Partie 20

Petit à petit, ses pensées se remettaient en ordre de marche. Sa vie ne s'arrêtait pas parce qu'un mec l'envoyait promener. Son tempérament pragmatique l'incitait à se fixer d'autres objectifs. Concernant le domaine, par exemple, les choses n'étaient pas inéluctables. S'il se mariait et produisait des héritiers, des Merinvale continueraient à le posséder. Se marier. Pas avec un homme, comme il aurait été logique, mais avec une femme. Une union de façade, bien sûr. La seule idée de la consommer lui inspirait de l'horreur. Par bonheur, l'insémination artificielle n'était pas faite pour les chiens.

Il respira un grand coup et se remit debout. Le plus difficile serait de trouver une femme prête à accepter le deal. Parmi ses connaissances, il chercha qui pouvait correspondre au profil : la trentaine – assez jeune pour procréer, assez mûre pour tenir son rôle –, belle, de préférence – ses ancêtres avaient bon goût – intelligente et pleine de tact, pour ne pas lui créer d'ennuis. Aucune ne remplissait ces critères. Elles étaient soit trop âgées, soit trop indépendantes, soit de vraies emmerdeuses.


Au volant de sa Jaguar, il sillonna les petites routes détrempées. Rouler au hasard lui permit de chasser son spleen et de réfléchir à la future élue. Au bout d'une heure ou deux, il avait presque déniché la perle rare : Ginger Fenner, vingt-neuf ans, célibataire, directrice d'une agence immobilière et fan de courses de chevaux. Sa passion avait déteint sur son physique et son rire ressemblait à un hennissement, mais sa parfaite éducation et ses origines aristocratiques rachetaient son absence de séduction.

L'instant où la voiture passait la grille de Lyme Park, un autre nom surgit dans son esprit, s'imposa à lui, éliminant la peu emballante Ginger. Comment n'avait-il pas pensé plus tôt à Felicity Sturgeon, la future éditrice de son grand-père ? Si la jeune femme était plus âgée que la perle rare recherchée, elle se distinguait par son intelligente et sa classe. Au lieu d'apporter le manuscrit à Londres, il inviterait Felicity à venir le chercher elle-même : une excellente entrée en matière.


À la fois sous le coup des paroles irrémédiables qu'ilavait prononcées et de la reconnaissance de Merinvale, Al s'était rué dans sachambre. Là, il ouvrit avec fracas le tiroir de la table de chevet et regarda la chevalière longuement. Puis, il le referma de la même façon. Pourquoi remuer le couteau dans la plaie ? Ce bijou ne représentait rien pour lui, hormis une trahison. Pour son propriétaire non plus il n'avait aucune valeur, sinon il ne l'aurait pas donné avec désinvolture au premier venu.

Et si Merinvale était sincère, s'il avait vraiment changé ? Non, impossible. Al se souvenait des perfides insinuations de Lilian. Il s'en est payé une sacrée tranche.

Des bruits se firent entendre au rez-de-chaussée. Intrigué, Al rouvrit la porte et écouta. Lord Lyme parlait à un visiteur dont la voix ne lui était pas étrangère. Il reconnaissait ces intonations un peu nasillardes. Archie Tutbury, l'ami de Merinvale. Devait-il descendre ou au contraire se cacher ? La seconde option lui parut stupide. Si Tutbury était l'hôte de son patron, il aurait du mal à l'éviter. S'avançant sur le palier avec hésitation, il tendit le cou. Pas de doute, ce type dégingandé qui avait l'air de flotter dans ses vêtements était bien Archie. Un adolescent de petite taille en jean délavé et tee shirt blanc se tenait à ses côtés. Il les prend au berceau, se dit Al, avant de réaliser que le garçon était en réalité une fille aux cheveux courts, d'un blond pâle presque argenté. À cet instant, Lord Lyme leva la tête et l'aperçut.

« Albert ! s'écria-t-il, viens ; je vais te présenter Archie, l'un des plus vieux amis d'Edwin.

— Et sa nièce Shauna, compléta la fille d'une voix flûtée.

— Je n'ai garde de l'oublier, dit le vieillard d'un ton où perçait l'amusement. »

À contrecœur, Al commença à descendre les degrés. Archie avait été témoin de sa honte. Pour cette raison, se représenter devant lui l'embarrassait. L'ouverture subite de la porte d'entrée lui épargna la curiosité des deux visiteurs.


« Archie, vieille branche ! fit Merinvale, se précipitant sur son ami. Tu n'étais pas pressé."

Même si Tutbury ne lui serait plus d'aucun secours, il se réjouissait de sa venue. La figure allongée d'Archie s'étira encore. Ses yeux ressemblaient plus que jamais à ceux d'un cocker triste. 

« Je te raconterai, murmura-t-il. Et désignant la jeune fille à ses côtés : Shauna a voulu m'accompagner. J'espère que ça ne pose pas de problème.

— Au contraire, intervint lord Lyme. Ces jeunes gens mettront de l'animation dans cette maison qui en a bien besoin. »

Archie parut prendre conscience de la présence d'Al. Eddy discerna dans son regard une sorte de stupeur. Au moins, lui n'a pas une mémoire comme une passoire, se dit-il, amer. Après un bref coup d'œil à son ami, Archie tendit la main au jeune homme sans façon : 

« Hello, Al ! lança-t-il, jovial.

— Comment allez-vous ?

— Mieux que la dernière fois, Mister.

— Vous avez l'air en forme, avec un petit quelque chose de changé.

