Chapitre 4 : Éternelle Seine
La jeune fille s'était laissée tomber sur un fauteuil crapaud à franges, et commençait à essayer de justifier sa présence.
- Je suis là depuis tantôt, j'ai demandé à la concierge, elle m'a dit qu'elle ne t'avait pas vu sortir mais j'ai eu beau frapper, tu ne m'as pas ouvert. Alors je suis allée lui demander la clé pour entrer. Et je t'ai attendu. Je commençais à m'inquiéter, as-tu vu l'heure qu'il est ? Et puis non, d'abord, d'où sors-tu ? Et qui est-ce avec toi ?
Elle semblait affolée. Sûrement autant que moi. Le seul à être serein, c'était Louis. Avant de répondre, il prit même le temps de faire les présentations.
- Danielle, je te présente Émilie, ma sœur. Émilie, voici Danielle.
La jeune fille croisa les bras en jetant un regard sévère à Louis.
- Je t'ai posé une question, siffla-t-elle entre ses lèvres pincées.
- A ton avis, dit Louis en guise de réponse. Tu sais très bien sur quoi je travaillais. Il n'y a qu'à toi que je l'ai dit.
Elle se mit à secouer frénétiquement la tête de gauche à droite.
- Non, tu te moques de moi, c'est impossible.
- Est-ce que j'ai l'air de plaisanter, répondit Louis en me désignant les bras tendus.
- Sympa, je sais pas comment je dois le prendre, lançai-je, pour rappeler que j'étais encore dans la pièce.
A l'énoncé de ces paroles, Émilie me fixa un instant en fronçant les sourcils puis son regard revint en direction de Louis.
- Prouve le moi, dit-elle à son frère.
- Tu as ton téléphone ? me demanda alors Louis.
- Oui.
Je le sortis de ma poche et montrai les photos que j'avais prises avec mon appareil. Rien que le portable en lui-même aurait pu servir de preuve, mais le cliché de Louis posant à Montmartre restait plus convaincant. Exactement comme pour moi deux jours auparavant. En voyant tout cela, Émilie mit sa main devant sa bouche pour dissimuler sa stupéfaction.
- Pardieu Louis, tu as réussi !
- On avait dit pas les jurons, répondit-il d'un ton faussement paternel.
- Au diable, Papa et Maman ne sont pas là ! Alors dis moi, c'est comment ? poursuivit-elle, tu reviens de quelle année ?
- J'étais en 2012 et Danielle est une authentique jeune fille de cette époque.
La sœur de Louis me dévisageait maintenant sans retenue, elle examinait tous les détails de ma tenue, et me bombardait de questions.
- Dites moi, vous ne portez pas de corset je me trompe ? Et pourquoi cette tenue de travestissement ? C'est la mode ou c'est pour une raison particulière ? Comme vos cheveux sont détachés j'imagine que ce n'est pas pour vous travestir réellement. Vous travaillez ? Vous avez l'air exténué ! Et vous semblez très grande aussi, c'est assez inhabituel pour une femme.
- Émilie, ce n'est pas un animal, soupira Louis en dépliant ce que je supposais être le lit de camp.
Il s'assit dessus et défit sa chemise, découvrant le maillot de corps qu'il portait en dessous.
- Mets-toi à l'aise je t'en prie ! s'exclama Émilie. Tu n'as vraiment aucun savoir vivre, on a une invitée il me semble.
- La première fois que je l'ai vue elle était habillée comme moi en ce moment, alors je ne pense pas qu'elle soit choquée.
Ils tournèrent leur regard en même temps vers moi, attendant avec fébrilité ma réponse.
- Il a raison, j'étais en débardeur. Donc non, je ne suis pas choquée.
- Merci ! renchérit Louis, je pense en savoir un peu plus que toi sur cette époque maintenant, chère sœur.
J'avais l'impression d'assister à une pièce de théâtre. Nous n'étions là que depuis quelques minutes, et déjà les répliques fusaient à toute vitesse de part et d'autre de la pièce. Je n'avais quasiment pas pu en placer une, alors que logiquement, j'aurais dû être le centre de toute leur attention.
