La rue, cette représentation fidèle de la banalité : une façade de magasin, deux amoureux enlacés, un livreur sur son vélo. D'un œil torve, je suis ce défilé depuis mon banc, participant malgré moi à ce tableau du quotidien.

Un homme mince aux traits tirés s'approche. Il scanne les environs d'un regard paranoïaque avant de se laisser tomber à mes côtés avec un soupir. Je rajuste ma veste et lève un sourcil interrogateur. Il se lance :

— Je sais que c'est difficile à croire, mais je suis Belphegor.

Je le dévisage avec effroi.

— Bon dieu Bel, mais que t'est-il arrivé ?

— Chut, ne prononce pas ce nom ici !

Je hausse les épaules.

— S'il y a bien un endroit où Dieu ne vient jamais, c'est ici. Mais raconte plutôt ! Comment es-tu passé de ta belle armure flamboyante à...

Je désigne son triste costume gris et esquisse une grimace.

— Tu veux l'adresse de mon tailleur ?

— Lucifer, ce n'est pas le moment ! rugit-il.

Je souris. Le terrible Belphegor n'est pas loin sous ce déguisement d'homme fade.

— Pourquoi tu voulais me voir, alors ? Tu es en retard, d'ailleurs.

— IL a relancé la chasse. IL s'est attaqué à Leviathan.

— IL ? Tu veux dire... ?

Je lève un doigt vers le ciel puis l'abaisse vers moi, et Bel hoche la tête, nerveux.

— Nom d'un bouc, il a dû être infernal pour que tu viennes m'en parler.

Mon frère l'archange Michael aime lancer des croisades contre l'Enfer comme remède à l'ennui. En temps normal, mes compagnons démoniaques ne courent aucun véritable danger face à ses armées. Cependant, si même Bel s'inquiète, c'est que Micky a dû péter un plomb, cette fois.

— Qu'a-t-il fait à Levi ?

— Tu ne préfères pas savoir, mais crois-moi, quand il se vengera, je ne donne pas cher des jolies ailes de Michael.

Je peste entre mes dents. Mon exil était inévitable. Supporter mon frère est un enfer, même au Paradis.

— Je lui parlerai. Il trouvera une autre lubie.

Enfer et Paradis, une querelle vieille comme la Terre, d'une banalité affligeante. Même la rue est moins banale à mes yeux, désormais.