L'espace d'un instant

Cela fait peut-être une minute, ou une heure, un jour, une semaine, un mois. Un an.

Cela fait peut-être longtemps que ses yeux sont clos, volets oubliés d'une maison abandonnée.

Cela fait peut-être longtemps que l'obscurité règne lorsqu'une lumière, ténue, une flamme dansante, soudain valse à l'extérieur pour ourler les paupières de rouge cinabre.

Des chuchotis résonnent alentours.

Les chuchotis, c'est trop aigu, crissant, elle l'a toujours pensé.

— Pourquoi cette bougie ?

— Pour ne pas la brusquer. Trop de lumière d'un coup l'effraierait.

— Il y a autre chose, n'est-ce pas ?

Un léger silence ; une hésitation.

— Elle dormait toujours avec une bougie parfumée, que je rallumais pour la réveiller.

Le bruissement feutré d'une écharpe lors d'un hochement de tête crépita dans l'air saturé de silence.

— Elle est déjà éveillée, tu ne crois pas ?

La voix excède le murmure, c'est trop. Ses mains s'envolent vers ses oreilles, qu'elle bouche sans ouvrir les yeux.

 — Visiblement.

— Tu m'entends ?

Oui. Oui, elle l'entend. Mais elle voudrait, si fort, repartir.

Reprendre son rêve.


La Lune et les papillons sont la seule source de lumière. La Lune brille sans Soleil pour l'éclairer, car le Soleil n'est pas - plus ? Sans  passé, pas de réponse - là. Les papillons-lanternes font voler des éclats bleutés sur le chemin.


— Il faudrait peut-être la laisser se réveiller entièrement seule.

— Après deux ans ? C'est hors de question. Je veux tenter ma chance. Cela fait trop longtemps, une éternité, que je me sens coupable de ne rien faire. J'ai le sentiment de l'abandonner.

Son visage reste imperturbable, et pourtant, à l'intérieur, c'est la tempête. Trop de sons, de lumière.

Trop de présences.

Ses mains se relâchent un peu, elle essaie de repartir. Peine perdue. Mais cela eut au moins le mérite de faire partir l'un des deux hommes, encouragé par l'autre qui murmurait « Elle s'est rendormie. Va te reposer, toi aussi, tu as besoin de sommeil. Je t'appellerai s'il se passe quelque chose. »

Lorsque les bruits de pas se furent estompés dans le silence, l'homme qui restait commença à parler.

— Je pense que je sais ce que tu vis. Vraiment. Ce voyage n'a pas été de tout repos, pour personne. Sur toi, il a eu cet effet. Ce sommeil comateux, cette présence effacée... On pourrait croire que tu as rapetissé. Tu nous manque tous, ton père le premier. À moi aussi.

Il y eu un silence, assourdissant.

— Tu ne veux pas ouvrir les yeux ? Je sais que tu ne dors pas. Je sais que tu m'entends.

Silence.

— Peut-être que tu n'es pas réveillée... 

Silence.

— Dans ce cas, cela change tout. Il faut du courage, pour revenir d'un coma pareil. Peut-être que tu n'es pas si courageuse que cela.

— Je vous interdit de dire ça.

Ses yeux s'étaient ouverts comme un fenêtre qu'on tire. Brusquement.

— Je me laisse insulter de tous les noms, je leur prête même parfois raison, s'ils sont justifiés. Celui-là ne l'est pas. Pas après... tout cela. Je refuse qu'on me dise que je ne suis pas courageuse, entendu ?

— Entendu.

Elle pouvait sentir le sourire dans sa voix. Il avait gagné.

— Où est mon père ?

— Il se repose.

— Je sais. Mais où est-il ?

— Je ne sais pas exactement, mais tu ne pourras le voir que plus tard.

— Pourquoi ?

— Parce que.

C'était un véritable dialogue de sourds.

— Dors.

— Non.

Un nouveau silence, embarrassé.

— J'ai assez dormi comme ça.


***


— Que s'est-il passé ?

— Je ne peux pas répondre à ta question.

— Que s'est-il passé ?

— Et la répéter ne servira à rien.

— Pourquoi ?

— Parce que ça ne me fera pas répondre.

— Non, pourquoi ne pouvez-vous pas répondre ?

— Parce que je l'ignore moi-même.


— D'accord.


***


La fillette semblait plus minuscule que jamais. Cheveux noirs, chemise noire, lit blanc, démesurément blanc, aseptisé.

Son occupante semble passer sa langue sur ses dents, tordant sa bouche.

— Que fais-tu ?

— Je tourne - j'essaie de tourner ma langue sept fois dans ma bouche comme me l'a dit papa. Mais c'est difficile.

L'homme rit.

— Tu peux arrêter. Pose-moi ta question.

— Pourquoi n'avez-vous pas d'yeux ?

— J'en ai.

— Pourquoi n'avez-vous rien dans les yeux ?

— J'avais compris ta question. Pourquoi n'ai-je pas de pupille, tu veux dire ? 

— Oui.

— Parce que le voyage que nous avons fait a eu des conséquences désastreuses sur tout le monde, parfois sous forme physique, parfois mentale. Pour toi, c'était mental. Pour moi, c'était physique.

— Vous êtes aveugle ?

— Non.

— D'accord.


***


Elle a réussi à repartir.
Elle se contente de marcher. Son chemin semble sans fin, elle sent la terre sous ses pieds, les grains qui glisse entre ses orteils. Elle paraît si minuscule sous les arbres si grands...


— Elle n'a pas bougé ?

— Non.

Pourquoi ce mensonge ?

Pourquoi est-il revenu ? Sans lui, elle restait dans ce rêve.

Était-ce un rêve ?

Peut-être.

Peut-être pas.

Quelle importance ?

Elle veut repartir.



***


La litanie de mots est continue. Il ne cesse pas, elle voudrait qu'elle le fasse. Parfois, il raconte une histoire, inconnue ou habituelle. Parfois, il dit combien il est triste sans elle, et parfois il essaie de raconter le bonheur...
Cette histoire-là sonne faux.

Le voyage l'a changée, elle s'en rend compte. D'habitude, elle aurait voulu l'écouter. D'habitude, elle aurait voulu qu'il reste, pour toujours. D'habitude, elle l'aurait prié de la tirer de là.

D'habitude.

A-t-elle eu une habitude, un jour ?

D'habitude...

D'habitude ?

Ce mot a perdu tout son sens, une fois répété. Une litanie de syllabes, sans plus.

Il a perdu son sens, tout court.


Elle referme les yeux, et retourne au près des des papillons-lanterne.

Pour la première fois de sa vie, elle s'était sentie belle.

L'espace d'un instant, elle s'était vue vivre.

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top