Je tourne en rond autour de l'Eden, tentant d'échapper à maman qui cherche à m'attraper. L'horloge digitale sur le mur affiche dix-huit heures et je vais devoir laisser tomber la course-poursuite pour rentrer chez nous avant que la patrouille ne nous en donne l'occasion.

Je prends désormais le chemin de l'appartement, courant dans les couloirs comme une folle, ne prêtant pas attention aux personnes qui peuvent bien se promener. Du haut de mes douze ans, je distingue des visages mais l'essentiel se compose de jambes et de bustes. Tous sont habillés dans ces mêmes tons de gris, atteignant parfois les excès. Les t-shirts noirs et blancs sont réservés à l'Élite, je n'en compte que très peu par conséquent.

Avant que maman ne me rattrape, je pousse la porte de notre logement pour foncer dans les bras de papa. Comme chaque soir, il est prêt pour que je puisse lui faire un câlin. Ce manège bien rodé me rassure, me donne l'impression que j'ai le contrôle de ma vie, qu'importe si je sais que mes parents font toujours exprès de perdre contre moi.

"Alors ma princesse, comment vas-tu ce soir ?

-Super bien. À l'école, on a commencé à étudier la Terre. Tu y as déjà vécu toi ?"

Un éclair de tristesse traverse son regard alors que je tente d'identifier ce qui a bien pu le déranger. Le professeur est bien plus jeune que lui alors je peux avoir le droit de douter.

"Seul mon arrière-grand-père y a vécu. Et il avait les mêmes initiales que toi et moi."

A. R.

Armand Richard, mon ancêtre.

Anatole Richard, mon arrière-grand-père.

Auguste Richard, mon grand-père.

Alix Richard, mon père.

Quand je suis née, mes parents espéraient un garçon pour pouvoir m'appeler André Richard et maintenir notre héritage. Pourtant, quand le médecin leur a annoncé une fille, ils n'ont pas hésité longtemps. Quelques mois plus tard, je venais au monde.

Aliénor Richard.

Mes professeurs me répètent sans cesse que je ressemble beaucoup à cette reine de l'ancien temps. Même prénom que moi. Et son fils, le même nom. Je ne connais pas son histoire mais je sais que je veux me renseigner plus tard. Quand je serais en mesure de comprendre les livres des grandes personnes.

"Regarde ce bracelet. Le A et le R ont été gravés sur Terre. Quant au dessin de la feuille, c'est papi qui l'a fait faire lorsqu'il a hérité du bracelet. Il me l'a donné il y a deux semaines, avant qu'il ne rejoigne le Soleil. Et moi je ferai de même."

Je plonge dans les bras de mon père pour le serrer contre moi alors qu'il accroche le bijou à son poignet. Je me promets que plus tard, je le rendrai fière de moi. Je ne sais pas comment mais je le ferai.

"Et voilà ma chipie. Demain ce sera à ton père de jouer avec toi à l'Eden. Mais avant ça, la douche et les devoirs."

Maman est toujours calme, je ne l'ai jamais vu s'énerver. Et je ne le veux pas. Alors je fonce dans la petite pièce que l'on appelle la salle de bain. Une petite douche et un évier, rien de plus. Je jette mes vêtements dans le sas de décontamination afin de pouvoir les récupérer propre à la fin de ma douche. Je les poserai au bout de mon lit pour demain. Dans le placard, je récupère ma serviette et mon pyjama que je pose sur le rebord du lavabo.

L'eau tombe doucement sur moi et je récupère les produits pour pouvoir me laver. Quand le minuteur coupe l'eau, je m'empresse de me sécher avant d'avoir froid. Deux pas pour quitter la pièce. Deux autres pour traverser le minuscule couloir et je suis dans ma chambre. Un lit en hauteur et un bureau en dessous. Pourtant le plus beau spectacle s'offre à moi. Depuis ma fenêtre, je peux admirer la Terre dans son intégralité. Celle-ci offre un spectacle de vert, de bleu et de blanc intense. Je ne me lasse jamais de l'observer.

"Alors ma puce ? Quels sont les devoirs de ce soir ?

-Connaître les différents métiers de la station. C'est facile.

-Alors allons-y. Que font les ingénieurs ?

