Il avait été décidé que le temps que Lazarus puisse trouver exactement dans quel bâtiment était retenu Silver, je continuerais de m'entraîner avec Aaron.

Comme il était maintenant évident que je n'avais pas le droit de montrer mon visage à l'extérieur de l'immeuble, ce dernier m'entraînait durement à maîtriser la métamorphose aussi bien que lui.

Nos séances ne se résumaient plus qu'au matin. Nous remontions grignoter quelque chose à midi, puis retournions nous exercer jusqu'à ce qu'il soit à nouveau l'heure de manger.

Cela faisait maintenant dix jours que je n'avais pas croisé Eline. Je savais qu'elle m'évitait. Je savais qu'elle s'en voulait pour ce qui s'était passé. Je savais aussi que j'aurais dû faire quelque chose pour la rassurer et lui dire que je ne lui en voulais pas, mais pour le moment, toutes mes pensées étaient focalisées sur Silver. Ma priorité numéro un était de le retrouver.

Aaron et moi étions assis dans la cuisine, en train de manger un repas après nous être entraînés toute la journée.

- Aaron ?

- Oui ?

- Est-ce que tu sais combien de temps ça peut prendre encore, avant que Lazarus ne trouve où est Silver ?

- Je ne sais pas. Suite au désastre de la dernière fois, il doit être encore plus prudent que d'habitude. Alors ses recherches prennent plus de temps. Mais ne t'en fais pas, nous devrions être fixés d'un jour à l'autre.

J'acquiesçai en silence.

D'un jour à l'autre, on allait enfin passer à l'action.

Je n'avais qu'une hâte, celle de pouvoir servir à quelque chose. Coincée dans cet appartement, je sentais que j'étais en train de devenir dingue. Il fallait que je sorte, il fallait que je sois utile. Il fallait que l'on retrouve Silver.

Je me levai de table et me dirigeai vers le lave-vaisselle pour y déposer mon assiette et mes couverts.

En me relevant, je pris appui contre le plan de travail et repris :

- Je sais que tant que je suis en vie, cela veut dire qu'il l'est également. Mais est-ce qu'ils peuvent lui faire du mal ? Est-ce qu'il peut souffrir par ma faute ? demandai-je, sentant les larmes monter.

Aaron posa ses couverts dans son assiette, s'essuya la bouche et releva la tête pour fixer ses yeux sur moi.

- Je ne vais pas te mentir Mia. Lazarus et moi-même essayons de propager l'idée que peu importe qui nous sommes, nous sommes tous égaux. Malheureusement, il existe bien des personnes qui pensent que les humains et les êtres fantastiques ne devraient pas cohabiter ensemble. Et encore plus les êtres tels que les loups-garous, les vampires... L'Homme n'a jamais été aussi imaginatif que lorsqu'il s'agit d'inventer un moyen de torturer les autres. Je ne pense pas que Silver passe un bon moment, mais je garde une chose en tête, c'est que tant que tu es debout devant moi, cela signifie qu'il est encore là, quelque part.

Je hochai la tête, les yeux perdus dans le vague.

Tant que je suis encore debout.

- Va te coucher, Mia, m'intima doucement l'enchanteur. Tu as besoin de repos. Et on ne sait jamais, demain sera peut-être le jour où on aura des nouvelles de Lazarus.

*

Deux jours passèrent. Deux jours pendant lesquels je continuais de m'exercer comme si ma vie en dépendait.

Je ne croisais toujours pas Eline. Mickaël, lui, venait prendre des nouvelles de nos entraînements et passe beaucoup de temps avec elle. Mais je sentais qu'au fond de lui, il était comme moi. Tel un lion en cage qui tournait en rond et n'attendait qu'une chose : le moment où il pourrait se jeter au cou de ses victimes.

L'après-midi, alors que j'étais en train de m'entraîner à faire apparaître des armes en tout genre - je préfèrais me préparer à toute éventualité - Aaron me fit signe de m'arrêter.

- Je viens de recevoir un message de Lazarus, m'annonça-t-il.

Les battements de mon cœur accélérèrent.