- Et sinon, ce n'est pas une tenue pour me travestir, c'est juste que dans le futur, toutes les femmes portent des pantalons. Sauf peut-être la reine d'Angleterre, dis-je en riant.
- La reine ? s'exclamèrent-ils en chœur.
- Ben oui la reine, ayez pas l'air choqué, c'est pas la première, vous avez bien connu Victoria.
- Vous avez raison, reconnut Émilie, mais j'étais toute petite quand elle a disparu. Et alors Louis, comment est-ce, le futur ?
- Bruyant, malodorant, oppressant, mais terriblement excitant.
- Tu m'emmèneras un jour ?
- Seulement si tu jures sur ce que tu as de plus cher de n'en parler à personne.
- D'accord, alors je le jure sur mes cheveux que j'ai mis tant d'années à avoir aussi longs !
Je retins un fou rire. Si seulement elle savait que d'ici à peine dix ans, la mode serait aux cheveux coupés courts à la garçonne. Mais Louis vit mon air et me demanda pourquoi je gloussais.
- Ne le prenez pas mal, c'est juste que dans dix ans, toutes les femmes vont se couper les cheveux très courts, ce sera à la mode. Du coup je trouve ça drôle que vous juriez sur vos cheveux.
Émilie semblait déconcertée.
- Vraiment, mais pourquoi faire une chose pareille ?
- Oh, en réaction à la g...
A la guerre, ben voyons, dis leur tout de suite pour la deuxième aussi tant que tu y es !
-... à la crise, la crise économique ! C'est pas une énorme crise hein, mais un peu quand même. Ça va influencer la mode en tout cas. Ah oui et ciao les corsets. C'est pas pratique pour travailler, et comme les femmes vont aussi avoir besoin de gagner leur vie, elles vont l'enlever.
Ça au moins, ce n'était pas totalement faux.
- Ciao ? Vous parlez italien ? me demanda alors Émilie, pleine de curiosité.
- Non, c'est juste une façon de parler, ça veut dire salut.
- Oui, je sais ce que cela signifie, répondit-elle, visiblement vexée que j'ose traduire.
- Bien, lança alors Louis, je suis épuisé, j'aimerais dormir.
- Et comment allons-nous faire ? s'enquit Émilie, nous sommes trois et nous n'avons que deux lits.
Louis leva les yeux au ciel.
- Je suppose que c'est à moi de me sacrifier et d'aller dormir dans le sofa, soupira-t-il. Pourquoi es-tu là en fait ? demanda-t-il à Émilie.
- Aurais-tu déjà oublié que tu avais promis de m'emmener au Louvre demain ? Tu sais que c'est mon rêve depuis des années !
J'appris alors beaucoup sur la famille de Louis : c'étaient des bourgeois vivant sur une confortable fortune acquise au cours du XIX° siècle notamment grâce aux industries métallurgiques. Le père, Hans, ne travaillait quasiment plus, il avait délégué la plupart des responsabilités à des chefs d'ateliers et autres subalternes, pour se contenter de veiller à la bonne marche de l'entreprise une à deux fois par semaine. Le reste de son temps, il le passait avec sa famille dans une grande propriété du Hurepoix. Sa femme et mère de ses enfants s'appelait Eugénie. Elle, elle ne travaillait pas du tout, sa principale mission était de faire tourner la maison en organisant les tâches des domestiques.
Il y en avait quatre : Edmond s'occupait des trois chevaux et depuis peu de la voiture que le père avait achetée, impressionné par la commodité de l'engin par rapport à un fiacre ou à un simple cheval. Camille était à la fois le majordome et le premier valet de pied, c'est à dire qu'il pouvait aussi bien faire le service à table, que répondre aux appels reçus sur le téléphone flambant neuf, ou encore installer les invités au salon, tout en veillant sur les dépenses de fonctionnement de la maison. La famille de Louis était certes riche, mais engager un cinquième domestique n'aurait pas été raisonnable financièrement. Enfin, il y avait Paula et Carla, deux sœurs espagnoles qui avaient émigré, espérant trouver de meilleures conditions de vie en France. Elles s'occupaient de la cuisine, du linge, et du ménage. Hans les avaient engagées par solidarité entre immigrés : lui-même était né en Allemagne de parents allemands. Ils étaient venus en France pour les affaires et ne repartirent finalement jamais. Mais ce n'était pas évident de s'appeler Hans Sonnenthal dans un pays amputé de l'Alsace et de la Moselle. Alors il fallait compenser par la sympathie et la courtoisie. Heureusement, il maîtrisait à merveille l'art de la bienséance et s'était constitué un cercle d'amis et de connaissances semblable à celui de tout grand industriel du pays.