— La barbe. »

Eddy avait la désagréable impression que chaque parole d'Al était une flèche expédiée dans sa direction. Et ce crétin d'Archie entrait dans son jeu. 

« Le monde est vraiment petit, observa celui-ci.

— D'où vous connaissez-vous ?" s'enquit lord Lyme.

Et voilà le vieux qui en remettait une couche. Comme s'il ne savait pas, s'agaça Eddy. Al se fit un malin plaisir de répondre : « Nous nous sommes brièvement croisés dans la région, l'an dernier. Mister Tutbury est physionomiste.

— Appelez-moi Archie : pas de cérémonie entre nous. »

Jugeant que la comédie avait assez duré, Eddy s'adressa à son grand-père : 

« Si vous voulez bien, Archie et moi avons à discuter.

— Bien sûr. Shauna, je t'ai mise dans la chambre de la reine, juste à côté de ton oncle. Al va t'y conduire.

— Chouette ! s'écria la jeune fille. J'ai toujours rêvé de dormir dans une pièce hantée.

— Il n'y a pas de fantôme à Lyme Hall, l'avertit Al en souriant. Du moins, pas à ma connaissance. »

Shauna sourit aussi et mit spontanément la main dans celle du jeune homme. « Je te suis, dit-elle. »

Eddy les regarda gravir l'escalier avec pincement au cœur. Ces deux-là allaient s'entendre comme des larrons en foire. Je ne vais quand même pas être jaloux d'une petite fille, se morigéna-t-il.


« Alors, tu as retrouvé Al, dit Archie une fois la porte du bureau refermée.

— Je ne l'ai pas cherché. Pour tout dire, je ne l'ai pas reconnu...au début.

— Ça ne m'étonne pas de toi. Comment est-il arrivé ici ?

— Grand-père l'a déniché dans un foyer pour jeunes homos en détresse. Il se croit obligé de racheter mes fautes, précisa Eddy avec une bonne dose d'ironie.

— Eh bien ! Il a mis dans le mille. Depuis, vous filez le parfait amour, je suppose ? »

Eddy esquissa une légère grimace : 

« Ça en a l'air ? demanda-t-il.

— Non, pas vraiment. J'ai senti de la tension entre vous. »

En d'autres temps, la peur du ridicule aurait retenu Eddy d'avouer la vérité à son ami le plus proche, mais on n'en était plus là. Et puis, tôt ou tard, Archie serait au courant. Autant se jeter à l'eau.

« Al m'a envoyé paître pas plus tard que tout à l'heure, dit-il, rengainant son orgueil. »

Archie ouvrit des yeux ronds : Pas possible ! Aucun mec ne t'a jamais planté.

— Si, lui. Je voulais m'installer à la campagne pour plaire à Monsieur. Eh bien ! Ce n'était pas encore suffisant.

— Tu as toujours clamé que tu détestais cet endroit. Cette vieille baraque moisie et branlante, comme tu l'appelais. Pour accepter de t'y enterrer, tu devais être sérieusement mordu.

— Oui, admit Eddy avec simplicité, et je le suis encore, dans une certaine mesure.

— Dans une certaine mesure ? »

Eddy hésita. Confierait-il à Archie ses nouveaux projets ? Non, trop tôt, ceux-ci étant conditionnés au refus ou à l'acceptation de Felicity.

« Oui, je ne vais pas éclater en mille morceaux, ironisa-t-il.

— Moi, j'en suis bien capable.

— Quoi ? Tu ne veux pas dire...

— Si ; Stephen m'a largué. C'est la raison de mon silence persistant. »

Avant, Eddy aurait gratifié son ami d'un « Jet'avais prévenu » légèrement protecteur, mais vu les circonstances, il poursuivitsur le ton de la plaisanterie. « Nous voilà comme deux vieilleschaussettes usagées

— Il te reste Lilian.

— Je l'ai jeté, histoire de faire place nette pour Al.

— Rappelle-le ; il n'attend que ça.

— Rappeler ce fou furieux ? Merci bien. »

Il raconta à son ami l'agression dans le potager. « Tu l'avais poussé à bout, fut le verdict de ce dernier.

— Sans doute. J'ai gardé le meilleur pour la fin. Tu es bien assis ? »

Archie fit mine de s'accrocher aux accoudoirs du fauteuil élizabéthain. 

"Al est bi, déclara Eddy.

— Pas possible ! Je le croyais un pur homo.

— Moi aussi. Comme quoi, on ne peut se tromper.

— Alors, je devrai avoir constamment l'œil sur Shauna, gémit Archie. Elle n'a que seize ans. Mon frère Andrew ne me l'a pas confiée pour satisfaire la libido d'un jeune hétéro.

— Du calme ! Al a une petite copine. Il ne va pas sauter sur ta nièce. »

Eddy revit les jeunes gens montant l'escalier, leur connivence immédiate. Un sentiment de solitude l'envahit. Tout ira mieux quand Felicity sera là, se rassura-t-il. Jusqu'ici, la jeune femme lui avait inspiré un vague sentiment amical. Aujourd'hui, il souhaitait ardemment sa présence, comme si elle détenait le pouvoir de combler les vides de son existence.

« Tu as raison, admit soudain Archie. Je m'inquiète sans doute pour rien.

— Que dirais-tu d'un remontant avant le dîner ? »

Archie approuva de la tête. Eddy ouvrit le meuble bar où lord Lyme rangeait ses bouteilles de whisky pur malte. Lui aussi avait besoin d'un sérieux coup de fouet.


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