- Il est dans l'appartement et nous demande de monter, il a du nouveau, reprit-il.

Je fis aussitôt disparaître tout ce que j'avais fait apparaître cet après-midi et me dirigeai vers la porte, tout en m'efforçant de ne pas courir.

Une fois le seuil de l'appartement franchi, j'avançai droit vers le salon, là où je pense que je trouverai Lazarus.

- Mia, comment vas-tu ? m'interrogea ce dernier.

- Tout dépendra de la raison de votre présence, lui répondis-je du tac au tac.

Lazarus me sourit doucement et me fit signe de prendre place sur le canapé. Je n'avais aucune envie de m'asseoir. Au contraire, j'étais si nerveuse que j'avais plutôt envie d'aller taper dans un punching-ball pour évacuer tout ce stress. Mais je savais que Lazarus ne me dirait rien tant que je n'aurai pas posé mes fesses sur le sofa.

- Je sais où se trouve Silver, lâcha-t-il.

Mon cœur rata une pulsation.

- Mais nous ne pouvons pas nous rendre sur place comme ça, annonça-t-il. Il va nous falloir un minimum de préparation.

- Vous avez un plan ? demandai-je.

- Toi et Aaron maîtrisez la métamorphose. L'idéal serait de trouver deux personnes dont vous pourriez prendre l'apparence afin de rentrer dans l'immeuble sans attirer l'attention. Je propose que nous procédions à une observation des lieux durant quelques jours, puis que nous décidions qui seront ceux en qui vous vous métamorphoserez.

- Cela veut dire qu'il va falloir sortir ? m'enquis-je.

- Oui.

- Et que je vais pouvoir venir moi aussi ?

- Oui, Mia, confirma-t-il.

- Vous n'allez pas me demander de rester dans l'appartement, en sécurité ? Je vais vraiment pouvoir aider ? insistai-je.

- Je pense que c'est plutôt l'inverse, Mia. Nous allons t'aider. Tu as plus de pouvoirs que Mickaël, Aaron et moi réunis et tu n'as peut-être même pas découvert toute l'étendue de tes possibilités. Notre job à nous sera de faire en sorte que tu sois en sécurité, tout du long.

Sous le coup d'une impulsion, je me jetai dans les bras de Lazarus.

- Merci. Merci pour tout ce que vous faites pour moi. Et pour Silver, ajoutai-je.

Quand je me détachai de lui, je pus voir qu'il était un peu embarrassé et ses joues avaient viré au rouge.

- Ce n'est rien, c'est tout à fait naturel, me répondit-il en se raclant la gorge. Je vais aller chercher Mickaël afin que nous puissions décider tous ensemble de la suite des évènements.

- Est-ce qu'Eline peut aussi assister à notre entretien ? Je sais que moins elle en sait, mieux elle se porte. Mais je pense qu'on est d'accord pour dire qu'elle va rester dans l'appartement pendant que l'on ira chercher Silver. Alors si elle pouvait au moins savoir ce qui va se passer et se sentir intégrée... je crois que ça lui ferait du bien, notai-je.

- Bien sûr. C'est tout à ton honneur d'y penser. Je m'occupe d'aller chercher tout le monde alors.

En attendant que Lazarus revienne avec les autres, je préparai du thé. J'avais besoin de m'occuper, ne pas laisser mon esprit divaguer sur des pentes glissantes.

Eline rentra dans le salon, précédée de Mickaël. Quand nos yeux se croisèrent, les siens se remplirent aussitôt de larmes. Ils vinrent alors s'asseoir à côté de moi, Eline entourée de nous deux.

Je n'arrivai pas à la regarder vraiment. J'avais l'impression que ma carapace allait se briser si je la laissais voir en moi. Et j'avais besoin de la maintenir en place. Alors sur le moment, je me contentai de serrer sa main dans la mienne et de ne pas la lâcher, continuant à regarder devant moi.

À mes côtés, je pus sentir les épaules d'Eline se secouer, accompagnant les sanglots qu'elle relâcha soudainement.

Quand Aaron vint s'installer à son tour, Lazarus prit la parole :

- Comme je l'ai déjà annoncé à Mia, je sais à présent où est retenu Silver.