Il avait rencontré Eugénie de la manière la plus banale qui soit : leurs parents respectifs faisaient affaires ensemble, et les affaires, cela se réglait au XIX° siècle autour d'un bon repas et d'un grand cru. Exactement comme à mon époque. Les parents de Hans avaient donc invité ceux d'Eugénie à dîner. Les deux jeunes gens se plurent, les fiançailles furent annoncées et le mariage célébré dans la foulée. D'après Louis et Émilie, leur mère était déjà enceinte de leur grand frère lors de la cérémonie. Elle ne leur avait jamais avoué expressément, mais il suffisait de regarder les dates pour le comprendre. Et visiblement, cela les faisaient beaucoup rire d'imaginer la situation.
Louis était le deuxième des cinq enfants. L'aîné s'appelait Félix, il avait vingt-trois ans et finissait son service militaire dans à peine un mois. Ensuite, son père comptait bien le prendre avec lui dans l'entreprise, pour pouvoir peu à peu lui passer la main. C'est comme ça que l'on faisait dans ce genre de famille : l'aîné héritait de l'affaire.
Émilie était la troisième, elle était née seulement quatorze mois après Louis, et tous deux étaient très complices. Comme c'était une fille, de surcroît de bonne naissance, on ne lui demandait pas de savoir grand chose. Être agréable, avoir de la conversation sans toutefois être trop intelligente - au risque de paraître insolente ! - savoir tenir sa maison et maîtriser les travaux de couture. On lui trouverait un mari suffisamment fortuné pour qu'elle puisse se contenter de ces dons jusqu'à la fin de sa vie. En somme, une vie semblable à celle de sa mère l'attendait. Mais tout comme Louis, c'était une rêveuse. Elle aimait dessiner et avait même un certain talent pour reproduire les paysages autour du manoir familial. Aller au Louvre, c'était donc trouver de l'inspiration pour ses aquarelles, mais aussi admirer ce qu'avaient peint les grands maîtres.
Ensuite il y avait Jules, qui allait bientôt fêter ses quatorze ans. Le ciel l'ayant fait garçon, il avait le droit de poursuivre des études secondaires avec la bénédiction paternelle. Il venait donc d'intégrer un petit lycée de province, bien évidement exclusivement réservé aux garçons.
Puis venait Marie, la benjamine de sept ans. La pauvre enfant souffrait d'un mal peu connu, comme Louis me l'avait expliqué à la fête foraine. Elle passait son temps entre la maison familiale et les hôpitaux. On la surprotégeait, car il fallait lui éviter la moindre infection, le moindre virus, les moindres bactéries. Un simple rhume pouvait lui provoquer des quintes de toux l'empêchant alors de respirer et la forçant à recevoir de l'oxygène pour ouvrir ses bronches. Pour le moment, elle était à la maison, ce qui lui permettait d'étudier avec un précepteur, mais elle retournerait sûrement bientôt à l'hôpital. Elle appréhendait ces cures. D'abord parce qu'elles la fatiguaient énormément, et ensuite parce qu'elle se retrouvait livrée à elle-même à chaque fois. Ses parents lui rendaient régulièrement visite bien sûr, mais la stérilité maladive des chambres d'hôpital lui filait le cafard, elle qui était une enfant pleine de vie et si joyeuse. Ni Louis ni Émilie ne connaissaient le nom de sa maladie. J'avais l'impression qu'ils me décrivaient des crises d'asthme, mais les symptômes de leur sœur paraissaient trop impressionnant pour qu'il ne s'agisse que de cela.
