Chapitre 6

Voilà trois semaines que je n'ai pas pu voir Percée. Autant dire qu'il s'agit là d'un cauchemar que je vis au quotidien. Allongée dans mon lit, je ne suis même pas en mesure de récupérer ma tablette pour tenter une visio avec elle. Quoique, à bien y réfléchir, je ne suis même pas sûre que j'ai envie qu'elle me voit ainsi.

"Bonjour mademoiselle. Vous vous sentez mieux ?"

Ma bouche est pâteuse, mon corps faible et mes yeux parviennent à peine à rester ouverts. Je rêverais de lui lancer une pique pour lui faire remarquer que sa question est inutile mais je n'y arrive pas. C'est peut-être aussi parlant finalement.

"Je vais vous donner un verre d'eau avec vos médicaments. Mais avant, on va se redresser. Je vous aide, pas d'inquiétude."

Je n'ai pas le temps ni la force de protester mais, alors que ses bras s'enroulent autour de mon torse, je sens la nausée me prendre. Est-ce son contact ou une réaction à la maladie, je ne saurais dire. Pourtant, les faits sont là.

Encore trop faible pour me pencher sur la bassine au bord, je rends le maigre contenu de mon estomac sur la blouse de la doctoresse. La honte s'empare de moi et les larmes coulent. Je ne suis plus que l'ombre de moi-même et c'est horrible à vivre. 

"Juste le temps d'avaler le cachet et je vous allonge. Courage."

Avaler le verre d'eau relève du parcours du combattant et redescendre sur mon oreiller m'arrache une grimace de douleur. Le souffle court, je ne sais pas combien de temps il va me falloir pour m'en remettre.

En face de mon lit, derrière la vitre, je peux voir les visages inquiets de papa et maman. Je m'en veux de leur imposer cette vision mais, après tout, ce n'est pas réellement de ma faute si je suis là.

"Qu'est-ce qu'elle a docteur ? Personne ne nous laisse approcher et on ne nous donne aucune nouvelle.

-Une épidémie court en ce moment dans la Station. C'est le premier cas depuis quarante ans et il nous faut le gérer. Votre quarantaine n'a rien donné mais votre fille, elle, a contracté le virus, tout comme certains de ses camarades. Au total, ce sont une centaine de personne que nous tentons de soigner mais cela prend du temps.

-Est-ce que c'est le retour de la maladie ? Vous savez celle... Celle...

-Non il s'agit là d'une mutation de grippe. On ne sait pas pourquoi elle est apparue mais nos systèmes immunitaires sont un peu faibles dans cet environnement stérile. Aliénor est jeune, elle s'en remettra."

Je n'entends pas la suite de la conversation, mon cerveau refusant d'enregistrer plus d'informations. Petit à petit, mes paupières se ferment à nouveau et je me laisse doucement porter vers l'inconscience du sommeil. À moins que ça ne soit celle du médicament que je prends et qui a pour but de me soulager. C'est performant parce qu'au moins, lorsque je dors, je ne souffre pas.

Quand mes yeux s'ouvrent à nouveau, il fait nuit. Enfin, c'est une façon de dire puisque ce vaisseau ne connaît aucune réelle différence. Le seul moyen de repère que nous avons sont les néons du couloir qui, à l'heure actuelle, sont éteints.

Le silence du vaisseau me permet de faire de l'ordre dans mes pensées mais celles-ci en décident autrement. Aussitôt, je revois le visage de Percée et j'entends à nouveau notre dernière discussion.

"Tu penses qu'on sera heureuse plus tard ?

-Si tu es là, je le serais toujours.

-Enfin Ali, je parle du jour où tu auras ton mari. Qu'est-ce que tu lui dirais ?

-Rien, parce que je n'en aurai pas. Percée, c'est toi que je veux et tu me suffis amplement."

Au sommet de notre arbre, alors que nous touchions désormais le dôme, je l'ai embrassé. Au début, c'était doux et hésitant, comme si elle risquait de disparaître ou de se briser à mon contact. Et puis, petit à petit, notre baiser a pris en confiance et en intensité. Elle ne m'a pas dit qu'elle m'aimait et pourtant, à cet instant, je le savais. Les mots semblaient presque de trop.