- Où ? demanda Mickaël d'une voix tranchante.

Aussitôt, je me sentis mal. Je n'étais pas la seule à souffrir de l'absence de Silver. Lui et Mickaël avaient vécu ensemble depuis si longtemps. Ils étaient frères. Pourquoi ma douleur et mon inquiétude seraient plus légitimes que celles de Mickaël ?

Il fallait que je songe à m'excuser de ne pas avoir été plus présente auprès de lui.

- J'avais vu juste en pensant qu'il était retenu dans un immeuble du Midtown, reprit Lazarus.

- Et donc, vous savez dans lequel, j'imagine ? intervins-je.

Personne ne me fit remarquer mon impertinence.

Est-ce que le fait d'être triste et malheureuse à cause de l'enlèvement de Silver me donnait un passe-droit pour être désagréable avec tout le monde ? Je détestais cette situation. Je détestais que l'on ne me remette pas à ma place. Je détestais qu'on essaie de me ménager comme si j'étais une petite chose fragile.

- Il est dans un immeuble qui appartient à une organisation privée de renseignements. Mes contacts pensent qu'il doit être retenu quelque part dans les sous-sols.

Lazarus tourna les yeux vers moi et les laissa glisser sur ma jambe droite qui remuait frénétiquement sous la nervosité.

- Je sais que vous voulez tous pouvoir aller le chercher le plus vite possible. Mais il faut que l'on se prépare un peu, sans quoi nous courrons à la catastrophe, nous prévint-il.

- Tu suggères quoi ? demanda Aaron.

- Je pense qu'il faudrait exploiter votre don pour la métamorphose à toi et Mia. Je vous propose donc à tous les deux de venir avec moi les prochains jours. Vous irez vous poster en observation pour essayer de trouver deux personnes dont vous pourrez prendre l'apparence afin de rentrer dans l'immeuble sans attirer l'attention. Si possible, deux employés qui peuvent se rendre dans les sous-sols. Je ne sais pas combien de temps cela va nous prendre. Je suis désolé. Mais je suis persuadé qu'il faut jouer la carte de la prudence. Autrement, le scénario pourrait tourner au drame.

J'acquiesçai silencieusement.

Évidemment, mon premier instinct était de vouloir courir pour retrouver Silver. Mais j'entendais les paroles de Lazarus et je savais qu'il avait raison.

*

Cela faisait maintenant trois jours que nous avions choisi un petit café comme Q.G. Avec Aaron, régulièrement, nous nous rendions aux toilettes pour prendre l'apparence d'une personne que nous avions vu passer dans la rue. Ainsi, nous essayions d'éviter le risque que quiconque puisse se rendre compte que nous étions présents toute la journée dans ce commerce. Lazarus, lui, faisait des allers-retours.

- Je crois que nos choix devraient être les bons. Tu en penses quoi, Mia ? m'interrogea Aaron.

- Je pense que je devrais pouvoir prendre son apparence, affirmai-je. Mais dans le doute, est-ce que ce serait possible de se rapprocher d'elle ? Histoire que je sois sûre de ne pas me tromper ?

Nous avions décidé que je me métamorphoserais en une femme. En effet, même si je changeais d'aspect, ma voix restait la même. Nous espérions ne pas avoir besoin de parler. Mais au cas où, mieux vallait ne pas surprendre mon interlocuteur en ayant une voix de femme et un corps d'homme.

- Ces deux derniers jours, elle a quitté le bâtiment à dix-huit heures, je pense que si tu te positionnes près de la porte d'entrée dans ces environs, tu devrais pouvoir la croiser, m'indiqua-t-il.

Je hochai la tête, en signe d'acquiescement.

- Et toi ? Est-ce que tu vas prendre l'apparence de l'homme dont on parlait ce matin ? l'interrogeai-je.

- Je pense que oui.

Aaron regarda l'heure sur son téléphone avant de reprendre.

- On a quelques heures devant nous avant la sortie des bureaux. Est-ce que je vais te reprendre un thé ?

- Volontiers, merci.

