8 - Alexandre
Mathis s'approche du portillon et appuie sur la sonnette.
Nous sommes face à une grande maison à l'aspect riche. Je suis entourée de Sasha, Mathis et Amelia. Les autres membres du groupe sont déjà à l'intérieur, d'après les messages qu'ils nous ont envoyé.
Quelqu'un du lycée organise une soirée, et je crois qu'il y a convié une bonne partie des terminales. Je ne sais même pas chez qui on est... Je regarde rapidement la boîte aux lettres avant d'entrer dans le jardin : famille Toubant. Ce nom ne me dit absolument rien. Tant pis. Je ne suis pas ici pour sympathiser avec l'organisateur mais pour m'amuser un peu.
Nous entrons. La fête bat déjà son plein : la musique retentit avec force dans les enceintes, et des bouteilles de bières s'échangent avec des éclats de rire.
Nous marchons jusqu'à la maison. Elle est déjà bondée. Des dizaines de lycéens sont entassés sur le canapé du salon. Des couples s'embrassent à pleine bouche dans les coins, et un groupe de filles se trémousse sur la piste de danse au son de la musique.
Amelia attrape la main de Mathis et l'entraîne dans la foule sans donner d'explication. Je me tourne vers Sasha, perplexe.
– On fait quoi ? demandé-je en hurlant pour me faire entendre malgré le bruit ambiant.
Pour toute réponse, Sasha hausse les épaules. Il se retourne. Je suis son regard : le bar est au fond de la pièce.
Sans nous concerter, nous tentons de nous frayer un chemin parmi les lycéens pour réussir à atteindre les boissons. J'attrape une bière tandis que Sasha se sert un verre de Coca. Il commence toujours soft mais, quand il est bourré, c'est quelque chose... Je souris en y repensant. Visiblement, lui aussi s'en souvient car il jette un regard de dédain aux verres d'alcool posés sur la table.
Nous repartons en sens inverse et décidons de monter à l'étage pour visiter un peu cette belle et immense maison.
En haut, nous trouvons une mezzanine en face de laquelle trône une télévision allumée sur un jeu vidéo. Assis sur le matelas, un groupe de garçons joue en parlant et en riant fort, sous l'œil attentif de quelques filles trop maquillées.
Nous poursuivons notre chemin dans le couloir. Une rangée de portes s'alignent alors face à nous. L'une d'elles est entrouverte. Des bruits d'origine douteuse en jaillissent. Sasha et moi nous regardons, amusés.
Plus loin, plusieurs personnes sont assises sur un canapé dans une pièce plus grande que ma cuisine à elle toute seule. Une autre télévision, avec d'autres gars qui jouent à ce qui semble être GTA, occupent la majeure partie de l'espace.
Sasha et moi ne nous arrêtons pas. Au bout du couloir, dans une chambre plus grande que toutes les pièces que nous avons visitées jusque-là (ce qui n'est pas rien), nous trouvons Ava et Chloé assises sur un lit, en grande conversation avec d'autres lycéens. L'une d'entre eux, particulièrement jolie, s'exprime bien, tous les regards vissés sur elle. C'est vrai qu'il y a quelque chose de fascinant dans sa façon de parler, de bouger ses cheveux, ses boucles d'oreille teintant en même temps, et d'agiter les mains pour illustrer ses propos.
Sasha s'assoit à côté d'Ava, qui lui adresse un sourire. Je m'exécute à mon tour, sans pour autant être très enthousiaste. Je préfèrerais trouver les autres gars de la bande.
Ça fait plus d'une heure qu'on est là. Ils ont parlé du lycée, des profs, des emplois du temps, mais surtout de la décision du président. Et de la manifestation.
La fille qui parlait tout à l'heure a dit que la manif' était une super idée, qu'elle y avait participé et qu'elle avait trouvé qu'il y avait une super ambiance.
Je pense à Leila. Peut-être qu'elle a raison, après tout... Mais non, c'est impossible. Je ne peux pas dire ça. Leila ne peut pas gagner !
Je remarque que, pendant que la fille (elle s'appelle Cerise, je crois) parlait, parlait et parlait encore de la manifestation, une autre fille du groupe la regardait avec méchanceté. Elle m'a paru étrangement familière, sans que j'arrive à savoir pourquoi.
Soudain, Sasha et Ava se lèvent. Ils vont se chercher un verre. Je leur demande de m'attendre, mais je crois qu'ils ne m'ont pas entendu.
Je m'élance vers la porte, dans l'espoir de les rattraper, mais je ne les vois pas dans la foule. Le couloir est plein de lycéens, et le sol est taché par endroits par des flaques d'alcool ou de vomi.
Je me faufile au milieu des gens et descends dans le salon. Il y a encore plus de monde que tout à l'heure... Je ne suis pas sûr de réussir à les retrouver.
Je me dirige à grands pas vers le bar, bousculant ceux qui se trouvent sur mon chemin, mais ne les retrouve pas. J'attrape une nouvelle bière et en boit une grande gorgée.
Je vais remonter pour voir s'ils sont revenus dans la chambre.
Quand je pousse la porte, je trouve la chambre vide. Tant pis.
Je m'affale sur le lit, faisant bien attention à ne pas renverser la bière sur les draps.
Soudain, la lumière qui émane du couloir est occultée par une silhouette. Je me redresse aussitôt. Avec un peu de chance...
– Je peux entrer ? demande timidement l'une des filles de tout à l'heure.
Je soupire, puis lui adresse un léger signe de tête en signe d'approbation. La fille sourit, puis elle vient s'installer à l'autre bout du lit. Elle tient à la main une bière, elle aussi.
