Partie 12

« Tes rapports avec mon petit-fils s'améliorent, j'ai l'impression, dit lord Lyme à Al. »

En quelques jours, le temps était devenu estival. Par la fenêtre ouverte du bureau, des bouffées de parfum leur parvenaient. Les rosiers de ma défunte femme, avait expliqué le vieillard. Al se sentait de plus en plus chez lui à Lyme Hall. Dommage de devoir supporter le voisinage d'Edwin et de son Lilian longtemps encore. Le premier les avait informés qu'il prenait un congé pour se marier.

Surprendre les tourtereaux dans une position sans équivoque n'avait pas été un choc pour Al. Après tout, il se doutait bien que ces deux-là fricotaient ensemble. Mais l'annonce de leur union l'avait scié. Après avoir collectionné les coups vite faits, Eddy se rangeait des voitures avec ce...Al ne trouvait pas de terme assez dépréciateur pour désigner l'heureux élu. Sa façon de se rengorger lui mettait les nerfs à vif. Heureusement, il pouvait éviter ce déplaisant personnage.

Il approuva de la tête l'observation de lord Lyme. Les relations avec son petit-fils étaient bonnes dans la mesure où elles étaient quasi inexistantes. Edwin lui parlait rarement. Parfois, Al sentait peser sur lui le regard vert et pénétrant. Pour Edwin, il représentait une énigme.

Le sujet de la chevalière avait failli mettre en péril ce statu quo.

« Tu ne portes plus la bague de ton père, Edwin ? s'était étonné un jour lord Lyme.

— Non, je l'ai perdue. Dans les toilettes d'un bar ou dans la rue, je ne me rappelle plus. »

Il arborait un air gêné, comme Al put le vérifier du coin de l'œil. « Fâcheux, avait dit lord Lyme. Elle aurait pu orner le doigt de...ton conjoint. »

Lilian avait aussitôt renchéri : « C'est vrai, Eddy. Je suis terriblement déçu.

— Que d'histoires pour pas grand-chose ! s'était écrié celui-ci. Mon père ne représente rien pour moi. Je ne l'ai pas connu ; alors, arrête de nous les casser.

— Edwin ! »

En écho à l'exclamation désolée de lord Lyme, Al lança : « Vous avez bien peu le sens des valeurs, monsieur Merinvale.

— Je n'ai pas de leçons à recevoir de vous, monsieur Brackmear. »

La voix de Merinvale était coupante, ses yeux brillaient de colère froide. Prudemment, Al avait renoncé à poursuivre sur sa lancée. Il ne comptait pas se dévoiler. Si Edwin n'avait pas été un gros lourd, il aurait pigé depuis longtemps.


Al s'efforça d'écouter les paroles de son employeur. « Edwin fait des efforts pour m'être agréable, disait Lord Lyme. Son futur mariage le rend plus doux, plus compréhensif. Ce Lilian a sur lui une heureuse influence. »

La grimace du jeune homme n'échappa pas à lord Lyme qui ajouta : « Je ne l'apprécie pas beaucoup moi non plus, mais mon Edwin l'aime. Il viendra peut-être me voir plus souvent quand il sera marié. »

De toutes ses forces, Al souhaitait le contraire. De toute façon, sitôt les mémoires de lord Lyme bouclées, il partirait. Le vieil homme se démenait pour lui dégoter un autre job, pas trop éloigné de Lyme Hall. Ce dernier suggéra :

« Et si nous nous y remettions ? Je sais, avec ce soleil, tu aimerais être dehors mais...

— Je suis bien avec vous. »

Satisfait, lord Lyme sourit. Edwin choisit ce moment pour pénétrer dans la pièce. Al eut un choc, comme chaque fois qu'il le voyait. Son polo crème assorti au pantalon de lin de la même couleur aurait paru fade sur quelqu'un d'autre, mais sur lui, l'ensemble était pétri de chic. Dieu sait combien de mecs se sont fait avoir, songea Al, amer. Cette séduisante enveloppe dissimulait le vide, une absence totale de sentiments.

« Lilian s'est mis en tête de redécorer la chambre nuptiale, annonça Merinvale avec bonhomie. Lui donnez-vous carte blanche ?