Nous séparer a été un déchirement, je me sentais enfin complète alors qu'elle était contre moi. Quand elle se replaça sur la branche, je ne résistais pas et passais un bras autour de ses hanches pour la garder à proximité. Tant que l'alarme ne retentissait pas, elle resterait près de moi.

"Tu sais que ce ne sera pas possible ?

-On a encore le temps."

Je ne lui ai pas dit que je l'aimais. Allongée dans la pénombre, à peine capable de définir si la mort veut de moi ou pas, je regrette. Peut-être que je n'aurais plus jamais l'occasion de la revoir, de la serrer contre moi et de lui dire à quel point elle est importante.

Je tente de me retourner pour prendre ma tablette mais mon corps hurle de douleur. Je maudis cette grippe qui m'affaiblit ainsi.

Mais le mental a raison sur le corps et je réussi, à bout de doigt, à la toucher pour m'en saisir. Dans un dernier effort, je reprends ma position initiale, ma tablette face à moi.

La lumière m'aveugle alors que je touche l'écran pour activer le système. Mon fond d'écran apparaît, une photo de Percée et moi au sommet de notre arbre avec les étoiles pour arrière-plan. La photo dont aurait rêvé les terriens avant que l'épidémie ne se répande. Pour nous, c'est un quotidien dont certains ne parviennent pas à se réjouir. J'avoue ne pas savoir dire si cela m'enchante ou non.

Une fois mes yeux adaptés, j'ouvre l'interface de communication avant d'ouvrir celle de papa et maman.

Je vous aime et je suis
désolée pour la peur que
je répands autour de moi

Il n'y a pas besoin de plus, tout est dit.

J'aurais parié sur le fait qu'ils dormaient mais j'ai fait une erreur. À croire que mon état les préoccupe trop pour dormir.

Maman
Tu n'es coupable de
rien.
On t'aime ma chérie et
on revient demain à la
fenêtre.

J'ai hâte de les voir en espérant que, demain, je ne sois pas assommée par les médicaments. J'ai déjà manqué bien trop de jours.

Papa
L'appartement est bien
vide sans toi. Même le
canapé cherche ta
présence.
On se retrouve vite
mon bébé

Les mots de mon papa finissent de faire monter les larmes alors je prends la décision de quitter la conversation. Après tout, peut-être que mon message aura eu le mérite de les rassurer pour qu'ils puissent dormir.

J'ouvre maintenant la conversation avec Percée. Celle que je redoute le plus. Nos derniers messages concernent la présentation que l'on devait préparer pour la semaine dernière. Exercice qui n'a toujours pas eu lieu à cause de l'épidémie.

Hey...

Je suis désolée de ne pas
pouvoir te voir mais c'est
mon premier moment de
lucidité

Je voulais juste te dire que

Que je

Je vois aussitôt un petit "vu" apparaître avant de repérer les trois petits points de suspension qui m'indiquent qu'une seule chose. Une réponse. Je me demande ce qu'il peut se passer sur la Station pour maintenir tout le monde éveillé. 

Il faut dire qu'une pandémie est assez rare et peut-être que l'espace confiné inquiète le plus grand nombre. Et je ne peux que le comprendre quand je vois mon état mais aussi le défilé macabre auquel j'assiste chaque jour avec horreur. Parfois, quand mon corps ne répond plus de rien, j'ai peur à l'idée que ce soit finalement mon lit qui finisse par passer ces portes.

Percée
Je ne veux pas le lire. Si
tu dois m'avouer quelque
chose d'aussi important
alors j'attendrais de te
revoir. J'essaierai de
passer à l'infirmerie
demain après les cours.
Repose-toi bien

Je soupire, incapable de lui dire que, si cela se trouve, je ne serais jamais en mesure de lui dire. Je vais bien actuellement mais est-ce que cela durera ?

Finalement, la fatigue a raison de moi et je laisse tomber ma tablette sous mon oreiller avant de me blottir en boule sous le drap. J'aurais souhaité dormir en paix mais finalement, c'est impossible. Quand je parviens à reprendre conscience le lendemain matin, je suis trempée de sueur et je tremble.

"Calme toi ma belle. Je suis là, papa et maman sont derrière la vitre et ton état s'améliore chaque jour. Respire et on va se lever pour faire quelques pas."

