Chapitre 22

Cela faisait déjà une semaine que nous étions arrivés chez Lazarus. Nous apprenions tous, petit à petit, à connaître Aaron. Ce dernier nous avait expliqué avoir perdu lorsqu'il était très jeune et que Lazarus l'avait alors recueilli et élevé comme s'il était son propre fils. Grâce à lui, il avait pu aller dans des écoles prestigieuses et devenir avocat. Il s'était spécialisé dans la défense des êtres surnaturels qui ne pouvaient pas toujours expliquer la situation dans laquelle ils s'étaient retrouvés.

Il m'entraînait tous les matins dans les sous-sols de l'immeuble. Chaque jour, à huit heures tapantes, il m'attendait dans le salon et nous ne remontions dans l'appartement qu'à partir de midi.

Devoir autant utiliser mes pouvoirs me demandait énormément d'énergie. Je me retrouvais à manger comme un ogre et à m'endormir à l'heure des poules. Mais je devais reconnaître qu'en quelques jours déjà, j'avais fait énormément de progrès. La télékinésie devenait de plus en plus facile à maîtriser et je pouvais l'utiliser, mains ouvertes ou fermées.

Pour l'entraînement de ce jour, Aaron m'avait dit vouloir essayer quelque chose de nouveau. Je ne savais pas ce que c'était et j'appréhendai un peu. Même si je devais reconnaître que grâce à lui j'avais fait des progrès considérables, je restai toujours sur le qui-vive : je ne risquais pas d'oublier de sitôt le coup des poignards lancés dans ma direction.

Une fois entrés dans la salle d'entraînement, Silver déposa un léger baiser sur mes lèvres et s'installa à la même place que d'habitude, un livre à la main. Il n'intervenait jamais et laissait Aaron gérer les séances comme bon lui semblait, même lorsqu'il me maltraitait un peu. Je me sentais plus en sécurité de le savoir avec moi, je n'avais pas envie de me retrouver seule avec mon tortionnaire. Je m'abandonnai au jugement de Silver et s'il estimait que j'étais en sécurité, je prenais sur moi et essayais de lâcher prise.

- Bien. Mia, aujourd'hui, j'aimerais que nous nous attaquions à autre chose. Tu m'as dit que tu savais faire apparaître ce à quoi tu pensais avant que tes pouvoirs ne soient débridés, nous allons faire en sorte que tu puisses à nouveau le faire. Pour commencer, je vais juste te demander de créer ce que tu désires.

J'inspirai longuement et me demandai ce que je pouvais bien faire. Les dernières fois où j'avais essayé de créer quelque chose par ma pensée, cela s'était avéré être une vraie catastrophe, en dehors des bulles de savon.

Je fermai les paupières et cherchai quelque chose à matérialiser qui ne ferait pas de dégâts. Je trouvai enfin et fis en sorte de le faire surgir devant moi.

Quand mes paupières se soulevèrent, un énorme cerisier en fleurs se tenait au milieu de la salle.

Aaron me fixa avec de grands yeux.

- Tu as eu le résultat escompté ?

- À vrai dire, j'avais pensé à une fleur toute simple. Pas à un arbre entier... me désolai-je.

Les larmes me montèrent aux yeux. Je me sentais si nulle. Je n'étais même plus capable de faire une chose toute simple, comme matérialiser une fleur.

Aaron se rapprocha de moi et posa une main mon bras en geste réconfortant.

- Mia, il ne faut pas te mettre dans cet état. Tu as un don incroyable, je n'ai jamais vu ça.

- Mais je voulais juste une fleur, pas un cerisier de trois mètres de haut, commençai-je à sangloter.

J'essuyai mes larmes du revers de ma manche et fixai le sol, trop honteuse pour soutenir son regard.

- D'accord. Je comprends que tu sois déçue, mais tu es bien trop exigeante avec toi-même. Habituellement, quand on entraîne de jeunes enchanteurs et qu'on leur demande de faire apparaître quelque chose, il faut attendre plusieurs semaines avant d'obtenir ne serait-ce qu'une feuille. Et toi, tu fais tout de suite apparaître un arbre. Dans toute sa complexité.

Regarde-le : il est magnifique et impressionnant de réalisme. Tu as peut-être l'impression que tu as énormément de travail à effectuer, mais crois-moi : il est beaucoup plus difficile de travailler avec un manque de substance. Dans ton cas, c'est tout le contraire, il faut juste que tu apprennes à être plus équilibrée et subtile. Mais tu as toute la matière que tu veux et pour ça, tu ne te rends pas compte de la chance que tu as.

Je hochai la tête, tout en l'écoutant. Il avait raison, je le savais. Mais je ne pouvais pas m'empêcher de me dire qu'avant qu'on m'enlève ce verrou, tout me semblait plus simple.

- Allez, pour commencer, essaie de faire disparaître ce cerisier.

J'acquiesçai et fermai mes poings, mais rien ne se passa.

- Mais c'est pas vrai ! m'exclamai-je, découragée. Pourquoi ça ne marche plus ?