-Ils s'assurent que les différents systèmes fonctionnent bien, les réparent et en créent de nouveaux. Ils sont souvent avec les informaticiens qui surveillent comme eux mais pour le numérique.

-Et les bureaucrates ?"

Celui-là est plutôt facile. Papa fait partie de cette strate. C'est grâce à lui que nous avons un logement qui ne soit pas parmi les plus mauvais.

"Ils surveillent l'administratif et la comptabilité. Ils ont la capacité de gérer la vie de la station, de notre naissance à notre mort.

-Les médecins ?

-Soignent les gens, préviennent les épidémies et suivent les grossesses."

Je ne suis pas encore assez âgée pour comprendre en quoi les grossesses sont importantes pour la station mais je sais qu'il s'agit d'un point crucial.

"Ce n'est pas si mal. Les agriculteurs ?

-Ils font pousser des céréales et des plantes pour nous nourrir. C'est aussi eux qui s'assurent que l'Eden ne meurt pas sur la place centrale.

-Vive les agriculteurs alors. Les astronautes ?

-Sortent dans l'espace pour réparer les possibles dégâts sur la Station.

-Les communicateurs ?

-Font en sorte que chacun puisse se contacter mais aussi tente de communiquer avec la Terre.

-Et les ménagers ?"

Son regard s'attriste mais je tente de faire bonne figure. Maman n'a, comme tout le monde, pas eu le choix de son rôle. Cependant, je sais qu'elle voulait être dans la communication mais ses résultats n'étaient pas bons. Je ne l'entends jamais se plaindre, en tout cas, elle n'a pas conscience que je suis au courant.

"Ils font le ménage des lieux communs et de certains logements si on fait appel à eux. Les gens trouvent qu'ils ne valent rien mais sans eux, il serait difficile pour la station de fonctionner sereinement. Il existe aussi les professeurs, ils nous donnent des cours et sont aussi des scientifiques."

Elle sourit de fierté alors que je dépose un baiser sur sa joue. Plus jeune, je me suis déjà battue avec des enfants qui répétaient que ma mère n'était qu'une bonne à rien. Ma réputation de casse-cou vient de là mais j'en suis fière.

"Et quel rôle as-tu oublié ?

-Les sécuritaires ! Cette section regroupe les gardes et leurs supérieurs. Leur rôle est de veiller à notre sécurité, aussi bien le jour que la nuit. Ils font des rondes, surveillent les échanges et punissent ceux qui fautent.

-Tu as bien appris ta leçon et tu es prête à comprendre notre monde. Là-dessus, papa a préparé la ration de ce soir alors à table."

Mon estomac gargouille à l'idée de manger une purée de soja et du jus de viande synthétique. Dans les romans que je lis sur ma tablette, tout cela est un crime d'être classé dans la catégorie repas tant il s'agit de quelque chose d'horrible. Je ne peux que les croire parce que pour moi, il s'agit de la seule chose que je mange et je ne le plains pas.

Quand le repas est avalé et que papa annonce la séance de projection, je me pelotonne tout contre eux sur le canapé pour avoir chaud. Papa a choisi un vieux dessin animé avec une princesse. C'est Vaiana, un de mes films préférés.

Quand l'heure du couvre-feu sonne, le film est à moitié avancé mais papa et maman m'autorisent depuis cette année à le finir. L'année prochaine, j'aurais le droit de me coucher dix minutes plus tard pour pouvoir lire un peu avant de dormir.

"Aller au lit, demain sera une autre journée."

Un baiser sur chaque joue et je cours rejoindre mon lit. Sous la couette légère, je retrouve Alfred, le nounours de la famille. Il aurait dû être détruit pour devenir un nouveau vêtement mais mon ancêtre ayant été Président de la Station, il a obtenu à ce que chaque famille garde une peluche pour les enfants du foyer.

L'alarme de fin du couvre-feu retentit dans le couloir à sept heures chaque matin. C'est l'occasion pour les logements les moins bien insonorisés de ne pas utiliser de réveil matin. Papa et maman ne la loupent jamais et entrent toujours dans ma chambre pile dix minutes après. C'est alors que l'on mange, s'habille et se sépare devant la porte pour alors rejoindre nos occupations respectives.

