Chapitre 6 : Règle N°5
https://youtu.be/EoaPhxNubL0
J'ai enfreint la règle numéro cinq pour la première fois le 11 octobre 2012. Alice était venue chez moi car nous devions préparer un exposé ensemble, et j'avais distraitement laissé traîner le règlement de Louis sur mon bureau. Alors que j'étais accroupie devant le frigo pour trouver quelque chose à boire, j'entendis Alice qui me demandait :
- C'est quoi ça ?
Sans me laisser le temps de me relever pour lui répondre, elle poursuivit en lisant à voix haute :
- Règlement du 2 octobre 1912/2012 à l'attention de Louis Sonnenthal et Danielle Castelle...
Lorsque je compris ce qu'elle venait de trouver, je me redressai d'un bon et me précipitai vers elle.
- Donne moi ça s'il te plaît, tempêtai-je, affolée par ce qu'elle allait penser de ce bout de papier.
Elle refusa et se percha sur l'échelle de mon lit pour continuer de lire, toujours à voix haute. J'étais morte de honte. Comment lui faire croire à autre chose que la vérité sans passer pour une folle ?
- Règle numéro cinq : ne parler à personne d'autre de l'armoire, et la protéger de toute destruction ou dommages.
Je la vis soudain jeter un regard en direction de l'imposant meuble en bois installé contre le mur adjacent.
- Il s'agit de cette armoire ? me demanda-t-elle tout naturellement, comme si la véracité des propos avancés dans cette liste n'était pas à questionner.
- Non pas du tout, c'est n'importe quoi ce truc, c'était un jeu avec un pote, un jeu d'alcool, j'ai écrit ça en étant complètement torchée ! inventai-je au fur et à mesure que je parlais. Mais elle ne m'écoutait pas, au lieu de cela, elle s'approcha de l'armoire et l'ouvrit en grand.
- Une armoire aussi grande complètement vide ? interrogea-t-elle. Il y a forcément quelque chose que tu ne me dis pas. Et puis je doute que ce soit ton écriture, me fit-elle remarquer en me montrant un brouillon que j'avais commencé avec elle juste avant. Il est vrai que j'écrivais assez mal par rapport aux lettres rondes et élégamment penchées de Louis.
Puis Alice montra les cadrans fixés sur l'une des portes, ainsi que les leviers sur l'autre.
Je me résignai :
- Tu vas me prendre pour une tarée mais si tu ne me crois pas, j'emploierai les grands moyens.
J'entendais par là que je l'emmènerais avec moi dans le passé. Je préférais qu'elle soit dans le secret plutôt qu'elle me prenne pour une folle. Mais je n'eus pas besoin d'aller jusque là, car elle me crut avec une facilité déconcertante. Je lui dis tout à propos de Louis et de sa machine, de ce que j'avais vu et fait avec lui et Émilie, je lui parlai aussi de la maladie de Marie et du fait que mon père n'avait pas compris pourquoi je m'intéressais soudainement à la mucoviscidose «- Je ne suis pas kiné !» s'était-il exclamé avant de reprendre la lecture de son journal. Et Alice me croyait. Elle était même surexcitée par ce que je venais de lui raconter. Exactement la même réaction que celle d'Émilie lorsqu'elle nous avait vus atterrir dans l'appartement. Ses grands yeux verts pétillaient, et elle trépignait d'impatience à l'idée de venir avec moi.
- Il faut que j'en parle à Louis d'abord, on a mis en place ces règles pour éviter de faire n'importe quoi. T'étais pas censée être au courant.
- Quand est-ce que tu le revois ?
- Ce soir, on va au cinéma. Je lui ai montré un film l'autre fois, alors il veut faire pareil à son époque.
- Oh, un rencard ! Je ne vais pas m'imposer alors.
- Alice ! m'écriai-je, c'est pas un rencard, ce mec est mon ancêtre, c'est carrément glauque !
