Effectuer le transfert de tout le monde nous aura pris presque toute la nuit. Nous y avions d'abord conduit Mike et Eline. Ils purent ainsi accueillir les enfants que nous amenions au fur et à mesure.

Je découvris que je ne pouvais pas transporter plus de deux personnes à la fois avec moi et dû donc effectuer un grand nombre d'allers-retours, entre l'île de Saint-Kilda et le quartier Londonien.

Je ne me souvenais pas avoir autant sollicité mes pouvoirs que sur ces dernières heures. Aussi, après l'ultime voyage, je me laissai tomber lourdement sur un canapé de Moïra. Tout mon corps était courbaturé et j'avais conscience que jamais je ne m'habituerais à cette sensation d'écartèlement au moment de m'éclipser.

Je sentis quelqu'un s'affaler à côté de moi et ouvris un œil pour apercevoir Eline.

- Ça va ?

Je haussai des épaules pour toute réponse. Ou plutôt, je tentai. Je me sentais si mal que je n'arrivais plus à bouger le moindre muscle.

- Je suis désolée, Eline, déclarai-je en tournant la tête pour la regarder.

- Désolée de quoi ?

J'essayai de me relever un peu pour être assise et ce fut un exercice bien plus compliqué que prévu.

- Et bien, tu as failli mourir et tu es maintenant un vampire. Tu ne méritais pas ça et si on ne s'était jamais rencontrée, à l'heure qu'il est, tu vivrais une vie normale.

- Non, je ne suis pas d'accord. Si on ne s'était jamais rencontrées, comme tu dis, je m'ennuierais, j'irais à l'université, je continuerais à sortir avec des mecs en espérant trouver le grand amour et je culpabiliserais encore à l'idée que ma famille m'ait tourné le dos.

- Parce que tu as trouvé le grand amour ? la taquinai-je.

- Ce n'est pas aussi évident que pour toi et Silver, mais je l'aime, oui.

J'observai mon amie avec attention et remarquai son petit sourire en coin. Ses yeux pétillaient avec malice et elle semblait vraiment heureuse.

- Ça fait bizarre de t'entendre dire ça. Je vous ai quitté, vous en étiez encore à vouloir vous tordre le cou mutuellement et maintenant tu me dis que tu l'aimes.

- Ben... quand on est allé au royaume des fées pour me laisser le temps d'apprivoiser ma nouvelle condition, c'est comme si on était resté là-bas neuf mois. Donc on a eu le loisir de développer des sentiments l'un pour l'autre. Et puis, tu sais, d'avoir failli mourir, ça a débloqué pas mal de choses des deux côtés. Et en plus, maintenant que je peux entendre toutes ses pensées, je sais qu'il est dingue de moi depuis longtemps.

Je secouai la tête en ricanant. C'était bon de retrouver mon amie et sa bonne humeur.

- Tu m'as manquée, Eline.

- Toi aussi, ma poule, toi aussi.

Assises l'une contre l'autre, je laissai tomber ma tête sur son épaule et elle reposa la sienne sur la mienne.

- Au fait, il est parti où le taré de service ? m'interrogea-t-elle soudainement.

- Il a profité de la confusion après... après...

La mort de Kushi me revint à la figure. Je n'y avais pas pensé, sur les dernières heures, trop occupée à faire tous ces allers-retours pour venir en aide aux enfants. Mais désormais, le poids de la culpabilité retrouvait sa place et un étau me serra le cœur. Des larmes menacèrent de couler sur mes joues et mon amie me prit dans ses bras.

- Tu n'y es pour rien, Mia. Je t'en supplie, ne t'en veux pas pour ça.

- Comment pourrais-je ne pas m'en vouloir ? C'est de ma faute si elle est morte. C'est moi qui ai envoyé cette balle sur elle.

- Ce n'est pas toi qui as tiré en premier. Mais ce monstre. Tu n'as fait que vous protéger, toi et Aaron.

- J'aurais pu la lancer ailleurs.

- Tu aurais pu. Mais tu ne savais pas ce qui allait se passer. Tu n'en avais pas conscience. Sinon, jamais tu ne l'aurais fait, on le sait très bien. Tu es du genre à te jeter devant un inconnu pour te prendre une balle à sa place, Mia. Personne ne va te juger pour ce qu'il s'est passé.

Ses paroles suffirent à ouvrir les vannes et sans pouvoir me retenir, je me mis à pleurer sans discontinuer. Au bout de quelques instants, Eline se décala et quelqu'un prit son siège pour m'enlacer. Je reconnus Silver et même si je lui en veux de son attitude envers Aaron, sa présence me fit du bien et je me laissai aller à la tristesse dans ses bras.

Ne t'en veux pas, mon cœur, ce n'est pas de ta faute.

Je serrai un peu plus son tee-shirt entre mes doigts et de gros sanglots prirent le contrôle de mon corps. Je n'arrivai pas à m'arrêter. Je ressentais une telle lassitude, une telle fatigue, comme je n'en avais jamais éprouvé dans ma vie. Pleurer ne servait à rien, j'en avais tout à fait conscience, mais c'était tout ce que j'arrivais à faire pour le moment.

