Partie 21
À peine entrée dans la chambre désignée par lord Lyme, Shauna s'était ruée vers le lit avec des cris de Sioux. Étendue sur le dessus damassé, bras en croix et jambes écartées, elle poussa un long soupir d'aise.
« La première fois que je dors sous un...comment s'appelle ce truc, déjà ?
— Un baldaquin, répondit Al, partagé entre gêne et envie de rire.
— Oui, c'est ça. Elizabeth II y a vraiment pioncé ?
— Non, pas elle : la reine Anne à la fin du dix-septième siècle. »
Shauna émit un long sifflement.
« T'es calé, dis-donc. Moi, l'Histoire n'est pas ma matière forte. »
Le moins que l'on puisse dire, songea Al.
« J'ai appris beaucoup de choses au contact de lord Lyme, dit-il.
— J'adore ce vieux, il est trop classe. Tu as de la veine d'habiter ici.
— C'est temporaire. Mon job se termine bientôt. Après, je devrai partir.
— Où ? »
Shauna avait redressé la tête et l'observait, les yeux plissés. Myope comme une taupe, pensa Al.
« Je l'ignore, répondit-il. J'ai arrêté l'école à seize ans ; je ne peux pas viser bien haut. »
Elle fit la moue.
« Moi, mon paternel veut absolument que j'aille à l'université. Ça me fait chier grave. »
Edwin avait parlé de lui payer des études. Des mots en l'air. En réalité, il voulait une seule chose. Al fut replongé dans la scène au bord de l'étang. Eddy émergeant de l'eau dans sa splendeur triomphante et lui, fixant le membre tendu exprès pour lui avec une attention presque douloureuse. Quand il atterrit, Shauna s'était désapée, à l'exception d'un string style timbre-poste d'où débordaient des poils châtain clair. Al en resta comme deux ronds de flanc. Soit cette fille avait des tendances exhibitionnistes, soit elle se faisait des idées à son sujet. La seconde option semblait être la bonne car elle tendit vers lui ses bras blancs et frêles.
« Viens ! fit-elle. Qu'est-ce que tu attends ? »
Un discours dépourvu d'ambiguïté. Chez Al, l'amusement l'emporta sur la gêne. D'autant plus facilement que la vision de cette nudité le laissait de glace. La pointe des seins ressemblait à celle d'un crayon bien taillé ; rien à voir avec les mamelons d'Eddy – toujours lui, décidément – qu'il avait caressés et mordus. Cette poitrine-là, il ne l'aurait pas touchée pour tout l'or du monde. A fortiori le sexe sous la culotte qu'il devinait pareil à une trappe béante. Mieux valait jouer franc-jeu d'entrée, surtout quand Shauna demandait d'une voix implorante :
« Je ne te plais pas, c'est ça ?
— Non, tu es très...attirante, mais je suis gay. »
Elle ne se paya pas sa tête, se contentant d'ouvrir grand ses yeux gris.
« Tu veux dire, pédé comme mon oncle ? Pas de chance.
— Il y a plein d'hétéros qui te trouveraient à leur goût, dit Al, encourageant. Et ça ne nous empêche pas d'être amis.
— Non, bien sûr. Dommage quand même, tu es beau mec. »
Shauna se pencha en avant pour récupérer son tee shirt. Celui-ci enfilé, les tétons insolents semblaient vouloir transpercer le tissu. Éludant la remarque, Al observa :
« Gaulée comme tu es, tu dois faire des ravages dans ton lycée.
— Oui et non. Les types de ma classe sont des gamins ; je préfère les vieux de vingt ans dans ton genre. Hétéros, bien sûr. »
Al sourit. Shauna s'était assise au bord du lit, présence incongrue dans ce décor massif de colonnes sculptées. Il prit place à ses côtés. Une fois les choses clarifiées, il se sentait plus libre, plus détendu.
« Au fait, t'as un petit copain officiel, s'enquit la jeune fille ? Le dernier d'Oncle Archie l'a jeté. Toi, tu n'as pas l'air du style à te faire larguer.
— Erreur ; j'ai eu une sale expérience. »
Al se mordit les lèvres. Trop tard, il avait excité la curiosité de Shauna.
« Ah bon ? Raconte-moi, j'adore les histoires d'amour qui finissent mal.
— Pas envie d'en parler.
— Allons, insista-t-elle, le prenant par le cou, raconte ; je serai une tombe, promis juré.
— Tu ne veux pas plutôt boire un coca en bas ?
— Après. »
Il tenta de se lever, mais elle s'accrocha à lui avec une force incroyable pour son gabarit. Un vrai pitbull. Elle le cuisinerait jusqu'à ce qu'il crache le morceau. C'était l'année dernière...commença-t-il avec un soupir lassé.
Lorsqu'il eut fini, Shauna s'exclama, vibrante d'indignation :
« Quelle crevure, ce type ! File-moi son nom, j'irai lui dire deux mots.
— Il est dans le bureau, avec ton oncle. »
Autant opter pour la vérité. De toute façon, il finirait par se trahir : par un mot, un geste, un regard.
« Jamais pu encadrer ce Merinvale, déclara Shauna, la première surprise passée. Un mec qui se la pète. Tu as bien fait de l'envoyer chier. »
Le souvenir du désarroi dans le regard de Merinvale ranima les doutes d'Al. Et s'il avait réellement changé ? Shauna avait croisé ses jambes ombrées d'un pâle duvet et, les doigts dans les trous de nez, elle suggéra d'une voix nasillarde :
« Et si tu lui rendais la monnaie de sa pièce, à ce minable ?