Je savais que j'invoquais un prétexte complètement bidon. Mais je ne voulais pas en parler, car cela signifiait avouer ce qui devait pourtant crever les yeux de quiconque me voyait regarder Louis : il me plaisait cruellement. Il n'avait pas fallu deux semaines pour que je tombe complètement sous son charme. Ses manières galantes, sa prévenance, sa façon de parler certes démodée mais si délicate, son regard bienveillant et son demi sourire tellement adorable, autant de choses qui m'avaient séduite.
Et lui ? Il semblait m'apprécier mais c'était tout. Il aimait bien me taquiner, l'ennui c'est qu'il se comportait exactement de la même façon avec Marie ou Émilie. Alors que moi, je n'avais pas le cœur qui faisait des bonds à chaque fois que je croisais le regard de mon frère. Et quand bien même il se serait passé quelque chose entre nous, entretenir une relation avec un type coincé à une autre époque s'annonçait légèrement compliqué.
- Ton ancêtre ! s'exclama alors Alice, et puis quoi encore, il a quel âge en ce moment ?
Je jouais les idiotes :
- Ben je pense qu'en ce moment, il est surtout censé être mort.
- Très drôle ! Il est né en quel année ?
- 1892 si j'ai bien compris.
- Alors il a vingt ans, tu vois, c'est tout à fait possible !
- On peut pas parler d'autre chose ? rouspétai-je.
- Bien sûr que non ! s'indigna Alice. Tu es en train de me dire que tu vas au ciné en 1912 ce soir avec un mec né il y a plus d'un siècle, donc non, on peut pas parler d'autre chose !
- Mais qu'est-ce que tu veux savoir ?
- Tout, absolument tout ! Comment il se comporte, comment sont les gens de cette époque, ce qu'ils écoutent comme musique, ce qu'ils portent comme vêtements, ce qu'ils mangent, à quoi ressemblent les rues de Paris. Tiens, tu n'as pas fait de photos ?
- Ça va pas la tête ? m'exclamai-je, imagine, si quelqu'un m'avait vue avec mon portable, les conséquences que ça aurait pu avoir !
- Tu marques un point, répondit Alice en réfléchissant.
- Par contre j'en ai fait quand j'étais avec lui ici, finis-je par avouer, avant de sortir mon portable pour lui montrer les photos de Louis à Montmartre. Je voulais tout de même avoir son avis d'amie sur le garçon pour qui j'en pinçais.
- C'est marrant, j'aurais juré que tous les hommes de cette époque portaient la moustache ! Tu te souviens des archives qu'on a vues en cours sur la Première Guerre mondiale, ils en ont tous une ! En tout cas, il est bien conservé pour un type de 120 ans,me dit-elle avec un clin d'œil. Mais tu m'as laissé Antoine alors je te le laisse.
Comme s'il s'agissait d'une foire à la viande ou que sais-je. Puis soudain, elle eut un éclair :
- Mais au fait, tu lui as dit pour la guerre ?
- Non justement, je ne sais pas quoi faire. Il commence son service militaire l'an prochain. La guerre va tomber en plein dedans, donc il n'y échappera pas, il fera même partie des premiers envoyés sur le front. Alors je ne vois pas l'intérêt de le mettre au courant. Il va angoisser pendant deux ans d'ici là.
- Tu réalises qu'il risque de mourir ?
- Je sais Alice, mais est-ce que lui dire va lui sauver la vie ? J'y ai déjà réfléchi et ça ne changera rien.
- Tu as raison. En tout cas, si j'étais toi je lui conseillerais de réviser son allemand.
Ce qu'elle venait de dire me surprit. Je ne lui avais pas dit que le père de Louis était allemand.
- Comment tu sais que...
- Sonnenthal, me coupa-t-elle soudain, avec un drôle d'air gêné. Pas besoin d'avoir 140 de QI pour comprendre !
Elle était étrange tout d'un coup. Mais je ne relevai pas et me contentai de lui répondre que je doutais que son père lui ait appris à parler allemand par les temps qui courraient.
- Tu comprends, avec la haine des «boches», l'Alsace, tout ça, ajoutai-je.
- A ta place je n'en serais pas si sûre... répondit-elle d'un air mystérieux. Puis elle changea complètement de sujet pour en revenir à notre passionnant thème d'exposé : la Guerre de Trente Ans. Pourquoi fallait-il toujours que cela se finisse par une guerre ?