Quant à Louis, il avait arrêté le lycée sans obtenir son baccalauréat. Ses parents étaient furieux. Qu'on le laisse préparer un tel examen était une chance et lui, il s'était contenté de tout plaquer parce qu'il en avait assez. Il n'avait rien contre les études, mais il supportait mal l'autorité. Ce que je pouvais comprendre, la discipline des lycées en 1912 n'ayant sûrement rien à voir avec ce que j'avais connu. Il s'était donc retrouvé sans formation ni travail, mais avec des rêves d'évasion plein la tête. Ses parents avaient accepté de lui acheter ce petit appartement à Paris si en échange il trouvait de quoi gagner sa vie. Cela faisait des mois qu'il était ici mais n'avait toujours pas l'intention de se mettre à la recherche d'un emploi. Voilà pourquoi son père le disait fainéant. Mais pour Louis, il ne s'agissait pas du tout de cela. Il aurait voulu lui prouver à quel point il était brillant en lui montrant sa machine mais nous étions tous les trois d'accord sur ce point : personne d'autre ne devait être au courant.
Nous n'étions éclairés que par la lueur d'une lampe à pétrole, posée sur un guéridon arrondi recouvert d'une nappe en macramé. Louis dans le canapé, Émilie sur le lit de camp, et moi confortablement installée dans le lit en bois, ils venaient de me raconter toute l'histoire de leur famille. Émilie me fit promettre que la prochaine fois, je parlerais de la mienne. A mes yeux, il n'y avait pas plus ennuyeux que la banalité du parfait modèle familial que nous représentions, mais peut-être serait-ce intéressant pour des gens de leur siècle.
Puis ils me souhaitèrent de passer une bonne nuit avant d'éteindre la lumière. Il n'y avait pas de volets aux fenêtres, uniquement des rideaux, si bien que le réverbère de la rue éclairait légèrement l'appartement. Cela n'avait pas empêché Émilie de s'endormir aussitôt. Elle avait posé sa pochette à dessins près d'elle sur le guéridon. Louis, en revanche, se débattait pour trouver une position confortable. Le pauvre avait les pieds qui dépassaient du canapé jusqu'aux mollets. Et puis il semblait avoir froid, tandis que moi, j'avais un drap, une couverture et encore un dessus de lit. Je lui apportai ce dernier en lui disant qu'il n'allait tout de même pas dormir comme ça.
- A mon époque, on ne se serait pas embêté et on aurait dormi dans le même lit, ça t'aurait évité de galérer comme ça dans ton canapé, mais bon, je suppose que cela ne se fait absolument pas pour toi, chuchotai-je.
Je pensais que j'allais l'embarrasser et je dois avouer que c'était en partie mon intention. Le voir gêné et confus m'amusait, je dirais même me plaisait. Mais pas de gêne cette fois-ci. Il me rétorqua simplement, avec un sourire espiègle :
- Alors la prochaine fois on passera la nuit en 2012.
Puis il se retourna. Sa réponse me fit rire, car je savais bien qu'il n'avait pas d'arrières-pensées et qu'il avait dit ça uniquement pour avoir le dernier mot. Mais tout au fond de mon être, elle m'avait également troublée, je ne voulais juste pas le reconnaître.
Je me glissai à nouveau entre les draps du lit. C'était bien ceux d'un appartement tenu par un jeune homme. On pouvait remarquer qu'ils n'avaient pas été lavés depuis un moment, non pas parce qu'ils sentaient mauvais, mais au contraire parce que je pouvais humer un doux parfum ambré, mélangé à une légère senteur de pomme. Sans nul doute le parfum qu'il portait. Cette agréable odeur me berça et je sombrai dans un profond et paisible sommeil.
*
C'est Émilie qui nous réveilla tous les deux, en ouvrant les rideaux et les fenêtres. Elle parlait décidément trop fort, et tout simplement trop. La voilà qui monologuait sur son excitation d'aller visiter le Louvre, de se promener dans les rues de Paris ou d'aller guinguer sur les bords de Seine.