— Comment ?
— Comme ça. »
L'ado lui planta sur les lèvres un baiser fougueux. D'abord saisi, Al la repoussa avec vigueur. Peine perdue, elle s'obstina, réussit même à forcer la barrière des dents serrées. Cette salive au goût bizarre, cette langue de serpent se tortillant dans son palais écœurèrent Al. S'il avait eu besoin de se convaincre de son homosexualité, cette expérience aurait suffi. Shauna abandonna la partie sur cette déclaration :
« Je voulais savoir si tu étais récupérable.
— À présent, tu le sais. »
Al n'osait pas s'essuyer la bouche bien qu'il en ait envie.
« Tant pis, on fera semblant. Merinvale n'y verra que du feu.
— Tu veux dire... ?
— Tu as très bien pigé. Nous jouerons à être amoureux.
— Il n'y croira pas une seconde.
— Détrompe-toi, dit Shauna avec un petit air supérieur. Je suis montée sur les planches pour la fête du lycée. Measure pour Measure de Shakespeare, tu connais ? Je tenais le rôle de Mariana. »
Al réfléchit un instant. Après tout, pourquoi pas ? Mettre Merinvale en rage lui plaisait assez. « Et si Edwin s'en fout ? objecta-t-il.
— Au moins, on aura bien rigolé. Alors, c'est ok ?
— C'est ok.
— Commençons tout de suite, fit-elle en s'éjectant du lit. Il faut battre le fer quand il est chaud. »
Suite à l'invitation d'Eddy, assortie d'un J'ai à vous faire part d'une chose très importante, Felicity Sturgeon débarqua le surlendemain au volant d'une Austin mini. De la pub pour sa Maison d'Edition s'affichait sur les portières sans complexe. Lorsqu'elle extirpa de l'avant-gauche qu'il venait de lui ouvrir obligeamment, ses jambes interminables, Eddy connut un instant de panique Et s'il avait fait le mauvais choix ? Debout et en hauts talons, elle le dominait d'une demi tête. Elle lui broya la main au lieu de la serrer et exhiba des dents de louve : de quoi déstabiliser un mâle hétéro normalement constitué. Alors, un homo...
« Je suis content que tu aies pu te libérer, réussit-il à articuler.
— Ça n'a pas été facile, nous avons beaucoup de sorties d'été : des romans de plage. Qu'avais-tu à me dire de si important ? »
Le ton direct et les yeux en amande – héritage d'une aïeule vietnamienne – plantés dans les siens achevèrent de le décontenancer.
« Plus tard, dit-il. Voici mon grand-père. »
Lord Lyme avait surgi sur le perron, droit comme un I et affichant un sourire radieux. Le vieux est plus à l'aise que moi. Normal, ce n'est pas lui qui va faire sa demande. Le vieillard descendit les degrés d'une allure juvénile et, après les politesses d'usage, observa :
« Londres ne vous manquera pas, ma chère. La maison est pleine de monde, pour une fois.
— Une magnifique demeure, observa Felicity, levant sur la façade un regard admiratif.
— Oui. Mon ancêtre, Percival Lyme, l'a fait construire en 1599, dans le style de l'époque.
— J'ai hâte de la visiter.
— Et moi de vous la montrer, mais j'ai encore plus hâte de vous présenter mon livre. »
Il offrit son bras à Felicity pour l'aider à monter les marches. Eddy qui espérait monopoliser l'attention de la jeune femme en fut pour ses frais.
Les jours suivants lui offrirent peu d'occasions de tête-à-tête. Lord Lyme, tombé sous le charme, collait aux basques de Felicity, tel un chien de chasse sur la piste du gibier. Tous deux s'enfermaient de longues heures dans le bureau pour discuter contrat. Comble de malheur, le vieux avait installé l'éditrice dans l'aile nord.
« Elle risque de prendre peur, toute seule, dans ces pièces sinistres, avait objecté Eddy.
— Sinistre ! s'était indigné le vieillard. Tu parles des plus somptueux appartements du manoir. Avez-vous vu la chambre nuptiale, Felicity ? »
Eddy avait failli s'étrangler, d'autant que la jeune femme répondait :
« Oui, c'est une vraie merveille. Penser aux couples qui y ont consommé leur mariage, aux enfants nés dans ce lit, laisse rêveur.
— J'y ai moi-même vu le jour, avait signalé lord Lyme. »
Si ça continue, c'est lui qui va la demander en mariage.
« J'adore la chambre que vous m'avez attribuée, avait encore dit Felicity. Et pour la solitude, j'ai l'habitude. Je préfère, même.
— Vous jetterez un œil à mon manuscrit, j'espère.
— Grand-père ! s'était indigné Eddy. Miss Sturgeon est là pour se relaxer.
— Justement. Annoter un manuscrit avant de m'endormir me détend, avait déclaré Felicity avec un sourire exquis. »
Oui, il était mal barré. Il se voyait mal cavaler à travers les couloirs et toquer à sa porte, tel un amoureux transi. Je l'aurais fait pour un homme...pour Al. Non, il ne devait plus penser à ce garçon. Depuis leur dernière explication, il s'appliquait à l'éviter. Une tâche assez facile car il ne le voyait qu'aux repas. Le reste du temps, Al était constamment fourré avec Shauna. La mystérieuse copine semblait reléguée aux oubliettes.
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