– Moi c'est Prune, lâche-t-elle au bout d'un moment d'une petite voix.
– Alex, enchanté, réponds-je sans conviction.
Je la dévisage du coin de l'œil.
Elle est brune, le teint mat, pas très grande, avec des formes généreuses. Son visage est rond, elle ressemble vraiment à... Je sais ! Elle ressemble à Cerise, la fille de tout à l'heure !
– Cerise est ma sœur jumelle, lance-t-elle comme si elle était dans mes pensées.
Je hoche la tête en silence.
– Vos parents se sont amusés avec vos prénoms, dis-je avec un sourire.
Elle rit faiblement.
– On peut dire ça, oui... En tout cas, ils ont bien choisi.
Elle a maintenant la voix aigre.
– Qu'est-ce que tu veux dire ?
Elle se tourne vers moi, ses yeux pénétrant les miens comme s'ils lisaient en moi.
– Cerise a eu droit au plus joli prénom, comme elle a hérité des meilleurs gènes de mes parents. Moi...
Elle soupire.
Je la regarde à nouveau.
C'est vrai qu'elle n'a pas le profil mannequin comme sa jumelle, mais elle a quelque chose de tellement attirant. Quand Cerise suscite une sorte de fascination de par sa perfection, Prune est plus discrète, presque effacée, mais elle dégage une immense beauté malgré ses rondeurs.
– Je ne sais pas ce que tu appelles "les meilleurs gènes", mais je te trouve bien plus belle que ta sœur, dis-je avec une sincérité qui m'étonne moi-même.
Je la vois ouvrir des yeux ronds dans l'obscurité. Puis son visage redevient las.
– Tu me fais marcher, dit-elle comme une affirmation. Ce n'est pas la première fois qu'un garçon comme toi me dit ça. Dans deux minutes, tu vas te marrer en me disant que c'était une blague, puis tu vas aller chercher Cerise parce qu'elle est tellement mieux que...
– Tais-toi, la coupé-je alors.
Je ne sais pas ce que j'ai ce soir, mais on dirait que l'intimité de cette pièce sombre m'oblige à être franc et spontané. Je n'arrive pas à déterminer si j'aime ça ou pas.
Elle me fixe à nouveau de ses grands yeux noirs.
– Comment ça ? demande-t-elle, une nuance de défi dans la voix.
– Tais-toi, répété-je calmement. Arrête de dire que tu es moche et que Cerise est mieux que toi, parce que c'est faux. Je suis honnête avec toi. Je te trouve bien plus attirante qu'elle.
Prune ouvre la bouche de surprise, et moi aussi. Je ne me pensais pas capable de dire des choses comme ça à une presque inconnue...
Prune baisse la tête, puis elle se rapproche de moi sur le lit.
– Tu penses vraiment ce que tu dis ? demande-t-elle dans un murmure.
J'acquiesce.
– Merci, souffle-t-elle avant qu'une larme ne roule sur sa joue.
Merde, qu'est-ce que j'ai dit de mal ? Je ne voulais pas la faire pleurer !
– Que... Qu'est-ce qu'il y a ? balbutié-je.
– Rien, répond-elle en riant faiblement. Je suis juste... tellement contente. Merci beaucoup. Merci.
Je la laisse seule dans ses pensées quelques instants avant de me décaler vers elle à mon tour. J'hésite un instant, la regardant à la dérobée, puis je passe un bras autour de ses épaules. Elle affale alors sa tête contre mon épaule et sanglote ainsi pendant plusieurs minutes.
Quand, enfin, le flot de ses larmes se tarit, elle se redresse et me remercie doucement.
– Je ne comprends pas trop ce que j'ai fait de bien, mais avec plaisir, réponds-je en secouant la tête.
Elle rit.
– Toute ma vie, on a toujours admiré Cerise alors que j'étais cachée dans son ombre. Je n'ai jamais eu beaucoup d'amis à cause de mon surpoids, et encore moins de petit ami... Tout le monde disait que j'étais grosse et moche.
– Ils avaient tort, dis-je aussitôt.
Elle me regarde et sourit.
– C'est gentil. Je n'ai jamais réussi à m'aimer vraiment, je me suis toujours comparée à Cerise.
Elle s'interrompt, plongée dans ses pensées.
– A un moment, j'ai cru que le garçon que j'aimais s'intéressait à moi. Il me disait exactement les mêmes choses que toi : que je n'étais pas moche, qu'il me préférait à ma sœur, etc. J'arrivais presque à me regarder dans le miroir, à cette période.
Elle lâche un long soupir.
– Mais après avoir joué avec moi pendant quelques semaines, il en a eu marre et m'a avoué qu'il ne m'aimait pas du tout. Il me trouvait, lui aussi, grosse et sans charme par rapport à Cerise.
Ses yeux s'embuent de nouveau.
– Depuis, j'ai du mal... Du mal. Avec les gens en général, même avec moi.
– Pourtant tu es tellement belle...
Je n'ai pas fini de me surprendre. J'ai l'impression d'être quelqu'un d'autre dans cette chambre noire, loin de mes amis, avec elle. La bière y est sans doute pour quelque chose.
Je m'adosse contre le mur, derrière le lit, et Prune s'appuie sur moi. Nous restons ainsi tout le reste de la soirée, à parler de tout et de rien, de nos vies, de nos familles, de son mal-être, de l'annonce du gouvernement, de la manifestation au lycée, d'elle, de moi, de tout.
Je me sens bien.
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