Chapitre 5 : Ô Seigneur

- Bonjour à tous, très heureux de vous retrouver pour cette deuxième séance d'introduction à l'histoire du XX° siècle. Après vous avoir parlé la semaine dernière des prémices et causes de la Première Guerre mondiale, nous allons aujourd'hui nous attarder davantage sur l'entrée en guerre des différents belligérants ainsi que sur la réception de cette nouvelle par les populations, annonça M. Fourcade en installant son ordinateur pour le brancher au rétroprojecteur.
- Oh non, grommelai-je en sortant également mon ordinateur.


Il fallait forcément que l'on parle de ce sujet. Cela ne pouvait pas être la guerre du Vietnam, celle de Corée, Hiroshima, Pearl Harbor ou que sais-je. Non. Il fallait que j'étudie précisément la boucherie qui allait peut-être ôter la vie de Louis.


- Ben quoi, t'aimes pas ce thème ?


Je sursautai. Alice était venue s'asseoir à côté de moi sans que je ne la remarque.


- Ah si, c'est juste qu'on l'a déjà rabâché des centaines de fois au collège et au lycée, me justifiai-je.
- Ouais t'as raison, me répondit Alice, mais bon, je suppose que c'est un sujet incontournable. En tout cas, si le prof nous interroge dessus au partiel, j'espère qu'il y aura pas trop de questions sur les systèmes d'alliance, parce que je les confonds toujours ! me confia-t-elle en riant.


Puis elle dût se taire car elle sentit le regard insistant du professeur en sa direction, comme pour lui intimer de se taire. Après tout, si elle voulait discuter, elle n'avait qu'à sortir de la salle. Nous étions à l'université, la présence n'était pas obligatoire. Le professeur put alors continuer son introduction :


- Comme vous le savez, la transition entre le XIX° et le XX° siècle ne s'est pas faite le 1er janvier 1901. Certes, le XX° siècle commence d'un point de vue théorique à cette date, mais en ce qui concerne la société, la plupart des historiens considère que le choc de la Première Guerre mondiale et les changements qu'elle va apporter marquent un tournant, et que ce sont ces événements qui nous font changer d'époque et de siècle. Voilà pourquoi on parle d'un long XIX° siècle, qui va de la Révolution Française à la Première Guerre mondiale et d'un court XX° siècle de 1914 à la chute du mur de Berlin en 89. D'autres pensent cependant que ce sont les attentats du 11 septembre 2001 qui marquent la césure avec le XXI° siècle, mais ça, nous en reparlerons à la fin du cours, si toutefois j'arrive à terminer le programme. Rien n'est moins sûr, plaisanta-t-il.


Un léger rire parcourut l'assemblée. Je pris consciencieusement le cours en note, malgré mon manque total de motivation. En plus du sujet plutôt démoralisant, j'étais également fatiguée, car nous étions restés danser jusque tard dans la nuit, peut-être une heure du matin. Je n'avais donc pas assez dormi. Un comble lorsqu'on a en sa possession une machine à voyager dans le temps. Pourquoi Louis ne m'avait pas renvoyée à une heure plus convenable ?


Alice me donna soudain un coup de coude, et lorsque je tournai la tête vers elle, me montra l'écran de son ordinateur. Sous ses notes elle avait écrit en grande police : «on mange ensemble ce midi ?». Je lui souris et hochai la tête. J'étais heureuse de me faire une amie à la fac aussi rapidement. Je ne connaissais personne et la perspective de me retrouver seule dans une ville aussi grande que Paris me faisait peur. Mes parents aussi étaient angoissés à l'idée de me voir partir, mais pour eux, si je le voulais vraiment, alors il fallait que «j'accomplisse mon destin». J'avais trouvé la formule un peu excessive, mais le fond y était.


