Chapitre 8
Debout dans cette allée, Silver et moi n'avions pas encore rompu le contact visuel. Le temps semblait s'être arrêté et j'avais soudainement conscience de tout ce qui se passait autour de moi. Cela faisait des mois que je n'avais pas utilisé mes pouvoirs et c'était comme si tous mes sens étaient décuplés : mon ouïe me permit d'entendre le vent qui soufflait les feuilles sur le sol, le bruit des voitures qui circulaient au loin dans la rue, des feulements distants qui ressemblaient à une bagarre entre deux chats, les rires des personnes assises à une terrasse proche de nous.
Mon odorat, lui, me dit que les poubelles du restaurant à côté n'avaient pas été ramassées depuis quelques jours déjà, que les nuages passant au-dessus de nous étaient chargés d'humidité et qu'il n'allait pas tarder à pleuvoir.
Ma vue, elle, me montra les traits transformés du beau visage de Silver. J'avais du mal à le reconnaître sous ce masque diabolique. Tout son corps était tendu, comme prêt à passer à l'attaque. Étais-je censé être sa proie ?
Je ne savais pas à quoi m'attendre de sa part. Il en était peut-être de même pour lui. L'air était chargé de tension et j'ignorais quelle serait l'issue de cette situation.
- C'est moi ou une énorme limace visqueuse vient de faire fuir ce pauvre type ? s'enquit-il.
Je ne m'attendais pas du tout à cette question. J'écarquillai les yeux et ouvris la bouche, mais aucun son n'en sortis, ma voix restait bloquée dans ma gorge. Je ne savais pas quoi répondre à cela. Je cherchais encore quoi dire, lorsqu'il éclata de rire. Ses canines revinrent à une taille normale et ses yeux reprirent leur couleur grise que j'aimais tant. Je retrouvais le Silver que je connaissais.
- Mia ? Je crois qu'il faut qu'on ait une conversation tous les deux.
Il s'approcha de moi et, par réflexe, je reculai d'un pas. Il leva les mains en l'air, comme pour me montrer qu'il ne me voulait aucun mal. J'avais l'impression d'être un petit animal sauvage qu'il devait essayer d'apprivoiser.
- Mia, je sais que ça doit te faire un choc. Mais crois-moi, si j'avais eu envie de m'en prendre à toi, j'aurais déjà eu l'occasion à maintes reprises. Tu sais pouvoir me faire confiance, reprend-il en me tendant une main en signe de paix. Et puis, je crois que s'il le fallait, tu serais capable de te défendre sans soucis.
Il me fit un clin d'œil et un petit sourire pour me rassurer et je continuai de l'observer sans bouger.
Bizarrement, j'étais plus effrayée par le fait que mon secret soit divulgué que par son statut de vampire. Cela faisait maintenant des mois que je n'avais pas utilisé mes pouvoirs, faisant tout pour être le plus normale possible et il fallait que tout tombe à l'eau.
Au fond de moi, une petite voix me dit que je pouvais lui faire confiance et j'attrapai ses doigts. Pourtant, je restai incapable de bouger, muette comme une carpe, à le fixer avec de grands yeux ronds.
- Mia, réponds-moi s'il te plaît, me supplia Silver tout en s'approchant un peu plus de moi.
Je vis qu'il avançait une main vers moi, la monta lentement vers mon visage. Quand il en posa le dos sur ma joue, la fraîcheur du contact me sortit soudainement de ma torpeur.
Je clignai des yeux, comme si je m'éveillais d'un rêve. Ma paume s'appuya alors sur la sienne et je lui répondis :
- Je crois qu'il faut qu'on ait une discussion, en effet.
*
Silver m'emmena en direction d'un bar que je ne connaissais pas. Il n'avait pas lâché ma main depuis que nous étions sortis de cette ruelle. Comme s'il craignait que je prenne la fuite aussitôt qu'il ne la tiendrait plus. Je n'en avais pas l'intention, mais je ne pouvais pas dire que j'étais contrariée qu'il n'ait pas romput le contact, alors je me tus et continuai d'avancer à ses côtés.
Une fois entrés dans le bar, un serveur apostropha Silver :
- Salut mec, comme d'habitude ?
Le vampire se tourna vers moi et me demanda :
- Tu veux quelque chose à boire ?
- Quelque chose de fort, répondis-je en hochant de la tête.