*
- Je me demandais, est-ce que ton père vous a appris l'allemand ?
Je tenais le bras de Louis dans mes mains gantées, tandis que nous avancions à petits pas sur le boulevard Poissonnière. Émilie lui avait rendu visite quelques jours auparavant et avait laissé de nouvelles tenues pour moi. Des vêtements qu'elle ne portait plus vraiment. En véritable fashion victime de la Belle Époque, elle possédait des toilettes absolument magnifiques, mais aussi terriblement inconfortables. Ce soir là, j'avais mis une longue robe de soirée en soie noire, recouverte de tulle et de dentelles, le tout brodé de perles et de brillants. Elle devait valoir une fortune. Louis s'était étonné de voir que j'avais encore choisi des vêtements noirs. Les femmes en portaient rarement lorsqu'elles n'étaient pas en deuil. A mes yeux, le noir était simplement synonyme de classe.
(La robe de Danielle)
Émilie m'avait également apporté un corset, que j'avais réussi à mettre au bout de peut être trente minutes de lutte acharnée. A présent, je pouvais à peine respirer, et mon dos me faisait un mal de chien, à tel point que je ne tenais pas le bras de Louis uniquement pour imiter les autres dames, mais bien pour réussir à avancer. Cela ne semblait pas le gêner, puisqu'il était libre de ses mouvements dans son costume en laine.
Il était surpris par ma question.
- Pour être honnête, oui, il nous l'a appris. Mais on ne le parle que très rarement, et uniquement entre nous. Même ma mère a du mal avec ça. Tu te doutes que c'est extrêmement mal vu.
Je sentis que ce n'était pas un sujet à aborder, mais je jouais les innocentes.
- J'aimerais beaucoup que tu m'apprennes !
- Ah oui ? Si tu veux mais pas en public alors. On pourrait penser que nous sommes un genre d'espions ou je ne sais quoi !
Puis il poursuivit :
- Comment ce serait si j'étais né à ton époque ? Je veux dire le fait d'avoir un père allemand et de parler cette langue.
- A mon époque ? Eh bien ce n'est pas mal vu du tout, au contraire, l'Allemagne est l'un des principaux alliés de la France. Cela aide beaucoup pour trouver un travail dans certaines branches.
- Vraiment ? Mais comment est-ce possible ?
- Je ne suis pas censée te parler de choses que tu vas sûrement vivre mais pour faire simple, les deux pays vont se rapprocher dans les années cinquante et aujourd'hui il n'est plus question de se quereller.
Je pris bien soin de passer sous silence les deux conflits si meurtriers qui avaient opposé nos deux pays.
- On dit qu'une guerre arrivera tôt ou tard, ne serait-ce que pour récupérer les provinces perdues, me dit-il alors .
Il ne me facilitait vraiment pas la tâche. Je me sentis obligée de lui mentir frontalement :
- Non pas une guerre, cela va se régler pacifiquement, avec des traités.
Par chance, j'aperçus enfin de l'autre côté de la rue la devanture du cinéma où il m'emmenait. Je m'exclamai :
- Oh, voilà, le Parisiana regarde !
- Je sais, je connais, répondit-il en riant.
Arrivés à la caisse, Louis demanda deux places pour la séance de 19 heures. Pas besoin de préciser le film : il n'y avait qu'une salle. La caissière nous demanda si nous souhaitions être dans l'orchestre ou au balcon.
- J'ai l'habitude des salles avec seulement un orchestre, dis-je, surprise qu'elle nous demande de choisir nos places avant d'entrer, alors...
- Nous prendrons le balcon ! me coupa Louis.
Je lui lançai un regard offusqué. J'avais tout de même mon mot à dire. Mais cela ne semblait pas le déranger, et il se pencha vers mon oreille :
- Autant changer si tu as l'habitude d'être en bas.
- Voici messieurs dames, je vous souhaite un agréable moment, dit alors l'employée en nous tendant deux petits tickets en carton estampillés de la mention «balcon» ainsi que d'une lettre et d'un numéro pour indiquer les places que l'on nous avait attribuées.