Alice m'avait déjà un peu parlé d'elle. Elle était née et avait passé toute sa vie à Paris. Ses parents tenaient une librairie à Saint-Michel. Les affaires ne marchaient pas fort ces dernières années, mais ils arrivaient à s'en sortir malgré tout. Elle les aidait en s'occupant de la boutique après les cours et le week-end. Elle aimait bien être entourée de tous ces ouvrages, et puis comme il n'y avait pas grand monde, elle pouvait les feuilleter quand elle voulait. Plus tard, elle travaillerait dans un musée ou elle serait journaliste. Ou alors elle écrirait des livres, pour que ses parents les vendent ensuite dans leur boutique. Mais une chose était sûre : elle ne serait jamais prof !


Moi, je ne savais pas ce que je voulais faire, et pour l'instant, je m'en fichais. Il me fallait déjà réussir ma licence, on verrait le reste plus tard.


*


Alice enroulait ses pâtes autour de sa fourchette avec un air de dégoût.


- Comment osent-ils appeler ça des spaghettis ? C'est plein d'huile, et ça a pas de goût.
- Ramène-toi à manger la prochaine fois,
suggérai-je en dévorant mon plat.


Nous n'avions pas mangé hier soir finalement, et j'étais trop en retard ce matin pour prendre un petit déjeuner. Ce repas, aussi mauvais soit-il, était donc une bénédiction pour mon estomac affamé.


- Antoine m'a dit qu'il organisait une soirée chez lui jeudi soir, ça te dirait de venir ? On commence qu'à treize heures le vendredi ça tombe bien, me proposa alors Alice pour briser le silence que je ne pouvais combler en engloutissant mes pâtes.
- C'est qui Antoine ? fis-je, avec un spaghetti qui dépassait du coin de la bouche.
- Attends tu plaisantes là ? répondit-elle d'un air profondément choqué. Antoine, c'est genre LE beau gosse de la promo. C'est lui là-bas.


Elle désigna du menton une table où était assis un jeune homme en jean déchiré, baskets, sweatshirt à capuche et blouson en cuir. Il portait également un casque audio autour du cou. Autour de lui gravitaient deux filles, comme deux satellites autour de leur planète. J'étais exténuée, et le fixai bêtement pendant plusieurs secondes. Lorsqu'il vit que je le reluquai sans retenue, il passa son doigt sur le coin de ses lèvres, pour me montrer que j'avais de la sauce. Je repris mes esprits et m'essuyai la bouche. Depuis sa table, il pouffa en me regardant faire. Alice était furieuse qu'il me témoigne de l'intérêt alors que je ne savais même pas qui il était deux minutes plus tôt. Je la rassurai :


- T'inquiète je te le laisse, il m'intéresse pas.


Il était plutôt mignon, mais courir après le bellâtre de la classe ne m'attirait pas vraiment. Et d'une façon plus générale, je n'étais pas dans une optique de chasse à la chair fraîche contrairement à la plupart de mes camarades. Comme si leur arrivée dans le monde des adultes avait chamboulé toutes leurs hormones.


- Mais du coup tu veux venir ? insista Alice.
- Oui pourquoi pas, si on commence tard le lendemain.


Me faire des amis m'importait en revanche, et je savais que pour cela je devais participer à des soirées. Cela ne me dérangeait pas outre mesure d'ailleurs, on pouvait y passer de bons moments.


Nous avions encore un cours d'histoire de l'Europe l'après midi, puis je pus rentrer chez moi. Alors que je venais de poser mon sac près de la porte, je vis soudain Louis sortir de derrière le meuble de la cuisine en me faisant un grand sourire. Je poussai un cri de surprise, ne m'attendant pas du tout à le trouver chez moi.


- Oh mon dieu tu m'as fait peur ! Qu'est-ce que tu fais là ?
- Je viens dire bonjour,
répondit-il le plus simplement du monde.
- Tu peux pas débarquer comme ça, tu pourrais me prévenir !
- Et comment ? En te téléphonant peut-être ?
ironisa-t-il.


Il n'avait pas tort, notre seul moyen de communication était l'armoire et à moins de s'envoyer des lettres par ce biais, je ne voyais pas de solution. Or, vu le vacarme qu'elle faisait, il valait mieux éviter de l'utiliser à tout va pour ne pas éveiller les soupçons des voisins.