- Tant qu'ils étaient « verrouillés », tes pouvoirs avaient dû s'adapter pour fonctionner quand même. Comme a déjà dû te l'expliquer Lazarus, le fait de fermer tes mains coupait un flux énergétique avec le milieu dans lequel tu te trouvais. Mais maintenant qu'ils ne sont plus bridés, ils ne vont plus réagir de la même façon. Que ce soit pour faire appel à eux ou pour les éteindre.

- Alors, je fais quoi ? m'enquis-je, désespérée.

- Ça, c'est à toi de trouver, Mia. Chaque personne à sa façon bien à elle d'utiliser ses pouvoirs, il n'existe pas de mode d'emploi. Je ne peux pas te donner toutes les solutions, mais je suis là pour te guider. Ferme les yeux, fais le vide dans ta tête et essaie de trouver la réponse en toi.

Je suivis les conseils d'Aaron. Sur le moment, rien ne vint, excepté un immense sentiment de frustration et d'agacement. Je respirai profondément et tentai de calmer les battements de mon cœur. Quand soudain, je perçu comme un souffle chaud passer dans ma nuque. J'ouvris alors les yeux et je compris ce que je devais faire : je ne sus pas comment je m'y pris, mais je sentis tout mon être rappeler le cerisier et lui dire de « revenir » en moi. Quand ce dernier disparut, je pris conscience d'une vague de chaleur qui m'enveloppa.

- Je ne pensais pas que tu y arriverais aussi vite... déclara Aaron, interloqué. Décidément, Mia, tu m'étonnes de jour en jour. Tu as fait quoi ?

- Je lui ai intimé de... revenir en moi ? Je ne sais pas comment l'expliquer. Mais une fois qu'il a disparu, j'ai senti cette chaleur qui m'entourait, comme si une part de moi s'était détachée et qu'elle était revenue à sa place.

Aaron hocha la tête tout en m'écoutant.

- C'est bizarre, je n'ai jamais ressenti ça en faisant disparaître les bulles de savon ces dernières semaines, repris-je.

- Sûrement parce que faire apparaître des bulles de savon ne demande pas autant d'énergie qu'un cerisier en fleurs.

Une fois de plus, Aaron avait raison. C'était quelque chose que je devais lui reconnaître : il était toujours partant pour réfléchir et trouver une solution à mes interrogations.

- Bien. Je te propose que pour ce matin, tu essaies surtout de faire apparaître et disparaître ce que tu voudras.

- Ce que je voudrais ? me troublai-je.

- Exactement. Évite juste de matérialiser une baleine, ça pourrait poser problème.

J'entendis Silver s'esclaffer dans son coin.

- Arrête ça tout de suite, lui intimai-je en le pointant du doigt. Tu sais très bien que je serais capable de le faire par mégarde.

- Je le sais bien. C'est justement ce qui me fait rire, s'esclaffa-t-il.

Je levai les yeux au ciel tout en secouant la tête, mais je ne pus m'empêcher de rire à mon tour.

- Bon, on évite la baleine. Est-ce que je n'essaierais pas de faire apparaître une fleur, tout simplement ? Je ne ferai pas pire que le cerisier et j'y arriverai peut-être à un moment donné ?

- Ce que tu veux, Mia, me répond Aaron. Je te l'ai dit, ma seule exigence est que tu t'entraînes à annuler ce que tu crées. Pour le moment, peu importe ce que ce sera. Et une fois que tu maîtriseras correctement cet aspect-là, on pourra devenir plus pointilleux quant à ce que tu devras faire apparaître. D'accord ?

- D'accord, acquiesçai-je avec un sourire franc.

*

À la fin de la matinée, je fus encore plus fatiguée que les autres jours. Je ne pensais pas que c'était possible.

Je commençais à reconnaître les subtils changements qui s'opéraient quand j'utilisais mes pouvoirs. Lorsque j'avais recours à la télékinésie, c'était comme si une part de moi s'étendait pour aller atteindre ce que j'essayais de déplacer. Alors que quand je faisais apparaître quelque chose, je sentais cette part de moi se détacher nettement et au moment de le faire disparaître, je me sentais à nouveau entière.

- Est-ce qu'il y a un arbre que tu n'as pas matérialisé ce matin ? me demanda Silver en riant.

- Ha, ha, ha. Très drôle, répondis-je en me glissant dans l'ascenseur. Je ne fais pas exprès. J'ai essayé que ça ne soit qu'une fleur, à chaque fois. Mais je n'ai obtenu que des arbres.

Alors que les portes se refermèrent, Silver me prit dans ses bras et m'enlaça tout contre lui. Il posa son front contre le mien et passa une main derrière ma nuque.

- Mia, je te charrie, mais tu sais à quel point je suis fier de toi, n'est-ce pas ? m'interrogea-t-il.

Je fis la moue pour le laisser mariner un peu.

Il n'avait pas besoin de me le dire, je voyais le regard qu'il posait sur moi durant mes entraînements. Et sa façon de prendre soin de moi à chaque fois que l'on remontait dans l'appartement de Lazarus me laissait aussi deviner qu'il était fier de moi. Je devais bien avouer que sa présence au quotidien m'aidait à tenir et à ne pas craquer. Je ne m'étais jamais sentie aussi épuisée de toute ma vie. Cela ne faisait que huit jours qu'Aaron m'entraînait et pourtant, si je me fiais à ma fatigue, j'avais plutôt l'impression que cela faisait des mois.