«Guinguer ? Mais qu'est-ce qu'elle raconte ?» pensai-je alors que j'essayais de m'extirper du lit. Louis semblait avoir compris puisqu'il lui répliqua aussi sec :
- J'ai pas accepté que tu viennes ici pour te trémousser avec des types douteux.
Ok donc guinguer = sortir en boîte ? Pourquoi pas.
Émilie fit celle qui n'avait pas entendu, et me prit par le bras en continuant dans son flot de paroles :
- Il va falloir arranger cette tenue, tu ne peux pas sortir comme ça !
Apparemment, après m'avoir raconté toute l'histoire de sa famille, elle me considérait maintenant assez proche pour me tutoyer. Cela m'arrangeait. Vouvoyer quelqu'un de mon âge qui s'apprêtait à m'habiller, je trouvais cela étrange.
- Tu as de la chance, j'ai amené plusieurs ensembles car je ne savais pas ce que j'aurais envie de mettre aujourd'hui, dit-elle en ouvrant une grande valise en cuir. Par contre je n'ai qu'un seul corset, tu vas devoir faire sans. Mais tu as une silhouette fine et élancée, cela ne devrait pas poser de problème. Alors voyons voir, poursuivit-elle en sortant plusieurs tenues, laquelle te plairait ?
Elle avait disposé trois jupes sur le lit : une en velours bordeaux, et deux autres en coton, l'une noire et l'autre bleue. Les chemises étaient sensiblement les mêmes : blanches avec des détails en dentelle cousus. Je pris la jupe noire et la chemise la plus simple. Émilie me prêta aussi un corsage, destiné à être porté en dessous, ainsi qu'un jupon et des bas, et m'expliqua comment je devais assembler tout cela. Cela faisait beaucoup de couches à superposer, me dis-je en faisant ma toilette avant de m'habiller, le tout cachée derrière un paravent. A cette époque, il n'y avait pas de salle de bain dans l'appartement, les toilettes étaient sur le pallier, et à l'intérieur du studio, il y avait uniquement un évier, là où se trouvait toujours le mien en 2012. On trouvait aussi un poêle servant de chauffage et de gazinière. Louis disposait déjà de l'électricité et de l'eau courante, ce qui pour sa sœur semblait relever du miracle. Chez ses parents, on était hors de Paris, donc on allait encore chercher l'eau au puits et on s'éclairait au pétrole. «Super pratique», pensai-je.
De l'autre côté du paravent, j'entendais Émilie qui commentait les vêtements que j'avais achetés à Louis :
- J'aime bien la coupe du pantalon, mais tu n'es pas trop serré dedans ? Pareil pour la chemise, et la taille du pantalon est sacrément basse ! En tout cas, cela te va très bien. Mais tu devrais remettre tes vêtements pour sortir, ou tu vas te faire remarquer.
- Évidement, répondit Louis.
Lorsque je revins dans la pièce après avoir passé ma tenue, je le vis me regarder de haut en bas.
- La mode de notre temps vous sied à ravir mademoiselle, dit-il alors, mais ce n'était visiblement pas l'avis d'Émilie, qui se précipita sur moi pour arranger le col de la chemise et la taille de la jupe.
- Voilà ! s'exclama-t-elle, avant d'entreprendre ma coiffure.
Elle ramena mes longueurs sur le haut de ma tête et à grand renfort d'épingles et de pinces, créa un imposant chignon aplati sur le dessus, lui permettant d'ajouter ensuite un grand chapeau de paille qu'elle fixa avec une dernière épingle. Elle allait enfin me laisser respirer quand elle remarqua le piercing que je portais à l'oreille. Quelle horreur ! Il fallait absolument que j'enlève cette abomination. Je le détachai donc et le posai sur la table.
- C'est beaucoup mieux qu'à ton arrivée, se réjouit-elle alors en contemplant son chef d'œuvre.
- J'ai surtout l'impression de ne plus pouvoir bouger, me plaignis-je en touchant du bout des doigts le chapeau. Et pour les chaussures on fait quoi ? demandai-je, car j'étais venue avec une paire de tennis et je doutais que cela convienne à ma tenue.