- Tu as raison, il faut qu'on mette en place des règles, finis-je par répondre.
- D'accord, alors premièrement cet appartement a été le mien avant d'être le tien donc j'y fais ce que je veux. Fin du règlement, on peut passer aux choses amusantes maintenant !
- C'est pas drôle Louis, imagine que je ne rentre pas seule, comment je justifie ta présence ?
- Tu n'as qu'à me présenter comme ton drôle de cousin qui vient du fin fond de la Dordogne.


Je dus lui lancer un regard agacé pour qu'il arrête de se moquer de moi et accepte de m'aider à faire ces règles. Il y avait déjà pensé de toute façon, et c'est d'ailleurs pour cela qu'il ne m'avait pas renvoyée plus tôt dans la soirée la veille :


- Imagine que tu passes trois jours en 1912, m'expliqua-t-il, puis tu rentres chez toi au moment où tu es partie. Tu passes de nouveau trois jours chez toi avant de repartir en 1912 et de revenir le jour où tu es partie la fois précédente. Si tu fais ça, dans dix ans tu auras en fait vieilli de vingt ans et tout le monde finira par s'en apercevoir. Donc si tu décides de vivre une journée à une époque, tu ne peux pas la revivre à une autre, tu comprends ce que je veux dire ?


Il fallait se concentrer pour suivre son raisonnement, mais je comprenais ce qu'il voulait dire. C'était de la pure logique et il avait complètement raison.
A force de discuter et d'imaginer les différents problèmes que nous pourrions rencontrer, nous en arrivâmes à dresser une liste de six règles à suivre :


1. Ne pas vivre deux fois la même journée, même à deux époques différentes.


2. Ne pas décaler nos dates respectives : si nous nous donnions rendez-vous un 1er janvier, alors celui qui venait devait effectuer son voyage dans le temps le 1er janvier. Cette règle avait pour but d'éviter les paradoxes temporels et autres situations invraisemblables, où l'un aurait par exemple déjà vécu quelque chose avec l'autre, que ce dernier vivrait plus tard.


3. Toujours se donner une date de rendez-vous avant de se quitter et ne venir sans s'en être parlé auparavant qu'en cas de force majeure.


4. Ne pas aller à d'autres époques que la sienne ou la mienne. Nous ne savions pas ce que nous aurions pu y trouver, d'autant qu'en n'allant pas assez loin dans le temps, nous aurions pu par exemple tomber nez à nez avec Louis plus vieux, ou avec des personnes l'ayant connu plus jeune. Il fallait éviter ce genre de situations.


5. Ne parler à personne d'autre de l'armoire, et la protéger de toute destruction ou dommages.


6. Enfin, la dernière règle s'appliquait à moi uniquement : je ne devais pas dire à Louis ce qui allait arriver dans son futur, pour ne pas le mettre en danger en lui faisant adopter une attitude qu'il n'aurait jamais eue en temps normal. Et puis c'était un peu comme un film dont on connaît la fin à l'avance, il n'y a plus d'intérêt à le regarder. Là c'était pareil, il n'aurait plus eu aucun intérêt à vivre. A vrai dire, c'est moi qui lui avais suggéré cette règle, pensant ainsi m'épargner la délicate révélation au sujet de la guerre. Au début il ne comprenait pas, il me disait qu'il voulait savoir si jamais il risquait de mourir par exemple, car cela pourrait lui sauver la vie. J'acceptai, alors il modifia l'intitulé de la dernière règle : ne jamais lui révéler son futur, sauf en cas de danger de mort imminent. Le dilemme demeurait : comment savoir si cette guerre représentait un danger immédiat pour lui ? Il pourrait très bien s'en sortir ou même ne jamais y aller pour une raison que j'ignorais totalement.


