Partie 17
Eddy tendit la main vers son portable et ouvrit péniblement les yeux : onze heure du mat'. Un ronflement en provenance de la chambre contiguë lui rappela la présence de Lilian. La veille, il l'avait porté sur son lit car ce crétin était incapable de se tenir debout. Trop de baise, trop de bière. Eddy, lui, avait préféré rester sobre. Pour le reste, il ne s'était pas privé. Son anus l'élançait malgré l'enduit lubrifiant des capotes. Lilian est bien capable de ne s'être pas protégé, pensa-t-il, avant de se rappeler qu'il ne baiserait plus l'intéressé.
La veille, il s'était affalé comme une brute, sans passer par la case douche : inhabituel de sa part. Il se passa les doigts dans ses cheveux dont le contact poisseux le dégoûta. Sa peau aussi était collante de transpiration et de foutre. Il s'éjecta des draps et fila directos vers la douche attenante. L'eau tiède cascadant sur son corps le débarrassa des sécrétions de la nuit. En sortant, il eut l'impression fugace d'être redevenu le jeune homme naïf qui avait franchi la porte du Black Lizard pour la première fois. La vue de ses sapes tassées dans le panier à linge lui arracha une grimace. Des taches suspectes s'étalaient sur le devant de la belle chemise jaune : du sperme de partenaires multiples et le vomi de Lilian. Revenu dans la chambre, il entendit remuer à côté. Autant en finir vite. Eddy s'habilla à la manière du torero qui s'apprête à descendre dans l'arène pour la mise à mort. Sauf que dans ce cas, la bête ne mourrait pas.
« Hello ! fit Lilian d'une voix empâtée. Pourquoi n'avons-nous pas dormi ensemble ?
— Tu étais trop pété. »
Le blanc des yeux couleur bluet était fibrillé de rouge et le dessous marqué de cernes. Le cou émergeant des draps se fripait déjà. Il vieillira mal s'il continue à mener une vie de bâton de chaise, commenta Eddy en son for intérieur. Et moi ? Il s'assit sur le lit et attaqua en douceur :
« J'ai bien réfléchi, Lilian. Mieux vaudrait pour toi retourner à Londres.
— Et notre mariage ?
— Je me suis... un peu trop précipité. Je ne suis pas prêt à faire le saut.
— C'est à cause d'hier ? demanda Lilian, l'air chagrin.
— Non ; tu as eu une très bonne idée. La clientèle du Black Lizard est de première.
— Oui ; j'ai eu un succès fou auprès des rustauds du coin. Certains voulaient me filer des rencarts. J'ai refusé, tu penses bien.
— Tu as eu tort.
— Nous sommes ensemble, non ? »
Une ride se forma sur le front bas. Visiblement, quelque chose turlupinait Lilian. Il ajouta au bout d'un moment : j'ai fait un truc qui risque de ne pas te plaire.
—Tu as encore sniffé de la poudre, c'est ça ?
— Comment as-tu deviné ? »
Eddy soupira. Une fois hors de sa sphère d'influence, Lilian accumulerait les conneries. Tant pis ! Il ne le prendrait pas en charge in vitam aeternam.
« Promets-moi de ne plus prendre cette saleté, dit-il du ton du paternel s'adressant à son fiston.
— Tu seras là pour veiller au grain ; alors, pas de danger.
— Tu n'as pas compris, Lilian. Je ne serai plus là pour toi ; notre histoire est terminée. »
Les épaules de Lilian s'abaissèrent ; il sembla un instant se recroqueviller, mais presque aussitôt, il se redressa et darda sur Eddy un regard plein de fiel.
« C'est à cause de ce petit péteux ! glapit-il. Que t'a-t-il fait pour te rendre gaga ? À ma connaissance, il n'a qu'un seul trou du cul.
— Je t'en prie... »
Lilian, hors de lui, ne l'écoutait pas. Il sauta du lit, tel un diable de sa boîte et s'écria d'une voix suraiguë :
« Je ne laisserai pas un merdeux prendre ma place. Il est nul en dehors de sa jolie gueule. Tu te lasseras de lui comme tu t'es lassé des autres, c'est dans ta nature d'être infidèle. »
Eddy encaissa la pique venimeuse sans broncher. Par son attitude, Lilian lui facilitait les choses, il avait moins de scrupules à le virer. L'autre s'en aperçut-il ? Changeant de tactique, il se suspendit au cou de celui qui le rejetait.
« Garde-moi, fit-il dans un trémolo. Je ne peux pas vivre sans toi.
— Allons donc ! Tu te débrouilleras très bien. Je te laisse l'appartement de Kensington, si tu veux. »
Les yeux de Lilian s'étrécirent.
« Mais alors, tu n'auras plus de domicile ?
— J'ai l'intention de m'installer à Lyme Hall. Albert n'aimerait pas vivre à Londres. »
Il venait de le décider. Lilian cessa de l'étreindre et poussa un nouveau glapissement :
« C'est de la folie. Tu abandonnerais ton job à la Swindler Bank pour un mec ?
— Je peux très bien travailler à la maison, répondit Eddy d'un ton paisible. »
Il n'était pas sûr d'avoir l'accord de ses supérieurs, mais ça valait la peine de demander. Lilian fit une nouvelle tentative.