— Jamais. »

Le cri du cœur. « Jamais, entends-tu ! scanda lord Lyme. La chambre où sont nés tous les Lyme, où ta grand-mère et ta mère sont mortes, ne bougera pas. Du moins pas avant ma mort. »

Al s'attendait à une vive réaction de Merinvale. Erreur, il s'était fourré le doigt dans l'œil. Edwin prit un air gêné et déclara : « Message reçu cinq sur cinq. Lilian sera contrarié.

— Peu importe ; il doit savoir qui est le maître ici. S'il te mène par le bout du nez, tant pis pour toi !

— Personne ne me manipule, dit Edwin dont le beau visage avait rougi. Lilian voulait simplement améliorer un peu le confort de cette maison. Enfin, n'en parlons plus. »

Al aurait volontiers applaudi à la défaite de Lilian et à la déconfiture d'Edwin. Il se borna à dévisager Merinvale avec ironie.

« Est-ce tout ? demanda lord Lyme. Albert et moi avons du pain sur la planche.

— Je voudrais vous emmener au restau, ce midi. Le King Charles II à Worcester, ça vous dit ? Albert peut nous accompagner, ajouta-t-il, se tournant vers le jeune homme. Il est mon invité. »

Al hésita. Refuser déplairait à lord Lyme. D'autre part, la probable présence de Lilian lui hérissait le poil. Merinvale le devina-t-il ? « Lilian ne vient pas, dit-il. Une séparation de temps en temps ne fait pas de mal. »

Edwin adressa à Al un clin d'œil complice. Lord Lyme, déconcerté, leva un de ses sourcils blancs tout en commentant : « Excellente initiative, mon garçon. Albert est d'accord, naturellement, cela lui fera une distraction. La compagnie d'un vieux radoteur n'est pas toujours amusante.

— Combien de temps vous faudra-t-il pour vous changer, Albert ? » demanda Edwin.

Allusion à son tee shirt taché et à son fut déchiré aux genoux. Une moue de mépris flottait sur les lèvres sensuelles. Pourquoi ce type lui soufflait-il le chaud et le froid ?

« Je peux aussi me raser, balança-t-il, narquois.

— Non, je n'irai pas jusque-là. Votre barbe a un côté Francis Drake pas déplaisant. »

Après la baffe, les compliments. Al se leva et quitta la pièce sans un mot. Lord Lyme n'avait pas prêté attention à la joute verbale. Dans son esprit, ce déjeuner permettrait de rapprocher les deux êtres qu'il aimait le plus.


Au bruit du moteur de la Jaguar, Lilian se précipita à la fenêtre. Il vit lord Lyme assis à l'avant et Albert à l'arrière. Au moins, Eddy ne l'avait pas fait monter à côté de lui. Le sentiment d'être évincé le mettait en rogne. Eddy avait parlé d'un déjeuner en la seule compagnie de son grand-père et voilà que le gamin se joignait à eux. Depuis le début, Lilian soupçonnait Eddy d'en pincer pour lui ; le mariage envisagé n'y changeait rien. Il connaissait la lueur particulière dans son regard vert quand un mec lui plaisait. Je ne le laisserai pas faire, répéta-t-il tout haut, l'air venimeux. C'était déjà suffisant de s'être vu opposer un veto à ses projets de décoration. Le hideux lit à baldaquin avec ses rideaux de velours fané resterait donc en place. Lilian s'imaginait mal niquer sur ce couvre-lit damassé à l'odeur de naphtaline. Il ne moisirait pas longtemps ici.


De l'avis d'Eddy, Albert était tout à fait craquant avec cette mousse blanche autour des lèvres. Il mourait d'envie d'embrasser cette bouche si colorée au milieu de la barbe noire. Depuis le début, le jeune homme l'obsédait ; il avait beau l'éviter, il pensait sans arrêt à lui. Ses tentatives d'amabilité s'étaient heurtées à un mur, sauf quand son grand-père avait évoqué la chevalière du paternel. Là, Albert l'avait carrément agressé : bizarre. Si seulement il se rappelait où il avait perdu cet objet. Peut-être lors d'une partouze dans un club. Sans importance. Pourquoi alors s'était-il senti coupable ? Au point d'inviter le vieux et Albert à bouffer. Baiser Lilian lui posait aussi des problèmes, la frimousse ou le petit cul d'Albert surgissant au moment le plus inopportun.

« As-tu choisi, Edwin ? demanda soudain son grand-père, posant la carte à plat sur la table.

— Choisi quoi ? Ah ! oui ! Comme vous.