- Voilà ! s'exclama Louis en refermant le capuchon du stylo. Il venait de finir d'écrire notre règlement. Avec ça on devrait réussir à ne pas faire n'importe quoi de cette armoire. Au fait, j'adore ce stylographe, ce sera inventé quand ?
- Je suis désolée, je ne peux pas te le dire, il ne représente pas un danger de mort imminent,
répondis-je avec dérision, essayant de chasser les pensées négatives de mon esprit.
- Je suis sûr que l'on peut en faire une arme redoutable pourtant, rétorqua-t-il en examinant l'assemblage du stylo. Puis il continua : bien, maintenant qu'on s'est occupé des choses ennuyeuses, je voudrais que tu me parles un peu de tous les objets étranges qui sont ici, j'ai l'impression que tu habites dans un laboratoire !


Il se releva et commença par me montrer la télévision.


Je lui expliquai qu'il s'agissait d'une sorte de cinéma à domicile où l'on pouvait en plus choisir ce que l'on voulait regarder. Puis il demanda à quoi servait le réfrigérateur. Pouvoir conserver la nourriture plusieurs jours grâce à un appareil qui fabrique du froid ? En voilà une bonne idée ! Il passa en revue tous mon appartement, des petites innovations telle la salle de bain séparée aux grandes révolutions comme mon ordinateur. Il lui faudrait du temps pour apprendre à s'en servir, mais il semblait en apprécier le principe. Une chose était sûre : je devais déployer des trésors d'imagination pour lui expliquer avec des mots qu'il comprenait les objets de mon quotidien.


La télévision était sans nul doute ce qu'il préférait, lui qui adorait aller au cinéma dès qu'il en avait l'occasion. Je lui proposai alors de regarder un film. Je choisis Titanic, car j'avais très envie d'avoir son avis concernant la vision de mon époque sur la sienne. L'idée le fit sourire et il acquiesça, avant de s'asseoir a l'extrémité du canapé, droit comme un piquet.


- Mets-toi à l'aise, lançai-je alors, il dure plus de trois heures !
- Je suis à l'aise,
répondit-il avec incompréhension.


Il comprit sans doute mieux ce que j'avais voulu dire lorsque je m'assis à mon tour sur le canapé, enroulée dans une couverture polaire et les pieds posés sur la table basse.


- T'es sûr ? insistai-je. J'ai d'autres couvertures et des coussins aussi.
- Si c'est comme ça qu'on regarde un film en 2012 alors pourquoi pas,
finit-il par accepter.


J'allai donc chercher un autre plaid plié au pied de mon lit, au milieu des nombreux coussins. J'avais une passion sans borne pour ces carrés de tissu rembourrés, j'en possédais des tas, cela me donnait l'impression d'être en sécurité lorsque je dormais.


- Attrape ! dis-je à Louis en lui lançant la couverture et un coussin.


Surpris, il n'eut pas le temps de lever les bras et les laissa tomber à côté de lui, l'occasion pour moi de me moquer gentiment de lui. Puis il s'installa de façon similaire à la mienne et je pus presser le bouton lecture.

https://youtu.be/OSZCFFpix2g

D'une façon générale, il fut assez surpris de l'exactitude du film par rapport à la réalité Bien sûr, certaines situations étaient exagérées, et certains dialogues impensables, car sûrement trop modernes. Mais dans l'ensemble, c'était crédible à ses yeux.


- Dommage que tu ne puisses pas en informer le réalisateur, il aurait été ravi ! dis-je pour plaisanter.


Puis je sentis rapidement qu'il se laissait prendre par le récit du film. Bien sûr, il savait comme moi que le bateau finissait par couler, puisqu'il l'avait lu dans les journaux seulement six mois plus tôt. Mais l'histoire inventée entre ces deux personnages le captivait. Le cinéma de son époque était loin de paraître aussi réaliste, en tout premier lieu parce qu'il était muet. Et puis les images étaient en noir et blanc, difficile de confondre fiction et réalité. Là, c'était différent, il semblait vivre le film comme s'il en faisait partie.