Silver se pencha sur moi et m'embrassa sur la joue, descendant petit à petit dans ma nuque. Un frisson de plaisir me parcourut et je ne peux retenir un gémissement. Il me fit alors reculer de quelques pas et je me retrouvai coincée entre lui et la cloison de l'ascenseur. Le contact froid du métal me fit tressaillir.

- J'ai l'impression que cela fait une éternité que l'on n'a pas fait l'amour, Silver, lui fis-je remarquer.

- Tu es bien trop surmenée depuis quelques jours pour y penser vraiment, Mia.

- Ce n'est pas vrai, j'y pense maintenant ! m'insurgeai-je.

- Je suis sûr que si tu fermais les yeux plus de quelques secondes, tu t'endormirais directement, se moqua-t-il.

- Je ne vois pas quel est le rapport.

- Avec ce que j'ai comme projet pour toi, tu fermerais les yeux de plaisir et donc irrémédiablement, tu t'endormirais. J'ai beau être sûr de moi, j'ai un ego et ça ne lui plairait pas beaucoup que tu t'endormes pendant que je te fais l'amour, susurra-t-il tout en continuant de déposer une multitude de baisers dans mon cou.

- Mais je n'y crois pas... gloussai-je en levant les yeux au ciel.

J'étouffai alors un cri en sentant Silver me mordiller l'épaule.

- Arrête de lever les yeux au ciel. Je te l'ai déjà dit, me morigéna-t-il.

Je m'apprêtai à lui donner un coup dans les côtes, mais Silver se détacha de moi au moment où les portes de l'ascenseur s'ouvrirent et il sortit pour se diriger vers l'appartement de Lazarus avant que je ne réalise quoi que ce soit.

- Allumeur ! pestai-je.

Pour toute réponse, j'entendis Silver éclater de rire en ouvrant la porte du loft. Mais avant qu'il ne la franchisse, je refermai la porte et le fis revenir vers moi en utilisant mes pouvoirs. Une fois de retour dans l'ascenseur, je passai mes bras autour de lui et me remis dans la même position qu'avant.

- On n'en avait pas fini, déclarai-je.

- Est-ce que tu viens vraiment d'utiliser tes pouvoirs sur moi ? me demanda-t-il avec un regard perçant.

- Je... en fait... oui. Je me suis peut-être un peu emballée, reconnus-je, plus tout à fait sûre de moi.

- Tu plaisantes ? C'était carrément sexy. J'adore cette partie sauvage de toi.

Ses beaux yeux gris se parèrent d'un voile sombre de désir. Avant que j'eus le temps de répondre quoi que ce soit, il se jeta sur ma bouche. Je sentis sa langue essayer de se frayer un chemin entre mes lèvres et ma bouche s'ouvrit automatiquement, comme un réflexe. Je me laissai aller tout contre lui et commençai à laisser mes mains se promener sur son torse quand les portes de l'ascenseur se refermèrent et me ramenèrent à la réalité.

- Silver, attends, tentai-je de lui dire entre deux baisers. On ne peut pas faire ça comme ça, ici.

- Je ne vois pas pourquoi, me répondit-il avant de recommencer à m'embrasser.

- Mais...

J'essayai difficilement de me détacher de sa bouche.

- Silver, arrête, gloussai-je. On ne peut pas faire ça. On pourrait nous surprendre dans l'ascenseur. Je sais que l'exhibitionnisme ne te fait pas peur, mais moi, ce n'est pas mon cas.

Il releva la tête et me lance un regard plein de sous-entendus.

- Tu sais qu'il existe un moyen pour combler tous tes désirs dans cet ascenseur et sans se faire attraper par qui que ce soit ?

Je le fixai, perdue, avant de comprendre ce qu'il me proposait.

- C'est une excellente idée, lui répondis-je avec un grand sourire.

*

Quelques secondes plus tard - enfin quelques secondes dans la réalité, car dans ma tête j'avais perdu toute notion du temps - nous sortîmes de l'ascenseur, Silver passant un bras autour de ma taille. Au moment de tourner la poignée, la porte de l'appartement s'ouvrit sur Eline qui nous avisait d'un air perplexe.

- Vous arrivez seulement ? s'étonna-t-elle. J'étais persuadée d'avoir entendu la porte claquer.

- On sort seulement de l'ascenseur, lui répondit Silver en me pinçant une hanche en même temps.

Je sursautai et le fusillai des yeux.

- Je vous attendais pour manger, reprit Eline. Je suis affamée alors si on pouvait éviter de rester encore une heure sur le palier, ça m'arrangerait.

Je me détachai de Silver et entrai dans le loft, à la suite d'Eline.

- Je suis morte de faim, je pourrais manger une baleine ! m'exclamai-je.

- Une baleine ? Mais ça ne va pas ?  me demanda Eline en ouvrant grand les yeux.

Derrière moi, j'entendis Silver éclater de rire en fermant la porte d'entrée.

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