Toutes deux, nous parvenons à me faire quitter le lit pour esquisser quelques pas dans l'allée, passant devant chaque lit. L'infirmerie est une succession de petites chambres desservies par un grand couloir. Celui-ci ne communique pas avec celui dans lequel mes parents attendent, mesure prise depuis que la maladie s'est déclarée.

Mes pas sont hésitants car mes muscles ont quelque peu perdu la sensation de marcher. Pourtant, bien que ma tête tourne au début, je finis par m'adapter et prendre du plaisir à changer d'air. Enfin, psychologiquement parce que celle-ci est la même depuis des années.

"Tu as désormais des draps propres et secs, allonge toi et je reviendrai à midi pour t'apporter un repas. N'hésite pas à utiliser ta tablette pour communiquer ou regarder quelque chose pour te distraire."

En forme grâce à cette petite marche, je parviens à rester éveillée assez longtemps pour regarder un dessin animé, envoyer quelques messages à ma famille avant que l'heure du déjeuner ne sonne.

***

Finalement, il m'aura fallu plus d'un mois entre le moment où je suis tombée de fatigue à l'école et celui où j'ai enfin pu quitter l'aile médicale de la Station. Je ne suis plus qu'un corps décharné qui tente difficilement de reprendre du poids mais l'essentiel est ailleurs. L'épidémie parvient peu à peu à se calmer et je peux enfin retrouver les bancs de l'école où m'attend Percée.

À ma grande surprise, ni elle, ni son père n'ont contracté le virus. Je ne comprends pas trop comment c'est possible mais j'ai préféré la voir et discuter avec elle par la fenêtre plutôt que de l'imaginer étendue sur un lit semblable au mien et dans un état tout aussi inquiétant.

Après une journée d'école, mille fois plus agréable que celles que j'ai pu passer sur un lit, je rejoins la section agro avec mon amie. Quelques minutes de plus et nous sommes au sommet de notre arbre, son corps contre le mien et nos regards perdus dans l'immensité de l'espace.

"C'est sûr que tu vas mieux ? Tu ne retourneras pas à l'infirmerie ?

-Je suis en parfaite santé et prête à reprendre ma vie. Je veux en profiter à cent pourcent, vivre pour tous ceux qui n'ont pas survécu à tout cela.

-Je... Je suis venue te voir quelques jours après que tu sois tombée en cours. J'ai... J'ai eu très peur en te voyant délirer, vomir et te tordre de douleur. J'ai tenté d'oublier mais c'est plus fort que moi."

Je la serre contre mon cœur, incapable d'imaginer la vision qu'elle a pu avoir. Je comprends même qu'elle ne soit pas parvenue encore à l'oublier. Pourtant, je veux qu'elle passe au-dessus, qu'elle pense à nous.

"Je suis là maintenant. Et j'ai besoin de vivre réellement, à commencer par cela."

Prenant doucement son menton entre mes doigts, je tourne son visage vers moi pour l'embrasser délicatement. Son odeur remplace celle du désinfectant qui a envahi mon nez pendant des semaines. Son corps réchauffe le mien bien plus efficacement que les couvertures élimées de la section médicale. Nos souffles se mélangent parfaitement et je me sens parfaitement à ma place.

"Maintenant que je suis là, sache que je t'aime Percée. Et je sais que nous deux, ce n'est pas le meilleur que la Station puisse espérer mais je m'en moque. Il nous reste encore un peu de temps pour faire évoluer les mentalités et s'il le faut nous vivrons cachées. Je t'aime Percée Marchand. Je t'aime plus que mes romans, que le poisson ou que les pâtes de pommes. Je sais que mes comparaisons sont tristes mais la vie dans la Station est limitée et...

-Moi aussi je t'aime Aliénor Richard. Et qu'importe les contraintes, je vivrai notre parenthèse jusqu'au bout."

Je l'embrasse à nouveau avant que nous ne discutions de nos longues semaines séparées. Rien ne nous fait bouger de notre branche jusqu'à ce que l'alarme ne vienne vibrer dans nos tympans. Le temps d'un dernier baiser et nous nous séparons. Pourtant, je sais aujourd'hui que ce n'est que temporaire, nos cœurs s'aiment trop pour que cela ne dure.

>>>🛰️<<<

Chapitre difficile pour Aliénor mais mignon aussi. Qu'en avez-vous pensé ?

Quoiqu'il en soit, je vous souhaite une bonne fin de journée et bon courage pour votre semaine.

À très vite 😜

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