Lorsque arriva la célèbre scène de la voiture, une drôle de tension s'installa dans la pièce. Je le scrutai du coin de l'œil : il avait détourné le regard de l'écran. Ne sachant quoi faire pour détendre l'atmosphère, je mis brusquement pause et m'exclamai :


- J'ai faim ! Je vais commander des pizzas, je te montre la brochure, tu me dis laquelle tu veux ?


Il me regarda d'abord d'un air ahuri, avant de reprendre ses esprits et de saisir le papier que je lui tendais.


- Des pizzas ? dit-il étonné. Je n'en ai jamais mangé, mais j'ai entendu dire que c'était délicieux.
- Tu n'en as jamais mangé ?
lançai-je avec davantage d'étonnement. Il faut vraiment que tu essayes alors !


Il se décida pour une margherita, autant commencer par la plus simple.
Alors que le livreur venait de partir et que j'approchais la première part de ma bouche, je vis Louis me regarder avec un drôle d'air, ne sachant que faire du carton qu'il avait devant lui.


- On n'a besoin ni d'assiette ni de couverts ? questionna-t-il
- Non, regarde, ouvre la boîte, la pizza est pré-découpée, tu n'as plus qu'à la manger.
- Oh. Avec les mains donc.
- C'est ça oui.


Il souleva alors le couvercle pour découvrir la grande galette recouverte de sauce tomate et de mozzarella, et défit péniblement une part. Il allait la porter à sa bouche, quand la sauce se mit à couler en perles sur sa chemise immaculée. Je me mis à rire de bon cœur, tandis qu'il pestait en invoquant la difficulté à faire partir les tâches de tomate au lavage. Il allait devoir brosser pendant un long moment avant de récupérer sa chemise. Je lui proposai de me la laisser, nous avions à mon époque des produits très efficaces et ne nécessitant pas de frotter pendant des heures. Le mieux, c'était de la mettre tout de suite à tremper. Je lui suggérai donc de la défaire.


- C'est que... balbutia-t-il, gêné. Je n'ai rien mis en dessous.


Je ne voyais pas vraiment où était le problème, c'était un homme, il n'y avait rien de choquant à ce qu'il se mette torse-nu devant moi. Il insista cependant pour que je me tourne le temps qu'il l'enlève et enfile le t-shirt de mon frère. Je m'exécutai, mais ne pus m'empêcher de jeter un coup d'œil par dessus mon épaule. J'aperçus son dos nu, sculpté par la musculature naissante d'un jeune homme à peine sorti de l'adolescence, et rehaussé d'un grain de beauté sur l'omoplate droit. Mais je dus regarder de nouveau droit devant moi lorsqu'il s'approcha pour me donner la chemise dans la main que je tendais derrière moi. Puis je fis couler de l'eau chaude dans une bassine, ajoutai un peu de détachant et mis la chemise à tremper. Je retournai dans le salon et Louis me réclama des couverts. Au moins avec une fourchette, il était sûr de ne pas se tâcher une nouvelle fois.


Je relançai ensuite le film. Louis était toujours aussi captivé. Je vis même une larme s'écraser sur sa cuisse à la fin. Je n'étais pas dans un meilleur état, mais il était excusable pour une fille de réagir ainsi. Tous les garçons que j'avais connus jusqu'ici jouaient les gros durs en prétendant ne jamais pleurer devant un film. Ce qu'ils n'avaient jamais fait du reste. Mais Titanic n'était pas exactement le genre d'histoire qui leur plaisait, cela manquait cruellement d'hémoglobine et de grosses voitures. C'était même la première fois que voyais ce film avec un garçon, excepté Julien.


Alors que les premières lignes du générique apparaissaient, Louis se tourna vers moi, et voyant que j'avais les yeux aussi mouillés que les siens, il se mit à rire. Je ne pus m'empêcher de faire de même, tout en lui demandant de ne pas se moquer de moi.