Puis Louis m'entraîna vers les larges escaliers situés au fond du spacieux hall flambant neuf. On pouvait presque sentir la peinture toute fraîche. Une fois en haut, nous nous mîmes derrière la petite queue qui s'était formée. Louis m'expliqua que nous attendions la placeuse qui devait nous installer dans la salle. En fin de compte, le fonctionnement était le même à mon époque lorsque j'allais assister à un concert par exemple. Les cinémas étaient simplement devenus trop banals et courants pour que l'on se soucie d'accompagner les gens jusqu'à leur siège.
J'avais hâte de pouvoir reposer mon corps endolori par le corset mais la position assise fut finalement encore plus désagréable.
- Tout va bien ? me demanda Louis, voyant certainement mon air crispé.
- J'ai du mal à respirer, articulai-je.
- Ne t'avachis pas comme ça aussi, tu coupes tes voies respiratoires, il faut que tu te tiennes bien droite, le torse bombé, m'expliqua-t-il en mimant la position.
- Ouais, en fait je peux pas m'adosser au siège, autant nous donner un tabouret ! me plaignis-je apparemment un peu trop fort, car une dame située à quelques places de moi me regarda d'un air outré. Comment osai-je parler ainsi ? C'était sûrement ce qu'elle avait à me reprocher. Louis me fit signe d'être plus discrète. Mais je n'en pouvais plus, il fallait absolument que je retire cet instrument de torture, ou du moins que je le desserre.
- Je reviens, lançai-je en me relevant, haletante.
Je me précipitai dans les toilettes, fermai la porte et pus alors enfin enlever la robe et délacer le corset. Quel combat pour simplement réussir à respirer ! Je poussai un soupir de soulagement. Je ne pouvais pas le défaire, mais je le desserrai un maximum pour quand même rentrer dans la robe. Comment ces femmes faisaient-elle pour supporter une telle torture au quotidien ?
En sortant des toilettes, je m'aperçus que Louis était là, m'attendant avec un air inquiet. Il avait eu peur que je m'évanouisse, cela lui était déjà arrivé avec Émilie un jour où il faisait un peu trop chaud et qu'elle avait serré son corset un peu trop fort.
- Rassurant, bougonnai-je en retournant dans la salle, vivement les années 20 !
Je pus alors m'asseoir de façon un peu plus confortable mais je n'étais pas non plus complètement à mon aise. Heureusement, le film ne durait que trois quarts d'heure. Il parlait de la vie de la Reine Élisabeth I., avec Sarah Bernhardt dans le rôle principal. Je savais qu'elle avait été comédienne de théâtre, mais j'ignorais qu'elle avait également tourné des films.
A la fin, Louis se pencha vers moi et me glissa quelques mots à l'oreille. Je peux aujourd'hui les retranscrire, mais je ne les compris absolument pas à l'époque :
- Und ? Hat es dir gefallen ?
- Hein ? fis-je les sourcils froncés.
- Est-ce que ça t'a plu ? traduit-il en riant.
Les lumières se rallumèrent et les gens commencèrent à se lever.
- Ah ! Oui, disons que c'était intéressant, mais assez différent des films dont j'ai l'habitude.
- Oui, j'ai pu le constater.
Il me tendit son bras pour m'aider à me relever.
- Dis moi si je me trompe, mais tes habits te manquent non ? dit-il, l'air goguenard.
- Comment as-tu deviné ?
Je riais jaune.
- Viens, on va aller profiter de l'air frais, mais chez toi si tu veux, comme ça tu seras tout à ton aise.
- Ça c'est gentil, de penser à ce que je puisse au moins respirer, ironisai-je.
Il me ramena chez lui, et nous montâmes ensemble dans l'armoire. Il régla la date sur le 11 octobre 2012 et enclencha les leviers. Je n'étais pas encore bien habituée aux désagréments physiologiques causés par les sauts temporels et je me sentais toujours un peu barbouillée en sortant du meuble. Mais cela passait au bout de quelques minutes.