En attendant Aaron, je jouais nerveusement avec un sachet de sucre. Il avait été plus que prévenant avec moi ces derniers jours. Il avait également essayé de me lancer sur des sujets de conversation, comme ma vie avant, mes études, ce que je souhaitais faire plus tard... Mais je n'avais aucune envie de parler de mon passé ni de mon futur. Sur le moment, je n'avais qu'un objectif et je comptais mener à bien ma mission.

Quand il revint avec nos consommations, Aaron respecta mon besoin de silence et n'essaya pas de me lancer sur un autre sujet de conversation.

Aux alentours des dix-sept heures trente, je levai les yeux vers lui :

- Est-ce que tu penses que j'en suis capable ? lâchai-je dans un souffle.

- Capable de quoi, Mia ?

- Capable de garder l'apparence de cette femme. Capable de rentrer dans ce bâtiment, capable de retrouver Silver et capable de le sortir de cet immeuble pour le ramener chez Lazarus...

Je vis le regard d'Aaron se faire plus doux, puis me fixer intensément, me mettant légèrement mal à l'aise.

- Je crois, Mia, qu'il n'y a rien dont tu ne sois capable. Je pense aussi que l'amour peut nous faire faire les choses les plus folles. Tu en as la preuve sur toi : comme nous l'a expliqué Sinovia, toi et Silver êtes maintenant liés l'un à l'autre, à jamais. Alors oui, je pense que tu es capable de le retrouver et de le ramener en sécurité, chez Lazarus, affirma-t-il.

- Merci, murmurai-je.

Je baissai les yeux et retournai à la contemplation de mes ongles.

Une demi-heure plus tard, à l'heure où les gens quittaient les immeubles, nous nous levâmes pour nous diriger vers celui qui nous intéressait. À quelques mètres de la porte, nous nous arrêtâmes et nous mîmes à parler, tout en guettant la sortie de la femme que nous avions choisie.

Au bout de quelques minutes, celle-ci apparut enfin, un sac sur l'épaule et un téléphone à la main. En passant devant nous, elle ne leva même pas les yeux et continua d'écrire tout en marchant.

- Est-ce que tu as pu la voir comme il faut ? me demanda Aaron.

- C'est bon, oui.

- Rentrons au loft, alors, m'invita-t-il.

Une fois arrivés chez Lazarus, Aaron lui fit un compte rendu de l'après-midi. Puis, nous nous métamorphosâmes en prenant l'apparence des personnes que nous avions choisies. Lazarus semblait plus que satisfait.

- Je ne pourrai pas vous accompagner demain. Je ne serais pas étonné que les vigiles aient un signalement de moi, en plus de Mia... Vous ne serez donc que tous les deux. Mais je sais que je peux avoir confiance en vous et que vous mènerez à bien la mission.

Lazarus se tourna ensuite vers moi.

- Mia, je te demande de te fier entièrement au jugement d'Aaron. Même si sur le moment ce qu'il te demandera pourra te sembler illogique, il faudra que tu lui fasses confiance. Il a plus d'expérience que toi et aura donc plus de sang-froid que toi. Ne fonce pas tête baissée, m'enjoignit-il.

- Je lui fais confiance, répondis-je avec un sourire.

Et c'était vrai. Depuis que nous nous étions rencontrés la première fois, j'avais appris à le connaître et il était devenu un véritable ami. Ces derniers jours, il avait été présent pour moi, et avait fait preuve d'un soutien sans faille. Je tournai la tête vers lui et constatai qu'il fixait le sol, les joues rouges.

- Je vous promets d'écouter ce qu'il me dira. J'ai déjà fait l'erreur de vous désobéir, je ne la ferai pas une seconde fois.

- Merci, Mia. Bien, je pense que vous pouvez rejoindre Eline dans la cuisine pour manger puis aller vous coucher, une longue journée vous attend demain. Vous aurez besoin de repos.

Je hochai la tête en signe d'appréciation, avant d'aller rejoindre mon amie.

Ça y est. Nous y étions. La veille du grand jour.

Nous allions enfin chercher Silver et le ramener avec nous.