- Eh bien..., hésita Émilie, on t'en achètera en route, je n'ai qu'une paire et tu ne peux vraiment pas garder les tiennes !
Elle alla ensuite passer la jupe bordeaux, puis se coiffa pendant que Louis s'habillait. Je pouvais apercevoir mon reflet dans la fenêtre. Ce n'était pas aussi horrible que j'aurais pu l'imaginer, à vrai dire, je m'aimais bien dans cet accoutrement.
La taille haute de la jupe soulignait ma minceur d'adolescente. Même si je n'étais pas de cet avis autrefois, la jeunesse m'allait bien. J'avais encore un teint clair et pur, ma peau n'était pas ridée, et mes yeux chocolats n'étaient pas obscurcis par des paupières tombantes. J'arrivais à garder une longue et belle chevelure brune sans trop d'entretien, et je ne faisais pas la chasse aux disgracieux cheveux blancs bientôt en majorité numérique. Les traits de mon visage étaient fins, ma bouche bien dessinée et mon petit nez en trompette adorable. Oui, j'étais sotte de ne pas me trouver belle, car je l'étais.
Je ne devais juste pas trop pencher la tête, au risque d'anéantir le haut ensemble chignon-chapeau.
Puis, une scène semblable à celle que j'avais vécue avec Louis trois jours auparavant se répéta. Mais cette fois-ci, c'est moi qui étais ébahie par ce que je découvrais dans la rue. C'était comme dans un film. Il y avait des fiacres et des tramways tirés par des chevaux, mais aussi quelques voitures dont les conducteurs portaient de drôles de petites lunettes de protection. Prêt d'un kiosque à journaux, un garçon de douze ou treize ans criait les nouvelles, journal à la main. Un peu plus loin, il y avait un cireur de souliers, installé sur le trottoir et en train de s'occuper d'un client. Il y avait des gens riches, qui déambulaient avec nonchalance sur les trottoirs. Un bras d'homme à canne pour une femme corsetée et emplumée, et ainsi de suite tout le long des grands boulevards.
Et puis il y avait les moins riches, ceux qui avaient l'air plus pressés et marchaient la plupart du temps seuls. Leurs vêtements étaient plus simples et souvent plus usés. Près d'un marché, je vis une femme mendier, ce qui au fond ne m'étonna pas vraiment. Cela n'avait pas changé à mon époque. Mais ce qui était différent en revanche, c'était l'air ambiant : il était beaucoup plus respirable, je comprenais maintenant pourquoi Louis avait trouvé que cela sentait mauvais. Les immeubles aussi étaient différents : ceux de style haussmannien paraissaient en meilleur état qu'en 2012. C'était logique quand on y réfléchissait.
En passant devant la boutique d'un cordonnier, Émilie m'entraîna à l'intérieur. Elle choisit le modèle de chaussure à ma place, estimant que j'étais trop novice en matière de mode de son époque pour prendre un tel risque. Je ressortis avec une paire de bottes à lacets et talons bobine. Quant à mes tennis, je pus les garder en les glissant dans les gigantesques poches de la jupe. Qui aurait cru que ces femmes avaient des poches aussi grandes dissimulées dans leurs vêtements ?
Puis nous nous dirigeâmes vers le Louvre. Je m'exclamai en m'apercevant qu'il n'y avait pas encore la pyramide en verre pour accéder directement au sous-sol. L'entrée se faisait donc par l'une des portes de l'ancien palais.
La visite dura toute la matinée et une partie de l'après-midi, Émilie ne cessant de s'enthousiasmer et de complimenter les tableaux. Alors que nous étions dans la galerie consacrée à la peinture italienne et qu'elle marchait quelques mètres devant nous, Louis se pencha vers moi :
- Alors, pas trop chamboulée par tous ces changements ?
- A vrai dire je m'attendais à pire, lui répondis-je, je ne suis pas tout à fait à l'aise dans ces vêtements, mais sinon ça va.
- Moi je te trouve très jolie ainsi.
