10 - Alexandre
– Alex, à table ! crie ma mère depuis la cuisine.
Je me dépêche de descendre les escaliers en jetant un coup d'œil à la fenêtre : Leila passe devant chez moi en hâte. Elle regarde autour d'elle, semble anxieuse.
Sans m'en préoccuper plus que ça, je rejoins ma famille en bas.
– C'est pas trop tôt ! s'exclame Louane, ma sœur.
– Ca fait une heure qu'on t'attend, renchérit Mathieu, son jumeau.
Je lève les yeux au ciel en souriant. Ça fait quinze ans que je les supporte, et quinze ans qu'ils s'unissent contre moi dès qu'ils en ont l'occasion.
Mon père, qui n'a rien remarqué de leurs petits regards et sourires en coin, intervient :
– Vous deux, ça suffit. Arrêtez de vous acharner sur votre frère à chaque fois.
Et encore, "s'acharner" n'est pas tout à fait exact... Je dirais plutôt qu'ils me harcèlent dès que je fais quelque chose qui ne les satisfait pas. Ils ont une gueule d'ange, comme ça, avec les cheveux blonds et leurs beaux yeux bleus, mais il ne faut pas se laisser avoir...
Mathieu prend un air outré, tandis que Louane éclate de rire.
– C'était une blague papa, t'inquiète pas, dis-je en rigolant.
Mon père les regarde tour à tour, puis un sourire se dessine sur ses lèvres.
– Louane, viens chercher la viande, s'exclame ma mère.
Louane soupire longuement.
– Pourquoi moi ? Tu ne demandes jamais ça à Mathieu, il me semble !
– C'est parce que toi, t'es une fille, rétorque Mathieu avec un clin d'œil avant de se lever pour aller aider maman.
Quand tout le monde est servi, nous commençons à manger. Les jumeaux ne peuvent pas s'empêcher de raconter des conneries, comme d'habitude.
Soudain, Louane lance :
– Vous avez vu toutes ces manifestations féministes depuis que le président a interdit aux femmes de s'enrôler dans l'armée ?
Aussitôt, toutes les conversations s'interrompent. Je vois les jumeaux échanger un regard désolé, mon père froncer les sourcils et ma mère baisser les yeux.
– Oui, j'ai vu, dis-je prudemment. Une bonne partie des filles de ma classe ont participé à celle organisée au lycée.
Mon père secoue la tête, comme désespéré par ce que je raconte.
– Quelle idée. Si le gouvernement a fait ce choix, c'est pour une bonne raison. Elles n'ont pas à intervenir là-dedans, ça ne les regarde pas.
Mathieu rit nerveusement, tandis que Louane regarde partout sauf sur mon père.
– Tu es sûr de toi, papa ? demande-t-elle, toujours sans poser les yeux sur lui.
– Qu'est-ce que tu essaies de dire, Louane ? répond-il, surpris.
– Je ne sais pas, tu dis que ça ne les regarde pas mais c'est d'elles qu'il s'agit, quand même, explique Mathieu, un petit sourire crispé aux lèvres.
Papa ferme les yeux comme pour se contenir, puis il les rouvre. Quand il parle aux jumeaux, on dirait qu'il essaie d'expliquer quelque chose d'élémentaire à un enfant de trois ans qui ne veut pas comprendre.
– Si le président dit que ces métiers ne sont pas faits pour les femmes, c'est qu'ils ne sont pas faits pour les femmes. Les expériences le montrent. Que voulez-vous de plus ? C'est scien-ti-fique.
Louane secoue la tête, ses cheveux blonds valsant en même temps. Mathieu, lui, pose sa main sur son bras comme pour la calmer. Il lui chuchote quelque chose que je ne peux pas entendre de là où je suis. J'ai toujours envié leur complicité...
– Quelqu'un veut encore des haricots ? demande faiblement ma mère dans le silence pesant.
Les jumeaux lui lancent un regard assassin.
Elle ne sait plus où se mettre, et moi non plus. J'ai toujours su que mon frère et ma sœur avaient cette opinion sur le sujet, plus ou moins, et eux savent que je pense comme papa... D'ailleurs, ils me regardent intensément, comme si leurs yeux avaient le pouvoir de me faire changer d'avis. Je ne peux quand même pas leur dire que mon point de vue est déjà un peu chamboulé à cause de Leila ?
Le repas se termine dans un silence toujours aussi lourd. Quand nous pouvons enfin sortir de table, je monte dans ma chambre sans me retourner. Je ne veux plus essuyer les regards de reproche de Louane et Mathieu.
Malheureusement, mon répit est de courte durée : à peine posé sur mon lit, de la musique dans les oreilles, les jumeaux entrent dans ma chambre. Ils referment la porte derrière eux et s'approchent de moi, un air de défi sur le visage.
Je me redresse d'un bond, arrache mes écouteurs et me recule au fond de mon lit. Je n'arrive pas à croire que ces deux ados de quinze ans arrivent à me faire peur à ce point... Mais vous ne savez pas de quoi ils sont capables. Ils sont tout simplement diaboliques.
– Qu'est-ce que vous voulez ? demandé-je prudemment.
– Oh rien, juste te parler deux minutes, répond Louane.
– Ça te dérange pas j'espère, frérot ? renchérit Mathieu.
Je secoue la tête frénétiquement.
– T'es d'accord avec papa ? lance Mathieu de but en blanc.
Je les regarde tour à tour, avant de secouer la tête de nouveau.
– Non... non, pas du tout, réponds-je un peu trop vite.
– Pourquoi je ne te crois pas ? sourit Mathieu.
– Je vous assure ! Je ne suis pas féministe dans l'âme, et je ne suis pas sûr que les femmes soient réellement capables de faire aussi bien que les hommes, mais je ne vois pas pourquoi elles ne pourraient pas exercer ces métiers-là...
Aussitôt, je vois sur le visage de ma sœur que j'ai dit une connerie.
– Tu n'es pas d'accord avec papa, hein ? raille-t-elle.
Mathieu soupire. Il s'assoit sur le lit à côté de moi, et tapote la place près de lui pour que Louane s'installe à son tour.
– J'arrive pas à croire que c'est les petits qui doivent éduquer le grand, rit mon frère.
– Mais on va pourtant être obligés de le faire, n'est-ce pas Mathieu ? demande Louane en se tournant vers lui.
– Parfaitement ma chère, répond-il avant de reporter son regard sur moi.
– Tu vas avoir droit à un cours de féminisme en bonne et due forme, Alex, sourit Louane.
Elle me fait vraiment penser à Leila, quand elle veut.
Elle attrape alors mon téléphone, farfouille quelques instants dessus, débranche mes écouteurs et connecte mon enceinte, posée sur mon bureau. Enfin, elle lance une chanson.
– Parfait, estime-t-elle avec un petit sourire satisfait.
En entendant les premières notes, le visage de Mathieu s'éclaire d'un grand sourire.
Je crois reconnaître Mesdames de Grand Corps Malade.
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