte dans le cellier. Elle connaissait la place de chaque chose dans la cuisine de sa tante. Bien avant de partir apprendre la cuisine dans une grande école parisienne et de se faire houspiller durant ses stages par des chefs de partie dont le melon avait largement dépassé la taille d'une pastèque, Salomé avait découvert le plaisir de préparer à manger dans cette cuisine. Elle pela, éplucha, éminça et hacha les ingrédients, fit revenir l'échalote et le gingembre dans de l'huile avant d'ajouter les carottes en morceaux pour les faire dorer puis le curcuma et laissa le tout mijoter à feu doux avec un demi-litre d'eau. Elle profita de ce moment pour aller se changer.

Le plus agaçant c'est qu'en soit Sangoku avait raison : il était absurde et limite inconvenant de s'habiller en total look Décathlon alors qu'on n'a plus pratiqué le sport depuis la classe de terminale. Le leggin noir et le sweat-shirt gris qu'elle portait depuis la veille au soir étaient adaptés pour aller courir sur la plage, mais pour le reste c'était tout simplement un scandale vestimentaire. Salomé fit aussi le constat qu'en plus de ne pas utiliser ces vêtements à bon escient, elle était très loin d'avoir un corps de marathonienne. Pas de sport, un régime pains au lait/confiture d'abricots pendant quelques années et ses formes débordaient désormais du lycra. Elle ressemblait à une coach de fitness des 90's en fin de droits Pôle Emploi.

Salomé emmena un jean et un t-shirt acheté ailleurs que dans une grande enseigne spécialisée dans le sport dans la salle de bain et entreprit de se donner une allure fraîche et propre. Pour la bête de mode, on reverrait ça l'an prochain. Elle attacha ses cheveux dans une queue de cheval serrée et traversa l'appartement pour descendre au jardin. En passant devant le salon elle surprit Sangoku en train de travailler ses abdos, concentré sur le décompte. Salomé se dit que sa tante commençait peut-être à perdre un peu la boule pour embaucher ce genre de type, il avait plus sa place dans une salle de musculation que dans un salon de thé.

Le petit jardin de simples d'Esther était toujours aussi bien entretenu, les parfums des plantes se mélangeaient dans une belle harmonie grâce à la chaleur du soleil. Elle coupa quelques feuilles dans le bouquet de coriandre, prit une feuille de mélisse juste à côté, la mastiqua et se fit la réflexion qu'une tisane ne serait pas une mauvaise idée à son retour de l'hôpital. Elle en prit un brin ainsi qu'une petite tige de menthe poivrée. De retour dans la cuisine, Salomé éteignit le feu sous les carottes et mixa le tout jusqu'à obtenir une texture fine et crémeuse, elle dégoupilla la boite de coco pour en prélever 10 cl et les ajouter à sa préparation. Au fond du placard du haut, la jeune femme récupéra une boite en plastique avec un couvercle et la remplie de soupe. Elle plaça un bol et une jolie cuillère dans un sac en tissu et les feuilles de coriandre rincées soigneusement enroulées dans du papier absorbant, à la dernière minute elle y ajouta trois sablés de la veille.

Salomé récupéra son sac et son manteau accrochés dans l'entrée et s'apprêtait à enrouler l'écharpe autour de son cou lorsque Sangoku réapparu, en sueur dans l'encadrement de la porte du salon.

— On y va ? J'ai le temps de prendre une douche ?

— Non, s'indigna Salomé, j'y vais. Vous n'avez donc rien d'autre à faire ? Vous n'avez pas de chez vous ? D'amis ? De famille ? Vous n'allez pas passer votre temps à me surveiller entre deux séances d'abdos-fessiers, si ? Je vais voir ma tante SEULE. Je ne manquerai pas de vous donner des nouvelles à mon retour si vous me laissez un numéro de téléphone, mais laissez-moi respirer deux secondes s'il vous plait.

— Ou... Oui, oui bien-sûr je comprends, répondit le jeune homme avec un large sourire. Je vous laisse ça sur la table du salon. Saluez Esther pour moi, je vais vous laisser vous reposer si vous n'avez plus besoin de moi alors.

Sans répondre, Salomé prit ses sacs et marcha d'un bon pas pour rejoindre sa voiture. Lorsqu'elle s'installa au volant, elle se sentit un peu mal à l'aise d'avoir rabrouer d'un ton sec le fan de fitness qui l'avait accueillie avec gentillesse. Elle chassa ses remords et démarra sa voiture après avoir réajusté ses lunettes. Sa tante avait besoin de réconfort, d'une bonne soupe chaude et elle, de quelques éclairages sur la situation.

Ingrédients

Vous avez dû mal lire le chapitre il me semble...

Tour de main

Vous vous fichez un peu du monde mais voici les dernières clefs :

Parsemer l'assiette chaude avec quelques feuilles de coriandre fraiches. Pour obtenir plus de confessions, déposer le lait ce coco à la dernière minute dans chaque assiette : vos convives se mettront à table au fur et mesure qu'ils touilleront pour mêler le blanc et le vert à l'orange.

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top