- Comme d'habitude pour moi et un whisky pour elle, commanda-t-il au serveur avant de se diriger vers une table au fond de la salle.
Assis l'un en face de l'autre, nos mains étaient toujours enlacées. Je levai les yeux et croisai le regard de Silver. Je pus y lire de l'amusement et une infinie douceur.
- Je...
- Pourquoi... m'interrompit-il.
Il rit doucement, puis me fit signe de commencer.
- Tu n'étais pas censé aller aider ton frère ? Il ne va pas se poser des questions ? demandai-je.
- J'étais au téléphone avec lui quand je t'ai entendu crier, je lui ai dit qu'il devrait se débrouiller sans moi et je suis aussitôt venu à ta rescousse. Quoique tu n'aies pas eu besoin de mon aide finalement, ajouta-t-il avec un sourire.
Je baissai les yeux sur nos deux mains toujours liées ensemble. Je ne savais pas par où commencer et les questions se bousculaient dans ma tête. Le silence fut interrompu par Silver :
- Je pense que tu comprends mieux pourquoi je ne voulais pas que l'on se côtoie ?
- Parce que tu es un vampire ? répondis-je en chuchotant le dernier mot.
- Tu n'as pas besoin de chuchoter. On est en sécurité ici, me rassura-t-il tout en caressant ma main d'un va-et-vient avec son pouce.
- Comment ça ? demandai-je en relevant la tête pour le regarder.
Seules les personnes comme nous ont le droit d'être ici. En fait, un sortilège a été lancé de sorte que l'idée ne viendrait même pas à une personne « normale » de vouloir y prendre un verre. Imaginons qu'Eline passe devant l'établissement et nous aperçoive, elle t'appellera et te proposera de sortir la retrouver, d'aller boire un verre ailleurs. Elle ne pourra pas se l'expliquer, mais elle ne pensera pas à te rejoindre à l'intérieur.
Je sentis un mouvement de panique monter en moi. Cela voulait dire qu'en étant bêtement assise dans cet établissement, je faisais savoir à tous ceux présents ici que je n'étais pas une simple humaine. Moi qui voulais garder cette part de moi secrète...
- Et voilà les jeunes ! Un whisky et un Bloody-bloody Mary.
- Un Bloody-bloody Mary ? répétai-je, intriguée.
- C'est juste un verre de sang, mais notre ami Max ici présent trouve très drôle de détourner le nom du célèbre cocktail.
Un verre de sang. Je le fixai sans pouvoir décrocher mes yeux du liquide couleur rouge vif. Les battements de mon cœur accélérèrent légèrement et mon corps se crispa. Silver avait dû le sentir, car il raffermit sa prise sur ma main et me força à le regarder en soulevant mon menton de son autre main.
- Mia. Tout va bien, je te le promets. Respire un coup et détends-toi. Comme tu l'as déjà dit, je suis un vampire. Un vampire boit du sang, je n'ai pas le choix. Et après les émotions de ce soir, je pense avoir bien mérité un remontant, plaisanta-t-il en prenant son verre pour en boire une gorgée.
J'acquiesçai lentement et mes yeux tombèrent sur le verre de whisky que le dénommé Max venait de déposer sur la table. Je l'attrapai et le portai à mes lèvres. L'odeur me piqua le nez, mais j'ouvris quand même la bouche et en bus le contenu d'une traite.
J'eu aussitôt la sensation que ma gorge était en feu et je fus prise d'une quinte de toux. Il me fallut quelques instants pour me calmer.
- D'accord, commençai-je tout en essayant de reprendre une certaine contenance. Donc tu es un vampire. Comptais-tu me le dire un jour ?
- Et toi, comptais-tu me dire un jour que tu n'es pas une simple humaine ? répliqua Silver.
Il marquait un point.
- Pas vraiment... reconnus-je en faisant la moue.
- Bon, reprit-il en souriant, explique-moi un peu. Qu'est-ce que tu es ? Que sais-tu faire ?
- Je ne sais pas trop, commençai-je timidement. Je peux faire prendre vie à tout ce que j'imagine dans ma tête, mais avec une durée limitée.
- C'est-à-dire ?
- Je canalise mes pouvoirs grâce à mes mains et lorsque je les referme en poings, c'est comme si j'appuyais sur un bouton « off », tout disparaît, expliquai-je.
- C'est ce que tu as fait tout à l'heure avec l'autre tordu ? En faisant apparaître cette limace ? me demanda-t-il amusé.