- Je ne me moque pas ! On dit que les personnes qui sont capables de pleurer la situation des autres ont un sens de l'empathie plus élevé que celui des autres. Et on dit aussi que l'empathie est le reflet de l'intelligence. Alors non, je ne me moque pas.
- Penserais-tu donc que je suis exceptionnellement intelligente ?
ironisai-je.
- Exceptionnellement n'est pas nécessairement l'adverbe que j'aurais employé, rétorqua-t-il dans un sourire.
- Je vois. Si j'étais toi, je n'aggraverais pas mon cas, au risque de ne jamais récupérer ma chemise !
- Qui voudrait d'une chemise quand on a ceci ?


Il désignait avec humour le t-shirt de mon frère. Je savais parfaitement qu'il n'appréciait pas particulièrement ce vêtement. Mais c'était ça ou il devait montrer son torse nu à une jeune fille. Impensable n'est-ce pas ?


Il était près de 23 heures, et Louis estima qu'il était temps qu'il rentre, puisque demain j'avais cours. Mais avant, il voulait me demander quelque chose :


- Penses-tu pouvoir venir demain soir ? Marie vient d'être admise à l'hôpital des enfants malades, elle va y passer un moment je pense. J'aimerais que tu lui rendes visite, je suis sûr que vous pourriez vous entendre.


Je ne comprenais pas pourquoi il tenait à ce que je rencontre sa petite sœur. Certes, elle était malade et avait sûrement besoin de compagnie, mais j'avais peur qu'une enfant remarque davantage mes drôles de manières et ne se prive pas pour le faire remarquer.


- Elle n'en fera rien, me rassura Louis. Mes parents lui ont appris à tenir sa langue.
- Alors c'est d'accord, ça te va si je viens pour 16h30 ?
- Parfait !


Louis me montra alors comment me servir de l'armoire. Ce n'était pas très dur, tout ce que j'avais à savoir c'est qu'il ne fallait pas remonter l'horloge si je voulais arriver à la même heure que celle à laquelle j'étais partie. Sinon, je devais l'avancer ou la reculer. Mais d'après le règlement, je n'étais pas censée y toucher. Puis, je devais choisir la date en faisant pivoter les chiffres du calendrier. Il ne me restait plus qu'à abaisser les deux leviers et me voilà partie dans les recoins de l'espace-temps ! Un jeu d'enfant dit ainsi, mais j'aurais sans doute été bien incapable de comprendre ce qui se cachait dans le ventre de cette armoire.


Puis il repartit chez lui, en 1912, et me laissa seule à l'époque d'internet et des pizzas à emporter. Je jetai un œil à sa chemise qui trempait ; la tâche partirait certainement sans difficulté à la machine. Je me laissai ensuite tomber dans le canapé en poussant un soupir. Quelle soirée je venais encore de passer ! Au fond, elle était banale, mais la vivre avec un jeune homme né plus d'un siècle avant moi lui donnait un aspect totalement inhabituel. C'était comme un rêve, pas au sens où c'était merveilleux, encore que Louis était un garçon charmant et agréable, mais plutôt au sens où je devais à présent retrouver la réalité. Et cette réalité me semblait soudainement beaucoup plus fade sans le regard neuf et ingénu que Louis portait dessus. Il était comme un coup de vent frais dans mon quotidien terne et morose. J'aimais beaucoup être avec lui.


*


J'avais à peine ouvert la porte de l'armoire que ma tête qui tournait me fit m'étaler de tout mon long devant Louis, hilare.

- Est-ce ainsi que tu secoures une jeune fille en détresse ? lui reprochai-je en me relevant.
- Tu sais te moquer de moi au moment opportun, rétorqua-t-il aussitôt.


Il me tendit ensuite les vêtements que j'avais laissés la dernière fois, et j'allai me changer derrière le paravent. Je fus embêtée au moment de me coiffer, impossible pour moi de reproduire la coiffure qu'Émilie m'avait faite la fois précédente.


- Ah oui ! se rappela soudain Louis, elle m'a suggéré que tu noues simplement tes cheveux en arrière avec un ruban.


Il me tendit un bout de tissu rose poudré et j'attachai ma chevelure en queue de cheval basse. Ce n'était certainement pas aussi joli que le chignon d'Émilie, mais c'était considérablement plus rapide.