Je le remerciai en rougissant. Louis était doté d'une présence et d'un magnétisme que je n'avais encore jamais rencontrés chez personne. Il m'impressionnait, aussi bien par sa taille que par cette dite présence, et en même temps, l'avoir près de moi me rassurait, m'apaisait.
Je remarquai soudain un emplacement laissé volontairement vide. Louis m'expliqua que c'est là qu'était exposée la Joconde, mais qu'elle avait été volée l'année passée.
- Ah oui j'en ai déjà entendu parlé, dis-je en me rappelant d'une émission que j'avais dû voir à la télé. Mais vous allez la récupérer et elle sera exposée sous une vitrine là-bas, expliquai-je en désignant une salle attenante. A mon époque il y a toujours des hordes de touristes devant, alors qu'en face est exposé un tableau monumental que je trouve carrément plus impressionnant.
Émilie s'était approchée pour écouter mon récit.
- Tu parles de celui-ci ? demanda-t-elle en pointant du doigt un tableau gigantesque.
- Oui je crois que c'est celui-là !
- Ce sont les Noces de Cana, il mesure plus de six mètres de haut et presque dix de large, c'est le plus grand tableau jamais peint au monde je crois, du moins c'est ce que j'ai toujours lu, expliqua-t-elle.
Louis me lança un regard qui voulait dire «quand est-ce qu'on y va ?» et je ne pus m'empêcher de lui répondre par un large sourire amusé. En sortant, nous étions affamés, alors il nous emmena manger dans une brasserie dont il connaissait le patron. Il me fit passer pour une cousine venue du fin fond de la Dordogne. Pour soit disant «justifier mes éventuels manques de manières». A cela je répondis par un regard agacé, ce qui les fit beaucoup rire.
- Je trouve que tu t'en sors plutôt bien pour l'instant, me rassura Louis. Émilie n'acquiesça qu'à moitié. Mais je la trouvais étrange par rapport aux autres alors le problème venait sûrement plutôt d'elle.
Puis il fallut la raccompagner à la gare d'Austerlitz pour qu'elle rentre à la maison, comme il avait été convenu avec leurs parents.
Alors que le train s'éloignait à peine et qu'il lui faisait encore des signes de la main, Louis commença à s'excuser du comportement de sa sœur. Elle avait les meilleures intentions du monde, mais pouvait parfois s'avérer être une personne envahissante et épuisante.
- Je l'ai trouvée sympa, le rassurai-je
- Sympa ? souleva alors Louis, qui n'avait pas compris ce que je voulais dire.
- Sympathique, corrigeai-je.
- Ah ! Parfois j'ai presque besoin d'un dictionnaire pour te comprendre.
- Et moi donc ! Ta sœur a dit un truc ce matin, je suis toujours pas sûre de ce que ça signifie, «guinger» il me semble.
- «Guinguer» tu veux dire ?
- Oui voilà !
- Ça veut simplement dire aller danser dans une guinguette, expliqua-t-il, comme si cela allait de soi. Puis je vis qu'une idée lui montait à la tête : ça te dirait de sortir ce soir ?
- Euh... Je n'ai jamais appris à danser, fis-je, embarrassée.
- Jamais, vraiment ? s'étonna Louis, avant de reprendre : ne t'en fais pas, ça vient tout seul, tu n'as qu'à te laisser guider. Tu vas voir, ce sera amusant.
Je finis par accepter. Après tout, j'étais ici pour découvrir tous les aspects de la vie de cette époque.
*
Le lieu où Louis m'avait emmenée était décoré d'une multitude de lampions et de nombreuses personnes étaient déjà présentes autour des tables mais également sur la piste située au milieu. L'air s'était rafraîchi, et j'étais bien contente d'avoir des manches longues pour me tenir chaud. Louis quant à lui s'était changé et portait un costume de couleur brune, et un canotier. A nous voir, j'avais l'impression que nous faisions partie d'une carte postale.
Nous nous assîmes à une table libre et un serveur s'approcha
- Madame, dit-il en me donnant une carte, monsieur, en tendant une seconde à Louis, si je puis me permettre un conseil, l'agneau est vraiment délicieux en ce moment.