« Tu m'as toujours dit que tu détestais Grimley. Tu vas t'emmerder comme un rat mort, cet Albert m'a l'air de manquer de conversation.
— Si je m'ennuie, j'inviterai mes potes du Black Lizard, ironisa Eddy.
— Toi et ton humour à deux balles ! »
Il s'agitait, nu comme un ver, la figure rouge et les mèches en bataille. Pour le calmer, Eddy lui prodigua les paroles en vigueur dans ces cas-là.
« Je n'ai pas dit que je ne retournerais pas à Londres, Lilian. Tu auras d'autres occasions de me revoir.
— Et de ramasser les miettes laissées par ce gamin ? Jamais de la vie. Je vais faire mes bagages et basta !
— Je te conduis à la gare de Worcester.
— Pas la peine, j'appellerai un taxi. En attendant, sors de ma chambre, je dois m'habiller. »
Pour la première fois, Eddy ferma la porte de communication en sortant. La rupture était bel et bien consommée. Il en éprouvait du soulagement et en même temps, un peu de tristesse. On ne met pas fin à un compagnonnage de quatre ans sans un léger pincement au cœur. Restait à reconquérir Al, ce qui n'était pas une mince affaire.
Après les trois heures quotidiennes à taper sur l'ordi, Al avait coutume de filer au potager. Aujourd'hui n'échappait pas à la règle.
La veille, au dîner, Merinvale et Lilian étaient apparus habillés comme pour une soirée. Al avait remarqué la chemise d'Edwin : jaune, sa couleur préférée. Le regard émeraude s'était posé sur lui à plusieurs reprises, mais il était demeuré stoïque. Pas question de céder aux sirènes de ce salaud. Son instant de faiblesse au bord de l'eau avait fait place à une détermination farouche.
Leur dîner expédié, Edwin et Lilian s'étaient éclipsés : « Nous passerons la soirée à Worcester, avait précisé Edwin en repliant sa serviette. »
Si j'avais accepté la proposition de ce type, s'était dit Al, c'est moi qu'il aurait emmené. Cette certitude lui avait procuré une amère satisfaction.
À l'aube, un bruit de moteur l'avait réveillé. Il avait couru à la fenêtre et aperçu les deux hommes sortant de la voiture. Ou plutôt, Eddy était sorti. Il avait ouvert la portière avant-droite pour littéralement en extirper Lilian. Bourré, comme mon paternel, avait été son verdict. Eddy l'avait soutenu, sinon il se serait emplâtré sur les marches du perron. Al s'était recouché en soupirant. Les deux hommes n'avaient pas paru au petit-déjeuner, au grand dam de lord Lyme qui tenait à réunir tout son monde.
« Mon grand-père n'aurait pas toléré un tel laisser-aller de ma part, avait-il observé avec mélancolie. Les traditions se perdent. »
Al n'avait rien dit, résolu à zapper Edwin. Vivement le mariage, que ces deux-là dégagent, résumait son sentiment. Était-il sincère à cent pour cent ? Non, sans doute.
Un raclement de semelles sur le gravier le fit se retourner. Lilian se tenait devant lui, l'air furibond. Sa tenue de ville : veston et pantalon sans un pli, cravate artistement nouée, détonaient dans ce cadre rustique. De suite, il annonça la couleur :
« Je t'avais prévenu de ne pas marcher sur mes plates-bandes, Albert Brackmear.
— Vous pourriez être un peu plus clair ?
— Tu as très bien compris. À force de tortiller du croupion, tu as réussi ton coup, Edwin m'a viré.
— Ce que monsieur Merinvale fait ou ne fait pas est le cadet de mes soucis. »
Al se félicita d'avoir d'emblée trouvé le ton juste. S'il n'énervait, l'échange pouvait tourner au pugilat. Garder son calme inciterait l'adversaire à s'aligner. Mais sa réplique, loin d'apaiser Lilian, déchaîna sa colère.
« Et tu te figures que je vais te croire? D'abord, tu dois savoir deux ou trois trucs. Ta belle histoire d'amour ne durera pas ; Edwin aime trop le changement. Tiens, par exemple, hier, il s'en est payé une sacrée tranche dans un baisodrome de Worcester. Je peux en témoigner.
— Que voulez-vous que ça me fiche ? »
Al était touché, même s'il affichait un masque impassible. Exaspéré, Lilian esquissa un pas dans sa direction. Croyant qu'il allait le frapper, Al s'écarta. Lilian perdit l'équilibre et chuta les quatre fers en l'air dans les plants de tomate.
« Dégage !" maugréa-t-il quand Al lui offrit une main secourable.
Il se redressa, époussetant avec des gestes rageurs ses vêtements pleins de terre.
« Vous et votre précieux Edwin devriez repartir pour Londres, lui asséna Al. Tout le monde s'en portera mieux. »
Lilian chercha quelque chose dans sa poche de veston. Un mouchoir ? Al ne s'attendait pas à le voir extraire un canif. La lame brandie brilla dans le soleil avant de taillader le bras gauche du jeune homme. Le sang jaillit. Al se courba sous l'effet d'une vive douleur, mais il ne tomba pas dans les pommes. Au-dessus de lui la figure de Lilian lui apparaissait, trouble et déformée ; de même, ses paroles étaient à peine audibles :
« Maintenant tu y réfléchiras à deux fois avant de piquer le mec des autres. »
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