Chapitre 2 : Adèle S.
- Vous avez de la chance que mon frère ait oublié ses vêtements sales le week-end dernier. Je les ai lavés et je comptais lui rendre la prochaine fois qu'il viendrait, mais pour l'instant, vous pouvez les prendre.
J'avais emmené le jeune homme chez moi. Nous n'allions pas rester indéfiniment dans cette cave humide et obscure, et puis il ne cessait de me réclamer d'aller voir Paris en 2012.
- Dois-je vraiment porter ceci ? demanda-t-il en attrapant du bout des doigts le jean troué et le t-shirt à tête de mort de mon frère.
- Ah oui désolée, il a un style particulier, mais croyez moi, vous ferez moins tâche qu'avec ce que vous avez sur le dos.
Je désignais du menton son pantalon parachute et sa chemise dont la coupe ne le flattait pas du tout à mes yeux.
- Sérieusement, pourquoi vous mettez des vêtements trop grands ? C'est moche et puis ça coûte plus cher en tissu.
- Ils ne sont pas trop grands ! répondit-il en se regardant dans le miroir de la salle de bain. Non, je les ai fait faire il y a quelques semaines à peine, ils sont parfaits !
- Ah parce que vous faites faire vos vêtements ?
De plus en plus amusant.
- Bien sûr, je ne vais tout de même pas les coudre moi-même !
- Non mais vous pourriez les acheter dans un magasin... Ah non attendez ! Ça n'existe pas encore c'est ça ?
- De quoi parlez-vous ?
- D'un magasin de vêtements. Où vous achetez vos vêtements déjà cousus, prêts à porter. C'est comme ça que cela s'appelle d'ailleurs, le prêt-à-porter.
- Non, jamais entendu parler ! Mais puisque nous en sommes aux moqueries sur les goûts vestimentaires, sachez mademoiselle qu'une jeune fille bien élevée ne devrait jamais dévoiler ses épaules. Ce n'est même plus une question de goûts d'ailleurs, mais plutôt de bienséance !
Sur ces mots, il ferma la salle de bain, commentant au passage l'existence de cette pièce nouvelle, et se changea.
- C'est vous qui avez voulu venir, répliquai-je au travers de la porte, à vous de vous adapter à notre façon de vivre !
Je regardai alors mon reflet dans le téléviseur. J'étais en débardeur et en pantalon, rien de choquant donc. C'était un mois de septembre particulièrement chaud.
Après quelques instants, il ressortit, et sans me laisser le temps d'ouvrir la bouche, ajouta :
- Ah et cette chose que vous portez à l'oreille, c'est laid et vulgaire, dit-il sans se retourner.
Je voyais bien à son reflet dans le miroir près de la porte qu'il souriait en même temps qu'il me faisait tous ces reproches.
- Cela s'appelle un piercing. C'est la mode, et ce n'est pas plus moche que des bretelles.
Et toc ! Qu'est-ce que tu vas répliquer à ça l'ancêtre ?
- Mes bretelles ont une fonction utile, je ne vois aucune utilité à ce «piercing».
- L'utilité est une mauvaise excuse à la laideur mon cher, rétorquai-je, en prenant une voix faussement distinguée.
Il se tourna alors vers moi :
- L'inutilité en est une encore plus mauvaise. Nous y allons ?
- Après vous, répondis-je en lui indiquant la porte d'entrée.
Il l'ouvrit, puis s'arrêta alors que j'arrivai juste derrière lui.
- Au fait, je m'appelle Louis Sonnenthal, dit-il solennellement en me tendant la main.
- Danielle Castelle, répondis-je en lui donnant la mienne, qu'il serra vivement ; dites moi, n'êtes-vous pas censé m'embrasser la main, puisque je suis une dame ? demandai-je alors, me rappelant des films historiques que j'avais vus.
- Il est vrai qu'une dame mérite toujours un tel geste, mais je ne vois personne ici dont la tenue pourrait nous faire penser qu'une présence féminine est parmi nous.
Visiblement fier de son bon mot, il se dirigea vers la sortie, s'attendant peut être à ce que je le poursuive pour prendre ma revanche. Je le vis ouvrir la lourde porte et soudain s'immobiliser lorsqu'il découvrit l'extérieur. Je me rendis auprès de lui.
- Prêt ?
- Restez avec moi s'il vous plaît, chuchota-t-il.
Il avait l'air abasourdi par tout ce qu'il rencontrait. Il regardait les voitures et les bus arriver de tous côtés, les gens sur les trottoirs, les enseignes des grands magasins, les publicités omniprésentes, et les touristes prenant des photos sans arrêt. Il s'exclama en voyant une bouche de métro. Elles n'avaient pas changé. En revanche cet arrêt là n'existait pas. Il connaissait suffisamment bien Paris et ses 10 lignes de métro ! Il fut étonné d'apprendre qu'il n'y en avait que 16 aujourd'hui. Et pourquoi y avait-il tant de voitures quand le métro était un moyen de transport si confortable et commode ? D'ailleurs, ces voitures roulaient bien trop vite pour que ce ne soit dangereux ! Et quelle était cette odeur ? A son époque aussi, cela sentait mauvais à Paris, mais au moins, il savait que cela venait des chevaux, alors que là... Moi, je ne sentais rien, mais j'étais probablement trop habituée.
Il aurait voulu voir tous les lieux qu'il connaissait bien, mais il savait qu'il n'avait pas le temps de tout faire en une seule journée. Alors il se contenta de m'indiquer une adresse où il avait l'habitude de retrouver ses amis le soir pour boire un verre et discuter. Une activité qui était donc intemporelle.
