Partie 24
La tente était à présent toute proche ; il apercevait Felicity en train de bavarder avec son grand-père. Quelle allure ! se dit-il, sentant s'éveiller un instinct de propriétaire. Le murmure d'une conversation chuchotée le fit s'arrêter net. L'une des lanternes mettait en pleine lumière deux personnes assises sur le banc de pierre en demi-cercle. Shauna et Al. Eddy maudit cette stupide crispation au niveau de l'estomac.
Les jeunes gens se tenaient face à face, chacun à un bout du banc, et se parlaient à voix basse. Rien dans leur attitude ne trahissait une plus grande intimité. Eddy s'apprêtait à poursuivre son chemin lorsque Shauna tourna machinalement la tête dans sa direction. Il se rejeta en arrière, espérant qu'elle ne l'ait pas vu. La jeune fille changea alors de comportement du tout au tout. Se rapprochant d'Al, elle saisit le garçon par le menton et l'embrassa à pleine bouche. Le ventre d'Eddy se noua. Il passa son chemin, incapable d'assister plus longtemps à un tel spectacle. Encore en avait-il vu seulement une partie. Comment Al pouvait-il fourrer son membre dans cet antre suintant après avoir goûté à un trou étroit et sec, taillé exprès pour lui ? Son incursion parmi les gay avait été de courte durée, il avait vite trouvé ses marques de jeune mâle hétéro. Dégoûté et furieux, Eddy essuya les larmes au bord de ses paupières d'un revers de manche rageur. Au lieu de se joindre à Felicity et lord Lyme, il se dirigea droit vers le buffet où le mec du Black Lizard, immobile, paraissait le guetter. Ils se regardèrent un moment, sans ciller, puis l'autre ouvrit le feu.
« J'ai eu du mal à te trouver, dit-il, un peu trop haut. »
Eddy jeta un coup d'œil à la robe rouge et au costume gris à fines rayures. Absorbés dans leur conversation, ni Felicity ni lord Lyme n'avait entendu.
« Comment ça ? demanda-t-il d'un air détaché.
— Tu m'avais fait grosse impression l'autre soir. Je suis retourné au Black, mais macache. Nigel : tu sais, le garagiste, ma filé ton nom et ton adresse. Coup de bol, le traiteur embauché par ton lord de grand-père cherchait des extras. Je n'ai pas hésité.
Sa voix, teintée d'un fort accent local heurta Eddy. Il ne l'avait pas remarqué au Black. À vrai dire, ils n'avaient échangé que de rares paroles, la musique couvrant tout. Néanmoins, la puissante virilité dégagée par cet homme l'aimantait.
« Tu es persévérant, dit-il.
— Oui, et ça mérite récompense, pas vrai ? »
Il posait sur Eddy un regard sans équivoque dont la couleur brun violacé rappelait celle de son sexe. « J'ai bientôt fini mon service, enchaîna-t-il. Si tu veux, on peut se retrouver après la réception.
— Peut-être.
— Dis plutôt qu'un type de la haute comme toi ne veut plus entendre parler d'un purotin comme moi, lâcha l'homme d'un ton dur.
— Non, non, mais j'ai une fiancée. »
Eddy anticipait un peu ; la partie était loin d'être gagnée.
« La femme en rouge ? fit le serveur dont il ne connaissait toujours pas le prénom. Belle couverture. Nigel est obligé de se cacher de sa gonzesse pour faire ses petites affaires. Tu as envie d'en arriver là ?
Occupe-toi de tes fesses ! eut envie de lui balancer Eddy, mais il répondit :
« Cette femme connaît la situation. Pour elle, tout est ok.
— Tant mieux pour toi. Ça roule pour ce soir ? »
L'accent du Worcestershire ne gênait plus Eddy ; il participait même à son trouble.
« Il y a un coin dans la partie gauche du parc, articula-t-il péniblement : derrière les bouleaux.