- Il y a autre chose, ajouta Louis d'une petite voix. Je ne dis pas que ça ne te va pas ou quoi que ce soit, mais il faudrait que tu enlèves le maquillage que tu portes. C'est sûrement courant à ton époque et je ne le juge absolument pas, simplement...
- Oui ?
interrogeai-je, curieuse de savoir ce qu'il avait à redire sur le trait de crayon et le discret fard que je portais.
- Ici, il n'y a que les prostituées et les actrices qui en portent, lâcha-t-il enfin, honteux de m'avoir comparée à l'une de ces deux catégories.


Mais cela me fit juste rire. Je n'allais pas prendre la mouche pour cela, il savait ce qu'il disait.


- Comme tu l'as dit, répondis-je en me frottant le visage avec de l'eau, c'est normal à mon époque de se maquiller, ce n'est pas mal vu. Mais pourquoi Émilie ne me l'a-t-elle pas dit l'autre jour ? Elle m'a bien fait enlever mon piercing.
- Il est assez délicat de dire une chose pareille. C'est sûrement pour cela qu'elle n'a pas osé le faire, mais...
- Mais tu ne voudrais pas salir ta réputation en te promenant aux côtés d'une prostituée dans la rue,
le coupai-je.
- Je ne l'aurais pas formulé ainsi mais c'est l'idée.
- Rassurez-vous monsieur Sonnenthal, me voici maintenant aussi présentable que l'on puisse l'être,
m'exclamai-je, le visage débarrassé de toute substance chimique.


Puis nous sortîmes. Louis nous fit prendre le métro pour quelques stations avant d'arriver à l'hôpital. Il se présenta à l'accueil et une infirmière portant une coiffe blanche semblable à celle d'une nonne nous indiqua le service et le numéro de chambre. Louis était fier de me montrer que l'on pouvait accéder aux étages avec un ascenseur.


- Il y en a partout maintenant, il en faudra plus pour m'impressionner, rétorquai-je avec un sourire complice.


https://youtu.be/EoaPhxNubL0


A peine sortis de l'ascenseur, je vis la chambre correspondant au numéro renseigné par l'infirmière. Louis donna trois coups et ouvrit doucement la porte. Je découvris une toute petite enfant, qui paraissait aussi frêle qu'un verre en cristal. Elle était allongée sur le lit, ses bras chétifs posés sur son ventre, et regardait avec lassitude le chêne qui perdait ses feuilles de l'autre côté de la fenêtre. Près d'elle, je reconnus la peluche que Louis avait gagnée avec moi à la fête foraine. En voyant son grand frère, elle poussa un cri de joie et se redressa soudainement. Mais cela lui arracha une quinte de toux, et Louis se précipita vers elle pour l'aider à se rallonger. Je vis à ce moment dans ses yeux tout le chagrin qu'il éprouvait face à cette petite fille si douce et si jolie, mais tout aussi malade.


- Qui est-ce ? demanda-t-elle en me désignant après avoir repris son souffle.
- Danielle, une amie, je me suis dit que ça te ferait plaisir de la rencontrer.
- C'est une amie ou ta fiancée ?
répliqua la petite avec espièglerie.


Louis sourit et lui répondit que si jamais il avait une fiancée, elle serait la première à le savoir. Elle s'adressa ensuite à moi :


- Moi plus tard je me marierai avec Augustin !
- Ah oui, qui est Augustin ?
- C'est le fils d'Edmond, notre palefrenier. Il vit avec nous à la maison, et l'autre jour il a même dit qu'il me donnerait la bague de sa mère,
expliqua Marie avec des étoiles dans les yeux.
- Moi je pense qu'il devrait plutôt en acheter une exprès pour toi, ce n'est pas gentil de prendre celle de sa maman, répondis-je.
- Ben de toute façon elle est morte donc elle la porte plus, alors c'est pas très grave.


Choquée par la spontanéité avec laquelle elle m'avait fait cette révélation, je lançai un regard plein de détresse à Louis. Il s'assit au pied du lit et demanda alors à Marie ce qu'elle voulait faire aujourd'hui. Elle allait répondre, mais fut interrompue par le médecin qui entra en grande trombe dans la chambre.