Outre son embrassade, je ressentais toute l'affection et la douceur de Silver à travers notre lien. Je m'y accrochai alors. J'avais trop besoin de sentir que l'on m'aimait, malgré ce que j'avais fait.

Toute mon existence, je verrais le regard de Kushi au moment de partir. Ses yeux exempts de vie, parce que je la lui avais prise.

*

Lorsque j'ouvris les yeux, j'étais allongée dans un lit, Silver à côté de moi. Ses doigts s'étaient glissés dans mes cheveux et caressaient ma tête dans un mouvement empli de douceur. Mes paupières papillotèrent quelques instants, le temps de m'habituer à la luminosité dans la chambre.

- J'ai dormi longtemps ?

- Presque vingt-quatre heures...

Je n'étais pas plus étonnée que ça.

Un bâillement m'échappa et je m'étirai avant de me blottir contre Silver qui referma ses bras autour de moi.

- Tu n'étais pas inquiet ?

- Je savais que tu allais bien et que tu avais juste besoin de repos.

Il déposa ses lèvres sur mon front et je le sentis titiller notre lien.

Comment ça va ?

Je haussai des épaules pour tout réponse. Je me sentais mieux. Mais j'avais toujours cette tristesse qui s'était insinuée en moi, me rappelant que j'avais tué cette fille. Silver attrapa mon menton entre ses doigts et m'obligea ainsi à le regarder.

- Je le répéterai autant de fois qu'il le faudra : tu n'es pas responsable de ce qui s'est passé.

J'aurais voulu regarder n'importe où ailleurs, mais mes yeux étaient hypnotisés par ses prunelles gris acier.

- C'est juste que... sans moi, elle serait encore en vie.

- Non. Sans toi, Dominique aurait sûrement fini par la tuer. Elle, et bien d'autres enfants. Tu les as sauvés, Mia. Tu devrais être fière de toi.

- Fière ? C'est plutôt du dégoût que je ressens.

C'était vrai. J'avais honte de moi. J'avais pris la vie d'une personne. D'une jeune fille qui n'avait rien demandé. Ce n'était pas de sa faute, tout ça. À quoi cela servait d'avoir des pouvoirs, si c'était pour les utiliser ainsi ?

Silver resserra son étreinte autour de moi et je posai ma tête sur sa poitrine. Je remarquai alors quelque chose d'étrange.

- C'est bizarre... j'entends comme un bourdonnement.

Je me redressai, mais n'entendit plus rien. Alors, je replaçai une oreille sur son torse et repérai le son en question.

- Ça vient de toi. Tu ne fais pas de bruit, normalement.

- Insinues-tu que je dysfonctionne ? s'esclaffa Silver.

- Mais non... tu crois que c'est notre lien ?

- Peut-être ? C'est tout nouveau pour moi aussi, je découvre en même temps que toi.

Je repris ma position initiale et me collai un peu plus à son corps.

On peut rester encore un peu comme ça ? Je n'ai pas envie de retourner dans la réalité tout de suite.

On reste aussi longtemps que tu le désires. Ou jusqu'à ce que ton ventre le décide.

Je ricanai doucement et fermai les yeux. Silver esquissa alors des caresses dans mon dos et je me laissai à savourer cette petite bulle hors du temps.

- J'y pense, on ne va pas se faire étriper par Moïra de partager la même chambre ? m'enquis-je au bout de quelques minutes.

- Ne t'en fais pas pour ça. Eline et Mickaël ont largement repoussés ses limites pendant que tu... n'étais pas là. Et puis bon, techniquement cette cérémonie féérique correspond à un mariage humain, donc on n'est plus dans « l'illégalité » pour elle.

Je me redressai et soulevai le tee-shirt de Silver pour glisser mes doigts sur sa marque. Il ne dit rien, se contenta de me laisser faire et suivit le mouvement de ma main sur son corps.

- Un mariage, hein ? murmurai-je, comme si c'était un secret entre lui et moi.

- Tu regrettes ?

Je relevai les yeux pour plonger dans les siens. Jamais je ne pourrais regretter ce lien qui nous unissait. Il était la preuve que notre amour était plus fort que tout, nous nous retrouverions toujours, quoiqu'il nous arrive. Je me penchai alors pour l'embrasser.

- Jamais, soufflai-je tout contre sa bouche.

Ses doigts se glissèrent dans mes cheveux pour remettre une mèche derrière mon oreille.

- J'aimerais beaucoup... soupirai-je. Mais je commence à me sentir mal de rester enfermer dans cette chambre alors qu'il y a tous ces enfants qui doivent être complètement perdus et ne rien comprendre. Et j'aimerais voir comment va Aaron et...

- Arrête de te justifier, Mia. On a l'éternité pour batifoler.

Mais je te préviens, dès qu'il y a une ouverture pour, je te garde prisonnière de ce lit pendant des heures. Des jours.