— Je t'y attendrai. »
Eddy approuva de la tête. À Londres, ce genre de rendez-vous n'aurait pas posé de problème. À la campagne, tout devenait plus compliqué. Il pria le ciel pour que son grand-père et Felicity n'aient pas vent de sa petite aventure. Un coup rapide, ça n'engage à rien et ça soulage, se dit-il. Quant à Al, qu'il aille se faire foutre.
« Ne te retourne surtout pas, Al ! avait ordonné Shauna. Merinvale nous mate.
Et elle lui avait sauté dessus à la vitesse d'une fusée supersonique. De loin, ce simulacre pouvait passer pour un baiser passionné. C'était sûrement ce qu'avait pensé Eddy.
« Quelle tête fait-il ? avait murmuré Al, comme Shauna décollait un peu ses lèvres des siennes.
— Je n'arrive pas à voir. Tiens, il est parti. Inutile de se forcer plus longtemps. »
Elle l'avait lâché avec la satisfaction du devoir accompli et s'était rassise à sa place initiale.
« Tout ça ne sert à rien, soupira-t-il.
— Pas sûr. Le mec me paraît pas mal nerveux. D'ici à ce qu'il pète un câble... »
Al haussa les épaules. « Tu aimerais, hein ? Eh bien ! pas moi. Mon seul souhait est de le voir décamper avec son éditrice. »
Cette bonne femme lui déplaisait sa mâchoire de cheval et ses guibolles de héron. Était-ce parce qu'elle accaparait lord Lyme ou pour une autre raison ? Par contre, il appréciait Shauna, son naturel, son franc-parler. À l'inverse de la plupart des filles de son âge, ce n'était pas une chichiteuse obsédée par son vernis à ongle ou sa dernière tenue. Elle était...oui, rafraîchissante, bien qu'un peu casse-couilles.
« Ils baisent, tu crois ? suggéra-t-elle
— Non, Edwin est un homo, un vrai. »
Son indignation amena un sourire goguenard sur les lèvres de Shauna. « Tu as l'air d'être encore accro. Vous devriez vous rabibocher.
— Il n'en est pas question. Ce type m'a eu une fois, il ne m'aura pas deux. On devrait arrêter ce jeu idiot.
— Oh ! non ! Je m'amusais bien. Ici, on s'emmerde un peu sans bowling et sans piscine.
— Moi, je ne m'ennuie jamais. »
En prononçant ses paroles, Al eut un pincement au cœur. La veille, il avait mis un point final au manuscrit de lord Lyme. Les trois derniers chapitres étaient désormais entre les mains de Felicity Sturgeon.
« Nous avons fait du bon travail, mon garçon, avait dit le vieil homme. Je te citerai dans mes remerciements. »
Sympa de l'associer à l'ouvrage, mais Al se sentait mélancolique. Sa présence à Lyme Hall n'avait plus de raison d'être, même si lord Lyme avait ajouté : « N'aie pas peur, je tiendrai ma promesse. Tu restes ici à titre d'invité, même si j'aurais préféré pour toi un autre statut, je ne te le cache pas. »
Dans le regard vert, si semblable à celui d'Eddy, le jeune homme avait lu une tristesse pareille à la sienne. Que répondre à ce vieillard si près de sa fin ? Il l'aimait bien, mais il ne baisserait pavillon devant son petit-fils pour lui faire plaisir. Il avait quitté la pièce sans mot dire.
« Hé ! fit Shauna. T'es dans la lune ou quoi ?
— Pardon. Si tu veux, on demandera à ton oncle de nous conduire à Worcester. Il y a un bowling et une piscine. J'oubliais le lac du domaine.
— Chouette ! J'adore me baigner dans les eaux stagnantes. »
Amener Shauna dans ce lieu briserait la magie des instants vécus avec Merinvale : une sorte de thérapie. Il en finirait une bonne fois pour toute avec cette attirance à la con.
« Nous irons demain, dit-il. Et si on s'écoutait le dernier d'One Direction avant d'aller se coucher ? »
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