- C'est la première chose à laquelle j'ai pensé... J'ai un peu paniqué, lui avouai-je. D'ordinaire, je suis capable de faire des choses plus subtiles.
- Et tu t'es servie de tes pouvoirs depuis que tu es arrivée ici ? me demanda Silver tout en rebuvant dans son verre.
- Non. Je voulais pouvoir vivre une vie normale, sans pouvoirs, sans contraintes... Et pour ça, depuis le jour où je suis partie de chez moi, j'ai pris la décision de ne plus les utiliser.
- Pourquoi vouloir vivre une vie normale comme tu dis ? C'est ce que tu es, ça fait partie de toi, tu ne devrais pas à en avoir honte.
- Je n'ai pas honte. Je...
J'hésitai à continuer. S'il savait maintenant pour mes pouvoirs, c'était autre chose de lui expliquer la raison m'ayant poussée à arriver dans cette ville, toute seule.
- Tu n'es pas obligée de me répondre maintenant, Mia. Tu m'en parleras en temps voulu, quand tu en ressentiras l'envie.
- Merci, lui répondis-je avec un sourire.
Je respirai profondément puis repris :
- Alors, un vampire ? Depuis combien de temps ?
- Je ne suis pas un vieux croulant de plusieurs siècles si c'est ça que tu te demandes, rit-il. J'ai été transformé en mille neuf cent soixante-trois, alors que j'avais vingt-sept ans. Il y a quelque chose qui m'intrigue, reprit-il, si tu es un être surnaturel, tu sais que les vampires, loups-garous et consorts ne font pas partie de l'imaginaire collectif. Tu ne te doutais de rien ?
- Comment ça ? demandai-je.
- Outre mon manque d'appétit et ma peau froide, il n'y a pas quelque chose qui t'a semblé sortir de l'ordinaire ? Comme lors de notre première rencontre au cinéma ?
À cet instant, quelque chose fit tilt dans ma tête et mon cœur rata une pulsation.
- Tu veux dire que je n'ai pas imaginé ça toute seule ? conclus-je choquée.
- Tu aurais une sacrée imagination. Pourquoi croire ça ?
- Et bien... cela faisait déjà plusieurs mois que j'avais décidé de ne plus utiliser mes pouvoirs et sur le moment je me suis dit que c'était à cause de ça. Je n'ai jamais passé autant de temps sans m'en servir, aussi, j'ai pensé que je commençais à devenir dingue et qu'ils me faisaient imaginer des choses à force de trop les garder silencieux.
Silver se mit à rire franchement puis resserra sa prise sur ma main et soudain le noir se fit. Mes yeux mirent plusieurs secondes à s'acclimater au manque de lumière. Au bout de quelques instants, je reconnus la salle de cinéma. Silver se tenait assis sur le siège à côté de moi.
- Que sais-tu sur nous ? me questionna-t-il en s'affaissant dans son fauteuil et relevant nos deux mains enlacées qu'il ne lâchait pas du regard.
- Les vampires ? Pas grand-chose... Seulement ce que j'en ai lu dans les livres ou vu dans des films... J'imagine que pour en devenir un il faut d'abord mourir et que vous devez vous nourrir de sang pour survivre.
Il hocha la tête pour acquiescer et continua :
- Tu as les bases. Mais tu sembles ignorer que chaque vampire à une compétence différente. La mienne, c'est que je peux entrer dans l'esprit de la personne que je touche et y créer les illusions que je souhaite.
- Ce qui veut dire qu'on se promène actuellement dans ma tête, pendant que nos corps sont toujours dans le bar ? essayai-je de comprendre.
- Exactement, me répondit-il en souriant.
- C'est ce que tu as fait sur ton frère, quand on s'est croisés dans la rue ! m'exclamai-je soudainement. Pourquoi ?
- Parce qu'il voulait te dire bonjour et que j'aime mon frère, mais je m'en méfie comme de la peste.
- Et pourquoi avoir utilisé ton pouvoir sur moi quand on s'est rencontrés la première fois ?
- Honnêtement ? J'ai perdu le contrôle.
- Comment ça ?
- Je ne vais pas utiliser ma capacité à entrer dans la tête des gens dès que je suis en contact avec leur peau. Tu noteras que je t'ai touché à plusieurs reprises depuis et que ça n'est plus arrivé.