Je gloussai et posai mes lèvres sur les siennes.

- Tu veux prendre une douche avant d'aller manger ?

- Je pense que ça va me faire du bien.

Lorsque je fus prête, nous sortîmes de la pièce, main dans la main.

- Je pense qu'avant tout, j'ai besoin de manger quelque chose. Je ne sais plus de quand date mon dernier repas et je ne me sens pas en super forme.

Silver me fit signe de le suivre et m'entraîna dans les couloirs. Plus nous marchions et plus j'étais impressionnée en me rendant compte à quel point tout s'était agrandi. À plusieurs reprises, nous croisâmes enfants et adolescents que j'avais vu sur l'île de Saint Kilda. Tous m'observaient en passant à côté de moi et je me sentais de plus en plus mal à l'aise, à mesure que nous nous approchions de la cuisine.

Lorsque nous y entrâmes, Lazarus, Mike, Eline et Aaron, tous attablés, se retournèrent dans un même élan.

- Euh... Bonjour.

C'était la première fois que je les revoyais tous, depuis que nous avions quitté l'île et j'étais assez gênée, je ne savais pas comment me comporter.

Mike fut le premier à réagir. Il se leva et traversa la pièce, un sourire aux lèvres.

- Viens dans mes bras, toi.

Je le laissai m'enlacer et répondis à son embrassade en retour. Sur les derniers mois, Mike et moi avions tissé une réelle amitié et je sentais à son étreinte qu'il était soulagé de m'avoir retrouvée. Je me rendais compte à quel point il s'était inquiété pour moi, j'en étais vraiment touchée.

- Allez, va manger. Maintenant qu'Eline est un vampire, il y en a plus pour toi, plaisanta-t-il en s'écartant.

Je levai les yeux les yeux au ciel et laissai échapper un rire.

- Hé, ho ! Va te faire voir ! rétorqua Eline.

Silver était aller fouiller dans le réfrigérateur, à la recherche d'une bouteille de sang et j'allais m'asseoir à côté de mon amie, me retrouvant ainsi face à Aaron. Ce dernier restait les yeux baissés sur son assiette, n'osait les relever pour me voir.

- Comment ça va ? lui demandai-je doucement.

Il releva alors la tête, le regard empli de remord.

- Pas super... Des bribes de souvenirs m'apparaissent progressivement et je suis de plus en plus dégouté par ce qui me revient, avoua-t-il.

- Ce n'est pas de ta faute, tu le sais.

- Tout comme ce n'est pas la tienne, me répondit-il du tac au tac.

- Ce n'est pas pareil. J'ai tué quelqu'un.

Tout autour de nous, le silence se fit soudainement et chacun regarda son plat ou son verre de sang avec fascination.

- Tu crois que j'ai fait quoi, ces dernières semaines ? Il arrivait quoi à ces enfants qui disparaissaient du centre ? Ils ne partaient pas ailleurs, comme on le faisait croire, gronda-t-il.

- Je le sais.

Son énervement redescendit aussitôt. Il ne s'attendait pas à cette réponse.

- Toujours la reine de la subtilité, toi, râle Mickaël.

Cette réflexion me fit l'effet d'un choc.

Non, non, non. Je ne voulais pas de son pouvoir. Pas comme ça. Je commençai à paniquer, ma respiration s'accéléra et ma vision se fit plus floue. Silver s'assit à côté de moi et m'obligea à le regarder en prenant mon visage dans ses mains. Je relevai alors les yeux et me perdis dans ses billes grises.

Respire, Mia. Calmement et lentement.

Je m'efforçai de suivre son conseil et retrouve finalement mon sang-froid.

- Tu ne m'as pas dit que tu éprouvais une sensation de chaleur, au moment d'acquérir un nouveau pouvoir ?

J'acquiesçai lentement, en partie soulagée.

- Si. Mais peut-être que je ne m'en suis pas rendue compte ? Il s'est passé tellement de choses, là-bas... j'ai un peu perdu le fil.

- Si tu veux en avoir le cœur net, le mieux est d'essayer, suggéra Silver.

- Mais je fais quoi ?

- Tente de nous donner un ordre.

Levez-vous, essayai-je de leur intimer.

Mais tout le monde resta assis, à mon plus grand soulagement.

- On est censé avoir fait quelque chose ? interrogea Mike.

- Et c'est moi la reine de la subtilité, c'est ça ? râla Eline en haussant les yeux au ciel.

- J'ai essayé de vous demander de vous lever, mais ça n'a pas marché... Je ne sais pas si je m'y suis bien prise...

- Où, peut-être que tu ne peux pas récupérer le pouvoir d'une personne que... tu... enfin... commença à raisonner Aaron.

- Que j'ai tué ? finis-je pour lui.

Personne n'osa acquiescer.

Son esprit affuté m'avait manqué et j'espérai de tout cœur que sa théorie était la bonne. Tout en prenant une tasse pour me servir du thé, je m'accrochai à cette idée autant que possible.