- C'était ici, au 23, mais comme j'aurais dû m'en douter, le propriétaire a changé.
- C'est le moins que l'on puisse dire, constatai-je en découvrant la devanture mystérieusement décorée d'une boutique de massages thaïlandais.
- J'imagine que ce genre d'endroit offre d'autres services ? demanda-t-il en examinant les différentes formules proposées.
- Quelle perspicacité ! Aller venez, ils vont finir par croire qu'on est intéressés, dis-je en le prenant par le bras. Ne faites pas cette tête, vous allez vite retrouver votre café grâce à votre armoire magique !
- Il est assez étrange de me dire que toutes les personnes que j'ai connues sont mortes aujourd'hui.
Euh... Oui. Mais tu parles d'un sujet joyeux.
- Pas forcément, les plus jeunes sont peut être encore vivants, répondis-je pour être polie.
- Ma petite sœur est née en 1905. Elle aurait donc 107 ans, je ne pense pas qu'elle vive toujours.
- En effet... Mais ce n'est pas comme si vous n'alliez jamais la revoir.
- Vous avez raison.
Je le ramenai chez moi. Il commençait à être tard et la soirée que j'avais passée en sa compagnie m'avait épuisée. C'était sans nulle doute la rencontre la plus curieuse de toute ma vie. J'avais vraiment besoin d'être seule pour faire le point sur ce qu'il venait de se passer.
Une fois dans mon studio, et après lui avoir rendu ses vêtements, je lui fis donc comprendre qu'il était temps qu'il retourne faire un saut dans son armoire.
*
- Quand pourrai-je revenir ? me demanda-t-il en ouvrant l'imposant meuble en bois.
- Pas demain, je ne serai pas là de la journée. Dimanche si vous voulez. Mais que cherchez vous exactement, qu'allez-vous faire après avoir vu comment on vit aujourd'hui ?
- Danielle vous êtes d'un ennui mortel, me répondit-il en levant les yeux au ciel, y a-t-il besoin de trouver une utilité au miracle de cette invention ?
- Et vous Louis, vous êtes d'un optimisme désespérément naïf, répliquai-je en l'enjoignant à entrer dans l'armoire.
- Ne voulez-vous même pas voir comment fonctionne cette invention ?
- Je suppose que pour le voir jusqu'au bout, je devrais venir avec vous ?
- Jusqu'au bout, oui, mais regardez, j'ai intégré cette horloge à quartz au panneau de la porte, et je l'ai raccordée à ce calendrier grégorien mécanique. Pour ce qui est de la machinerie interne, je devrais vous faire un long exposé sur la physique quantique et la relativité en y ajoutant une pointe de gravité, mais je doute que cela vous intéresse.
- Et vous avez trouvé tout ça tout seul ? demandai-je, tout de même curieuse de comprendre comment il avait réussi une telle prouesse.
- Non, j'ai lu beaucoup d'ouvrages et d'études traitant du sujet, puis j'en ai tiré mes propres conclusions. Douteriez-vous de mes capacités intellectuelles ? rétorqua-t-il.
- Pas du tout, au contraire, je n'ai simplement jamais entendu parler d'un certain Louis Sonnenthal, c'est donc que vous n'êtes pas devenu un scientifique renommé par la suite, alors évidemment, je suis en droit de me demander comment un monsieur personne comme vous en est arrivé à faire un truc pareil, répondis-je sans reprendre mon souffle une seule fois.
- Eh bien... Peut être ne suis-je pas encore célèbre.
Sur ces mots, il entra dans l'armoire et entreprit de régler la date de ce qu'il m'avait indiqué être le calendrier grégorien. Puis il remonta l'horloge de trois tours avant d'abaisser un levier situé à droite.
- Je dois fermer la porte maintenant.
Il s'exécuta. Je l'entendis abaisser un autre levier, avant qu'un bourdonnement assourdissant ne se fasse entendre, comme lorsqu'il était arrivé quelques heures plus tôt. Un claquement retentissant, ressemblant à celui d'un bang supersonique, mit fin au vacarme.
L'intensité du bruit m'avait obligée à m'éloigner le plus possible de l'armoire, je m'étais donc adossée à la porte de la cave, les mains sur les oreilles. Je voulus voir s'il était bel et bien parti, alors j'ouvris la porte de l'armoire. Vide, elle était totalement vide.
- C'est pas possible...
Je restai là quelques instants, à contempler la fascinante vacuité du meuble centenaire. Je me surpris à me demander si Louis était bien arrivé à «destination», si on peut dire. Je me disais aussi que j'aurais aimé venir avec lui, si je n'avais pas eu ce fichu rattrapage de TD le lendemain à partir de 9 heures.
Je finis par sortir de ma cave, pour tomber nez à nez avec une vieille voisine un peu farfelue et sans doute déjà sénile qui habitait au deuxième étage de l'immeuble.
- Mais enfin Danielle qu'est-ce que tu trafiques là-dedans ?
- Euh rien...
Vite, trouve un truc à lui dire !
- Je teste un nouvel aspirateur ultra performant mais aussi très bruyant, c'est pour un ami ingénieur qui bosse sur un projet, il m'a demandé mon avis. Ce qui est sûr, c'est que je vais lui dire de revoir le nombre de décibels de son engin !
Je n'avais jamais su mentir, mais pourtant, mon explication sembla la satisfaire, puisqu'elle me répondit avec un sourire amusé avant de remonter chez elle.
Pour rentrer chez moi, je devais passer devant toutes les boîtes aux lettres, celle de cette vieille dame comprise. Sur la sienne était écrit «Adèle S., veuve Guillaumin». Mais ça, je n'y prêtais jamais attention.
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