Partie 34
« Tu es un vrai con, Edwin Merinvale. »
Il rouvrit les yeux. Shauna se tenait devant lui, l'air furibard. Instinctivement, il appliqua ses mains sur son sexe raidi par un reliquat de bandaison.
« On ne t'a pas appris à être polie avec les grandes personnes dans ton école de riches ? lui asséna-t-il, irrité.
— Si. À condition que les grandes personnes se conduisent comme telles. »
Une réplique pareille à une salve de mitraillette. Quelle sale petite peste ! En même temps, elle n'avait pas tort. Il se comportait en gamin irresponsable depuis trop longtemps.
« Je fais ce que je veux de mes fesses, lui balança-t-il néanmoins. Ça te va ?
—Oui, mais tu as pourri la vie de mon meilleur pote et ça, je ne le supporte pas. »
Que racontait cette folle ? Al était pas son petit copain, pas son pote.
« N'importe quoi ! s'exclama Eddy en haussant les épaules. Tu devrais cavaler après ton chéri et me fiche la paix. »
Elle tenait bon, campée sur ses jambes courtes, les bras croisés sur la poitrine.
« N'importe quoi, répéta-t-elle. Il n'y a rien entre Al et moi, juste de l'amitié.
— Redis-le ! »
Elle s'exécuta.
« Je ne te crois pas, déclara Eddy. Je vous ai vus dans le parc vous rouler un patin.
— Du chiqué. Je n'ai même pas mis la langue. »
La bouche de Shauna se tordit en une grimace de mépris.
« Tu n'as pas compris ? On a joué la comédie, comme toi l'année dernière.
— Tu te trompes, je ne jouais pas. »
C'était vrai. À ce stade, il n'en avait pas conscience. Il considérait Al comme une conquête supplémentaire, un puceau mignon à accrocher à son tableau de chasse.
« J'ignore ce qu'Al t'a raconté, dit-il, mais je me suis excusé depuis. Je lui ai fait une offre acceptable et il a refusé. Nous sommes quittes.
— Une offre ! Tu n'es pas dans une salle des marchés, Edwin Merinvale. Là, il s'agit d'amour. Tu aimes Al, n'est-ce pas ?
— Oui. »
Il n'avait pas hésité une seconde. L'ancien Eddy n'aurait jamais fendu la cuirasse, jamais déposé les armes, a fortiori devant une ado. Aujourd'hui, les choses étaient différentes. Il avait mûri, il était prêt pour une vie de couple. Mais c'était trop tard, il avait bêtement gaspillé ses chances. Shauna eut un sourire indulgent.
« En ce cas, tu dois le lui dire. Cours lui après et rattrape-le.
— Inutile. Il me hait : avec raison. Je suis un minable.
— Arrête ça ! Si tu n'es pas parfait, Al, lui, est têtu comme une bourrique. »
Eddy secoua la tête. Shauna pouvait bien insister, il ne courrait pas le risque d'être envoyé bouler une autre fois.
« Tu n'as pas vu son regard, dit-il d'une voix altérée.
— Ça ne signifie rien. Chiche que je te le ramène. Vous vous expliquerez.
— Il ne voudra pas.
— Tu me connais mal, lui jeta Shauna en découvrant une double rangée de dents solides. »
Elle se lança à travers le feuillage. Un éclair zigzagua et casqua d'argent la tête blonde. Eddy lui trouva une ressemblance avec Athéna, la déesse grecque. Un bruissement dans l'herbe lui rappela la présence de Gerry. Celui-ci attendit que Shauna soit hors de vue pour s'approcher.
« Cette fille est un peu fêlée, non ? fit-il. »
Sous le ton goguenard, perçait un certain désarroi.
« Elle est plus sensée que nous deux réunis, répondit Eddy sans cesser de fixer l'endroit où Shauna avait disparu.
— Admettons. Tu n'aurais jamais dû la laisser te traiter comme une merde. À ta place...
— Tu n'y es pas. Alors, boucle-la. »
Un instant désarçonné, Gerry ironisa :
« Monsieur est susceptible. Je ne t'en veux pas. C'est dur de se prendre un râteau quand on s'appelle Edwin Merinvale.
— Tu ne sais rien, siffla Eddy entre ses dents : rien. »
Que ce type s'en aille, Bon Dieu ! pensait-il. J'en ai soupé de son accent et de ses railleries.
— J'en sais suffisamment, dit l'autre. Tu en pinces pour le mignon petit barbu et comme tu as été infect avec lui, il ne veut plus de toi : classique. »
C'est ça dans les grandes lignes.
« Craquant, ce petit, ajouta Gerry, enfonçant le clou. Je me le ferais bien. »
Cette fois, Eddy se retourna et le foudroya du regard. Torse nu, son ceinturon rebouclé révélant ses abdos avantageux, Gerry était l'image même de la virilité conquérante, mais il n'y était plus sensible. Au contraire, il le jugeait repoussant.
« Si tu y touches, je te tue, lâcha-t-il d'une voix sourde et menaçante. »
Malgré son assurance, Gerry eut un léger recul.