Quel ne fut pas mon soulagement lorsque je pus enfin enlever le corset. Je restai quelques secondes appuyée contre le lavabo à inspirer profondément, puis j'enfilai les vêtements que j'avais choisis pour me changer. Habituellement, je portais des jeans avec des t-shirts assez simples, de préférence aux couleurs d'un groupe de musique que j'écoutais. Je n'étais pas un garçon manqué, j'aimais m'habiller avec des choses plus féminines à certaines occasions, seulement, je préférais la simplicité au quotidien. Mais ce soir là faisait partie de ces fameuses occasions. De façon à moitié consciente, j'avais choisi une robe me mettant particulièrement en valeur, uniquement parce que j'étais avec Louis. Je ne voulais plus qu'il me voit avec mes jeans troués et usés, mais qu'au contraire il découvre la part de féminité qui se cachait en moi. Ce n'était certainement pas en me tortillant sur mon siège à cause de ma tenue que j'avais une chance de le charmer - me voir me comporter ainsi devait être plus risible qu'autre chose. Mais il n'était pas non plus question de lui faire avoir une attaque en déboulant en minijupe. Il fallait un juste milieu, et je trouvais que ma robe à carreaux m'arrivant au genou était parfaite pour remplir cette mission. Je mis aussi un collant noir et enfin mes bottines richelieu favorites.
Je n'avais pas le temps de me maquiller au risque que cela semble suspect, alors je me contentai de passer un coup de brosse sur mes longs cheveux bruns, puis je sortis de la salle de bain. En me découvrant, Louis écarquilla les yeux. Je jubilais intérieurement.
- Qu'est-ce qu'il y a ? demandai-je, l'air de rien.
- C'est... hésita-t-il, c'est... moderne !
Moderne ? J'étais dépitée. C'est tout ce qu'il trouvait à dire ?
Lui, il avait remis sa chemise blanche ainsi que son pantalon à pinces. Et à mon goût, ce n'était pas juste moderne, c'était bougrement seyant. Finalement, peut-être étais-je moi aussi touchée par l'épidémie de montée d'hormones qui sévissait à la fac. S'il n'avait pas été un jeune homme de bonne famille du début du XX° siècle, je n'aurais certainement pas attendu pour faire le premier pas. Mais cette naissance, ainsi que son aura si impressionnante m'obligèrent à me comporter de façon décente. Je ne fis rien qui aurait pu le mettre mal à l'aise, même si j'en mourrais d'envie.
*
Nous déambulions tranquillement dans les rues de Paris, pour finalement nous retrouver dans le Jardin des Plantes, au milieu d'autres personnes qui se promenaient, et de sportifs faisant leur jogging nocturne.
- Mais pourquoi courent-ils comme cela ? s'interrogea Louis.
- Pour garder la forme je suppose.
- Toi aussi tu t'adonnes à ce genre d'occupations ?
- Non, répondis-je en riant, même si je devrais sûrement. J'ai la chance de ne pas en avoir trop besoin pour l'instant, on verra avec l'âge si ça change.
Louis ne semblait pas tout à fait comprendre, et préféra changer de sujet :
- Est-ce que tu as parlé à ton père au sujet de la maladie de Marie ?
- Oui, mais ce n'est pas vraiment son domaine. Il est généraliste, donc il dit qu'il vaudrait mieux demander à un spécialiste.
- Mais t'a-t-il dit quelque chose de concret ?
- Oui. D'après lui, le meilleur traitement que l'on connaisse aujourd'hui, c'est la greffe des poumons. Mais une telle opération n'est pas une solution miracle, déjà à cause du risque de rejet et ensuite parce qu'elle n'améliore pas l'espérance de vie de façon significative. Après, il reste les antibiotiques et les séances de kiné régulières. Mais je ne vois pas comment on pourrait offrir tout cela à Marie, on ne peut pas la faire venir ici et l'emmener voir un médecin comme si de rien n'était. Elle n'a pas les papiers nécessaires.
- Mais enfin quels papiers ? s'impatienta Louis.
- A mon époque, tout le monde a une carte d'identité, et aussi une carte vitale, c'est avec ces papiers que l'on nous identifie et que l'on peut être soigné.
- Il ne suffirait pas de la faire passer pour ta sœur par exemple ?