Puis il s'éloigna aussi gracieusement qu'il était arrivé. J'avais commencé à regarder les plats mais quelque chose clochait sur ma carte.
- Hé, soufflai-je à Louis, pourquoi y a pas les prix ?
Il semblait étonné que je lui pose une telle question.
- C'est normal, ils sont sur la mienne. C'est toujours comme ça.
- Comment ça ?
- Les prix sont toujours sur la carte que le serveur donne à l'homme, puisque c'est lui qui va payer.
- Ah oui bien sûr c'est logique, ironisai-je.
- Que veux-tu dire ?
- Que si j'avais autre chose que des euros dans ma poche, j'aurais payé ma part, c'est comme ça que l'on fait chez moi.
Je n'employais pas de terme temporel volontairement, les gens autour de nous auraient pu nous entendre.
- Eh bien profites-en alors, me lança Louis d'un air victorieux.
- Tu te rends compte, renchéris-je aussitôt, si jamais je t'emmène au resto chez moi, tu devras te faire inviter !
- Décidément, je vais commencer à croire que tu cherches la guerre !
Ah, la guerre. Je n'y pensais plus, et voilà qu'il me la rappelait, alors qu'il voulait simplement me faire rire. Dans deux ans, ce serait la guerre. Et je savais que lui dire ne servirait à rien. C'était très étrange comme situation, savoir que dans quelques années, l'homme en face de moi serait peut être mort dans une tranchée de la Somme ou à Verdun. Cela pouvait être l'homme qui dansait là-bas aussi, ou encore celui qui portait cette enfant dans ses bras pour lui montrer les lampions de plus près, ou même notre gracieux serveur. Ils avaient tous l'air si heureux et paisibles en ce 1er octobre 1912. Comment imaginer que le cauchemar allait bientôt commencer ?
- Danielle ? Ça va ? me demanda alors Louis, d'un air inquiet.
- Oui oui, excuse-moi, j'étais perdue dans mes pensées.
- Viens, on danse, je n'ai pas très faim en fait.
- Moi non plus, dis-je tandis que Louis était déjà debout près de moi, à me tendre la main.
Je lui donnai la mienne et il me tira vers lui d'une force que je n'aurais pas soupçonnée.
- C'est simple, commença-t-il à m'expliquer, toi tu poses ta main gauche sur mon épaule et tu me donnes ta main droite, poursuivit-il en me prenant par la taille. Ensuite, tu suis mes pas, quand j'avance tu recules et inversement. Et en même temps, on tourne vers la droite.
Il commença à m'entraîner tout en m'expliquant. Je n'étais pas très adroite mais je compris assez rapidement les pas à faire. Ce n'était pas d'une grande complexité, il fallait surtout suivre la musique. Au début, je me concentrais en regardant mes pieds, puis je me laissai progressivement aller, et relevai la tête pour voir Louis qui me regardait avec un large sourire.
- Tu vois, ce n'était pas si dur ! s'exclama-t-il
- Non ! répondis-je en riant, étourdie par les tours que nous faisions autour de nous-mêmes.
Nous étions si proches que je reconnus le parfum que j'avais senti dans son lit la veille. C'était bien cette douce odeur d'ambre et de pomme. Je fis rapidement abstraction des gens autour de nous, et j'en arrivais presque à oublier que demain - ou plutôt dans un siècle - à huit heures, je devais être assise en amphithéâtre d'histoire contemporaine. Car oui, le plus cocasse dans tout ça, c'est que j'étais étudiante en histoire. Louis n'aurait pas pu mieux tomber pour l'accompagner dans ses voyages temporels.
Après avoir tournoyé sur plusieurs chansons, nous avions tous les deux besoin d'une pause. Mon partenaire de danse m'entraîna à l'écart au bord du fleuve. Nous restâmes silencieux un moment à contempler le clapotis mélodieux de l'eau, puis Louis se tourna vers moi :
- Finalement, que ce soit ici ou chez toi, il y a une chose qui est restée la même.
- Ah oui, quoi ? demandai-je, curieuse.
- La Seine.
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