Papa va retrouver son bureau qui fait face à celui d'un de nos amis. Ensemble, ils analyseront les données de la Station comme la consommation d'eau, de nourriture, le nombre de personnes dans notre refuge, les habitudes. Une fois par an, ils peuvent même analyser les résultats du Concours, examen qui définira notre avenir.

Maman va rejoindre l'entrepôt et récupérer un chariot rempli de flacons dont je ne connais pas les noms. Elle nettoiera la place de l'Eden, l'école, les laboratoires, les bureaux et la salle de sport. Je pense qu'il existe d'autres pièces mais aucune que je connaisse actuellement.

Quant à moi, je rejoins l'espace école. Un couloir avec une dizaine de pièces représentant nos différents niveaux d'études. La première rassemble les trois premières années où nous apprenons quelques bases comme les couleurs, les noms, les chiffres ou les bonnes manières. Ensuite, deux ans durant lesquels nous apprenons à lire et à écrire. Entre conjugaison et multiplications, les bases sont importantes à connaître. Ensuite chaque classe dure un an, jusqu'à l'ultime où, durant deux ans, nous préparons le Concours. Il n'y a qu'une session tous les deux ans et il est parfois possible de la faire dès la première année, d'autre fois à la troisième. Cette liberté doit nous donner les meilleures chances et chaque échec est donc sévèrement puni. Moi, je suis en sixième classe et c'est pourquoi nous nous intéressons un peu plus précisément à notre environnement, la Station, notre Histoire et la Terre.

"Chacun sa place. Les fichiers sont sur vos tablettes et se découvriront dès que vous serez tous installés."

Je rejoins ma table où je suis habituellement seule. Sauf aujourd'hui. Une brune est assise à côté de moi, elle semble perdue.

"Tu viens d'où ?

-Du niveau cinq. Monsieur Alain pense que je suis prête pour sauter une classe alors je suis ici. Mais je n'ai pas révisé, je ne savais pas.

-Ne t'inquiète pas. Si madame Simons te fâche, je te défendrais. Mais si tu es aussi douée que tu le dis, tu sauras répondre aux questions sur la station."

Elle me sourit sincèrement avant de plonger le nez sur sa tablette, le contrôle venant de commencer. Les questions me semblent simples tant les réponses me viennent facilement. Cela semble être aussi le cas de ma voisine que je ne vois pas s'arrêter. Devant moi, plusieurs de mes camarades ont le nez en l'air, cherchant sûrement dans ce plafond de métal, une réponse à l'interrogation voire même le sens de leur vie.

Il ne me faut pas une heure pour venir à bout du test et je suis autorisée à sortir le temps que les autres finissent. Seule dehors, je recompte les vis dans le sol, comme je le fais à chaque fois que j'attends.

Cinquante-trois.

Le nombre reste identique.

"J'ai trouvé le test facile. Et toi ?"

La nouvelle vient de sortir de la classe et de s'asseoir à côté de moi. Comme j'avais cru le deviner, le contrôle ne lui a posé aucun souci.

"Moi aussi je pense avoir réussi."

Un silence s'installe alors que j'attends que les secondes filent pour pouvoir retrouver ma place dans la salle.

"Je m'appelle Percée et toi ?

-Aliénor.

-C'est mignon.

-Merci."

Ce jour-là, alors que je sortais d'un contrôle sur l'organisation de la station spatiale qui nous sert de maison, je rencontrais pour la première fois Percée Marchand. Je ne lui ai pas adressé beaucoup de mots et pourtant, c'est dès cet instant que nous nous sommes liées. Mon âme d'enfant avait trouvé une nouvelle camarade de jeu tandis que la sienne échappait à la solitude qui pouvait la frapper lors de son arrivée dans un nouveau groupe.

Si j'avais su ce qui m'attendait, j'aurais détourné la tête de sa tablette qui se posait sur la table. Si j'avais su, je ne l'aurais pas regardée, je n'aurais pas répondu à sa question et je n'aurais pas fait l'effort d'être gentille.

Si j'avais su, je me serais blindée dès le début pour ne pas souffrir.

Mais je ne l'ai pas su.

Et j'ai souffert.

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Hey !

Un réel premier chapitre pour vous présenter Aliénor et la Station. Une petite mise en ambiance en espérant que vous accrocherez avec mon univers.

À la semaine prochaine !