- Alors mademoiselle Marie, comment allez vous aujourd'hui ? Avez-vous beaucoup toussé ?
- Elle a eu une quinte de toux quand nous sommes arrivés, une toux grasse, comme si quelque chose lui obstruait la gorge,
répondit Louis à la place de sa sœur.
- Oui, comme du mucus ou des glaires ?


C'est à l'énoncé du mot mucus que je compris de quelle maladie elle était atteinte. Marie avait la mucoviscidose, et personne ne semblait le savoir. Les médecins avaient l'air de tâtonner pour la soigner, et de toute façon, elle ne guérirait pas, puisqu'on ne savait toujours pas se débarrasser de cette maladie à mon époque.


Le médecin nous demanda alors de sortir, car il devait l'examiner. Je me retrouvai avec Louis dans le couloir. Il m'adressa un regard empli de tristesse. Je ne savais pas quoi lui dire d'autre que la vérité :


- Je sais ce qu'elle a. Cela s'appelle la mucoviscidose.
- Tu comprends maintenant la raison cachée derrière l'armoire. Je ne l'ai pas fait que pour l'amour de la prouesse scientifique,
dit-il avec soulagement.


Oui, je comprenais. Il aurait voulu emmener Marie dans le futur pour la faire soigner. Malheureusement, on mourait toujours de cette maladie à mon époque. Je savais que ce serait dur à entendre pour lui, mais à quoi bon lui donner de faux espoirs ? D'autant qu'on ne pouvait pas se faire soigner comme ça sans carte vitale ni état civil en 2012.


- Cela ne sert à rien Louis, on ne sait toujours pas guérir la mucoviscidose chez moi. Je ne m'y connais pas très bien, mais je sais que l'espérance de vie des malades n'est pas très longue.


Ce n'était sans doute pas la chose à dire, puisque ignorant de quelle maladie sa sœur était atteinte, Louis ne savait pas non plus qu'elle avait peu de chances d'atteindre trente ans. Je vis ses yeux se remplir de larmes.


- Tu veux dire que j'ai fait tout ça pour rien ? s'emporta-t-il violemment.


J'étais tellement désolée pour lui.


- Pas forcément, je peux essayer de chercher comment la soulager, je peux demander à mon père, il est médecin. Mais je ne te garantis rien, elle souffre d'une maladie très grave.


Il se radoucit et me remercia en essuyant ses yeux embués. Le médecin sortit alors de la chambre. Il arborait un air inquiet.


- Je lui ai donné de l'aspirine et je lui ai fait une piqûre de tranquillisants. Elle est trop agitée et cela la fatigue plus que de raison. Il faut absolument que cette enfant apprenne à canaliser son énergie, elle en a bien trop besoin pour se rétablir.
- Est-ce que le mot mucoviscidose vous dit quelque chose ?
demanda soudain Louis avec impudence.


Il semblait ne pas trop apprécier l'air supérieur que se donnait le médecin.


- Muco- quoi ? répondit ce dernier.
- Laissez tomber, soupira Louis.


Nous pûmes retourner auprès de Marie. Elle s'était endormie, pas étonnant après ce que lui avait administré le médecin.


- Je ne suis pas sûre que ce soit d'aspirine dont elle a besoin, dis-je en m'installant sur la chaise disposée près de la fenêtre.
- C'est exactement ce que je me disais.


Louis s'assit sur le lit et prit la main de sa petite sœur dans la sienne. Son regard fut à nouveau empli de tristesse, et je ne savais que faire pour lui redonner le sourire. Alors je ne dis rien, je me contentai de le regarder passer sa main dans les cheveux de Marie en lui murmurant une chanson que je ne connaissais pas. Cela parlait d'une prairie, du soleil et de «tes jolis yeux rieurs - Ô Seigneur !». Les paroles étaient bien trouvées. S'il y avait un seigneur, alors c'était le moment pour lui de nous aider.

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