« Je plaisantais. J'espère que ça marchera entre vous deux.
Cette manière de réagir dérouta Eddy. Il sentit décroître la colère qui l'avait submergé face aux provocations de Gerry.
— Et pour toi, ça ira ? demanda-t-il d'un ton radouci «
L'ancien Edwin Merinvale n'aurait jamais posé cette question, il se souciait peu des dommages collatéraux. Eddy mesura le chemin parcouru grâce à Al. Même si l'histoire foirait, cette rencontre lui aurait au moins fait prendre conscience de son égoïsme. Gerry lui-même parut surpris de cette marque d'attention.
« T'occupe ! j'en ai vu d'autres, lança-t-il avec une désinvolture qui pouvait très bien être feinte. Au fond de moi, je ne croyais pas à l'avenir de notre relation. Le prolo et l'aristo, ça ne collait pas.
— Je... »
Eddy esquissa un geste vers lui, mais l'autre recula comme si une guêpe s'apprêtait à le piquer.
« T'occupe, je te dis ! J'ai raison, tu le sais très bien. »
Il n'avait pas remis sa chemise et les premières gouttes commençaient à s'écraser sur ses épaules et ses avant-bras musclés. Eddy avait conscience de contempler pour la dernière fois cette force de la nature. Peut-être regretterait-il Gerry, surtout si Al se montrait rebelle à toute réconciliation. Ça faisait partie du jeu. Et jusqu'ici il avait gagné à tous les coups.
« Salut ! fit Gerry, agitant vaguement la main. »
Il tourna les talons. Eddy suivit des yeux le mouvement de ses fesses dans la toile de jean, puis le perdit dans le dédale des bouleaux. Ni Shauna ni Al n'avaient reparu. La pluie prenait de l'intensité, lui dégoulinait sur la tête, le long de la nuque, puis du dos sans qu'il y prête grande attention. Il se souvint brusquement de la devise des Lyme Attendre et voir venir. Une formule on ne peut plus adaptée à mon cas, songea-t-il avec une ironie amère.
Al avait foncé droit devant lui, sans soucides ronces qui lui égratignaient les mollets. Son instinct plus que sa vue,brouillée par les larmes, l'avait guidé vers le potager : son refuge leplus sûr. Là, à l'abri des plants de tomate, il avait lâché les vannes de sonchagrin. S'il parvenait à les vider totalement, il serait guéri de Merinvale,se disait-il un peu naïvement. Shauna le découvrit à plat-ventre dans l'allée,face contre terre, vautré comme une limace selon ses propres termes.
« Debout, limace ! lui ordonna-t-elle. Et arrête de t'apitoyer sur ton sort.
— Les garçons n'auraient pas le droit de chialer ? »
En soulevant la tête juste un peu, il pouvait voir les orteils aux ongles coupés court et l'amorce des chevilles.
« Si, quand ils ont une raison valable, lui asséna-t-elle.
— Et je n'en ai pas, selon toi ?
— Non.
— C'est dingue. Tu étais la première à démolir Merinvale et maintenant, tu as l'air de le défendre. »
Shauna eut un soupir exaspéré :
— Jamais pu blairer ce type, mais il t'aime, il t'aime vraiment. »
Il t'aime, il t'aime vraiment. Cette fille avait beau être chiante, elle n'affirmait jamais des choses à la légère. Cette fois, Al redressa le buste pour regarder Shauna dans les yeux et demanda :
« Il te l'a dit ?
— Oui. Vous faites une belle paire de crétins, Edwin et toi. À ce compte-là, vous finirez par vous rater. »
Al se remit debout et se secoua pour ôter la terre de ses fringues. Les propos de Shauna pénétraient lentement en lui, lui montraient l'absurdité de sa réaction précédente. Néanmoins, il revint à la charge :
« Il baisait quand même avec un autre mec, non ?
— Pour se consoler. »
Al sourit à travers les larmes accrochées à ses cils. La logique imparable de Shauna...
— Je peux l'admettre, dit-il. Il ne s'en tirera pas aussi facilement. Où est-il ? »
Au tour de la jeune fille de sourire.
« Il t'attend dans le bois, ou alors, j'aurais perdu mon flair légendaire.
— Je t'adore, dit Al, plantant un baiser sur la joue rebondie. Ne m'oublie pas quand tu seras à Londres !
—Pas de danger. »
Enquittant le potager, elle lui envoya un baiser du bout des doigts. Al repartiten sens inverse, porté par une euphorie croissante. À l'approche du petit bois,il ralentit. La crainte de ne pas retrouver Eddy à la même place l'avaitassailli. Il y avait aussi la possibilité que l'autre n'ait pas décampé. MaisEddy était seul. Al se le remémora sortant du lac dans toute sa gloire. Aujourd'hui,il évoquait plutôt un ange déchu. La pluie lui collait les cheveux au crâne, commele premier soir, au milieu du vestibule. Unphoque échoué, avait pensé Al à ce moment. Il l'avait jugé ridicule avantde succomber à son charme. L'aspect pitoyable d'Eddy était peut-être un leurredestiné à cacher une nouvelle entourloupe.
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