J'acquiesçai de la tête pour lui montrer que j'intégrai ce qu'il me disait.
- Cela faisait déjà plusieurs jours que je t'avais vue te promener dans la rue, une carte à la main, à chercher ton chemin. À vrai dire, j'ai vu l'autre idiot jouer son petit numéro avec toi, me confia-t-il avec un sourire en coin. Je ne sais pas pourquoi, poursuivit-il, mais les jours suivants, j'étais obsédé par toi. Je voyais ton visage dès que je fermais les yeux et je n'avais qu'une envie, c'était de te rencontrer.
Je rougis, gênée, mais le laissai continuer :
- Je croyais te croyais humaine. Et à cause de ça, je ne voulais pas t'approcher. Non pas que je ne sache pas me comporter comme il faut avec eux. La dernière fois que je m'en suis pris à quelqu'un pour boire du sang, c'était il y a plus de quarante ans. Non, je ne voulais pas t'approcher, car je sentais vouloir plus que te posséder pour une nuit. Je sentais qu'entre toi et moi ça pourrait devenir sérieux si tu en avais envie. Appelle ça un coup de foudre si tu le souhaites, ajouta-t-il avec un haussement d'épaules. Dans tous les cas, je ne voulais pas imaginer quoique ce soit avec toi si je devais te mentir et te cacher qui j'étais vraiment.
- Pourquoi avoir changé d'avis alors ? lui soufflai-je doucement.
- À cause de toi.
Je fronçai les sourcils en entendant sa réponse. Moi ? Mais qu'avais-je fait ?
- J'ai passé mes journées à te suivre et à t'étudier, j'étais complètement envoûté. Et ce que j'ai vu de toi n'a fait que renforcer ce sentiment de vouloir te connaître. Tu imagines ? J'ai même tenu le compte des jours sans te parler... C'est flippant, ajouta-t-il en riant.
Alors, cette sensation d'être observée dans la rue n'était pas uniquement due à ma paranoïa. Et le fait qu'il se trouve sur mon lieu de travail, dans le même bar que moi ou encore dans la bibliothèque quand Mattis s'était montré un peu trop entreprenant, n'était pas un hasard.
- Donc, après réflexion, j'ai décidé que j'allais prendre le risque et que je verrais bien où ça nous mènerait. Mais tu sais quoi, Mia ? me demanda-t-il.
Je fis non de la tête tout en gardant mes yeux fixés sur lui. Il détacha son regard de nos mains pour le plonger dans le mien et j'en eus le souffle coupé.
- Maintenant, je sais que nous faisons partie du même univers toi et moi et je ne te laisserai pas t'envoler aussi facilement, déclara-t-il avec un sourire qui remonta jusqu'à ses yeux.
- J'ai remarqué que tu ne m'as pas lâché la main depuis qu'on est sortis de cette ruelle...relevai-je.
- J'ai remarqué que tu n'as pas essayé de la récupérer non plus...rétorqua-t-il.
- Silver, ramène-nous dans la réalité, s'il te plaît, le pressai-je.
Il me lança un regard interrogatif, mais ne fit rien.
- Silver, s'il te plaît, j'aimerais sortir d'ici, insistai-je avec une idée derrière la tête.
Je vis dans ses yeux qu'il ne comprenait pas pourquoi je le lui demandai aussi soudainement, mais une fraction de seconde plus tard nous étions de nouveau assis à la même table, nos consommations toujours entre nous, et nos deux mains toujours enlacées. Je quittai ma chaise et détachai ma main de la sienne. Silver se leva aussitôt :
- Mia, attends, je t'en prie. Je ne sais pas ce que j'ai dit ou fait de mal, mais...
Je ne le laissai pas finir sa phrase et saisissant son visage entre mes mains, je me hissai sur la pointe des pieds pour poser mes lèvres sur les siennes.
Après un instant d'hésitation, je sentis les bras de Silver m'entourer la taille et me serrer un peu plus contre lui.
Mon cœur battait la chamade, c'était bien la première fois que je me montrais aussi entreprenante avec un garçon.
Quand j'ouvris les yeux, j'aperçus des milliers de petites étoiles qui volaient tout autour de nous.
- On dirait que tu n'es pas le seul à ne pas toujours maîtriser tes pouvoirs... badinai-je.
Mais je n'eus pas le temps de finir ma phrase car Silver se penchait sur moi pour m'embrasser à nouveau.
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top