- Non, parce que dans ce cas, il faudrait que mes parents prouvent qu'ils ont eu un autre enfant, avec au moins un acte de naissance, ce qui lui permettrait d'avoir un numéro de sécurité sociale, en clair, d'exister aux yeux de l'État. Seulement, falsifier ce genre de papiers est très compliqué aujourd'hui, on ne peut pas s'inventer une vie en un claquement de doigts !
Je voyais Louis qui commençait à bouillir, comme si je manquais de volonté, alors qu'en vérité, j'y avais déjà bien réfléchi. Je tentai donc de lui soumettre le plan que j'avais échafaudé lors d'un cours plutôt ennuyeux :
- Ce que je peux faire en revanche, c'est demander à mon père de me prescrire les médicaments nécessaires à Marie. Je me les procurerai moi-même et je lui apporterai. Ensuite, nous pouvons aller tous les deux dans une association pour apprendre les gestes à faire quand elle a une crise, comme ça, tu seras capable de t'occuper d'elle toi-même.
Il sembla acquiescer, puis insista :
- Mais est-ce que ton père ne pourrait pas au moins l'examiner ? Si c'est juste pour ça, il ne doit pas y avoir besoin de tous ces papiers dont tu m'as parlés.
Il avait raison. Je trouverais bien quelque chose à dire à mon père pour justifier le fait que cette enfant ne pouvait pas aller voir un médecin. Et puis, m'apprêtant à lui révéler qu'Alice savait tout, je devais bien cela à Louis.
Il le prit relativement bien par rapport à ce que j'avais imaginé. Après tout, c'était surtout moi qui avais décrété que l'armoire devait restait secrète. Et puisqu'elle était au courant, il demanda à la rencontrer. Je ne voyais pas pourquoi, étant donné que j'étais la personne en mesure de l'aider à sauver Marie. Mais soit. Nous avions un cours sur les nationalismes au XIX° siècle le lendemain à treize heures, et Louis voulut donc m'accompagner. L'occasion de faire d'une pierre deux coups : il verrait à quoi ressemble l'université en 2012, ainsi qu'il me l'avait déjà demandé, et il ferait également la connaissance d'Alice.
*
- C'est vrai qu'il y a beaucoup de filles ! s'exclama Louis alors que nous attendions Alice devant l'amphithéâtre. Je lui avais dit par texto que je voulais lui parler avant le cours, nous nous étions donc donné rendez-vous près de la salle. Je la vis arriver trois minutes avant le début de l'heure, rouge d'avoir semble-t-il couru pour ne pas être en retard. En découvrant avec qui j'étais, elle marqua un temps d'arrêt, l'ayant certainement reconnu.
- Ne me dis pas que c'est qui je pense ? lança-t-elle une fois à notre hauteur. Pour être honnête, j'étais excitée comme une puce à l'idée de lui faire la grande révélation.
- Si, je te présente Louis, dis-je enfin avec un sourire jusqu'aux oreilles.
- C'est un truc de dingue !
Elle trépignait. Puis elle se tourna vers Louis, avec un air fasciné et lui dit :
- Moi c'est Alice ! Je sais pas comment on est censé se dire bonjour, on se sert la main, on se fait la bise ?
Je pensais que Louis serait gêné, car Alice était du genre très direct, mais il était au contraire plutôt amusé par son enthousiasme.
- D'où je viens, la tradition aurait voulu que je vous prenne la main pour l'embrasser, ou alors que je me contente de baisser légèrement la tête et de vous saluer. Se serrer la main est réservé aux hommes, quant à la bise, c'est bien trop familier ! Mais puisque nous sommes ici, je suggère de nous en tenir à vos coutumes.
- Très bien, alors la bise !
Alice l'empoigna par les épaules et fit claquer ses joues sur celles de mon ami, qui m'adressa un regard décontenancé. Il ne pensait sûrement pas qu'elle allait mettre ses menaces à exécution. Puis, nous allâmes tous les trois nous installer dans les rangs. Plus le cours passait, plus je trouvais qu'Alice faisait à Louis une bien trop bonne impression, et je commençais à regretter de l'avoir amené à la fac avec moi.
Oui. J'étais jalouse.
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