— Alors, ce sera la même chose pour les trois : poulet fermier avec des petits pois, fromage du Somerset et Shamrock pie. »

Albert attaqua son aile de bon appétit. La vue de ses dents étincelantes arrachant des lambeaux de chair remua Eddy. Il en oubliait de manger. Mordre ce cou brun si appétissant, ce bras hâlés, découvert par le polo, sucer les mamelons se dessinant sous le coton, avoir le goût d'Albert dans la bouche, voilà l'important. Il était tellement habitué à satisfaire ses désirs immédiats que la frustration devenait insupportable. Il lui fallait ce type coûte que coûte. Je tenterai ma chance, au risque de prendre un pain dans la gueule, se promit-il. Archie, familier des râteaux, rirait bien s'il savait. Ce matin, il avait envoyé un texto à son ami : une sorte d'appel au secours. Viens ! La voix de lord Lyme s'adressant à lui le fit sursauter.

« Te rappelles-tu, Edwin ?

— De quoi ?

— Décidément, tu es distrait aujourd'hui. Je disais à Albert qu'étant petit, tu me réclamais toujours l'histoire de la bataille de Worcester. Celle où Cromwell a battu le roi Charles qui a donné son nom à l'établissement.

— Désolé, je n'ai aucune mémoire.

— Je l'aurais parié, soupira lord Lyme, prenant Albert à témoin. »

Le vieillard et le jeune homme échangèrent un long regard.

« Bien pratique, siffla Albert en plantant sa fourchette dans son shamrock pie. »

Comme s'il s'agissait de ma main, songea Eddy, mi amusé, mi agacé. Le jeune homme avait parlé à voix si basse qu'Eddy crut que son grand-père n'avait pas entendu. Mais lord Lyme reprit : « Une absence de souvenirs empêche les remords. Tu es de mon avis, Edwin ? »

Ma parole, le vieux le défiait. Embarrassé, Edwin se défendit : « Je suis visé, je suppose. Eh bien ! Je suis sûr de n'avoir jamais commis de ma vie un acte répréhensible. »

Pourquoi les yeux sombres d'Albert contenaient-ils un tel reproche ? Pourquoi ce mec qu'il ne connaissait ni d'Eve ni d'Adam avant de le rencontrer à Lyme Hall avait-il une dent contre lui ?

« Jamais, vraiment ? insista lord Lyme.

— Non. Si vous faites allusion aux mecs que je me suis fait, ils étaient tous consentants.

— Et si l'un d'eux venait de reprocher ta....désinvolture à son égard ? »

Eddy avait la désagréable impression d'être mis sur la sellette. Le vieux s'y entendait pour vous culpabiliser. « Je le dédommagerais, répondit-il de mauvaise grâce.

— L'argent ne peut pas tout, lâcha Albert, la bouche crispée en un rictus. »

Lord Lyme hocha la tête : « Tu as raison ; il suffirait peut-être à Edwin de s'excuser et à ce...garçon, d'accepter ses excuses. »

La bouche d'Albert retrouva son pli impénétrable. Eddy dont la nervosité croissait se tourna vers son grand-père : 

« Je m'interroge sur le sens de cette conversation, dit-il. Nous n'étions pas partis sur la bataille où Cromwell a mis la pâtée aux troupes royalistes?»

L'image d'un enfant assis sur les genoux d'un homme dans la force de l'âge, buvant ses paroles, refit surface. Cette réminiscence l'étonna. D'habitude, il ne se retournait pas en arrière, préoccupé par le seul présent. Pendant que lord Lyme racontait – sans doute pour la énième fois – le fait d'armes, il ne pouvait s'empêcher de mater Albert sous toutes ses coutures. Vraiment craquant, ce gosse. Les barbus ne l'attiraient pas spécialement ; ils piquaient quand on les embrassait, mais là...cette pilosité soyeuse appelait le baiser. En plus d'un désir violent, Eddy éprouvait un sentiment inconnu, une sorte d'attendrissement.

Pour s'arracher à cette fascination, il regarda les autres clients : des hommes pour la plupart, travaillant dans le quartier. Aucun ne venait à la cheville d'Albert. Le charme de celui-ci ne tenait pas seulement à sa jeunesse et à sa beauté, mais à son naturel, à sa profondeur. On avait affaire à une vraie personne, pas à une marionnette comme Lilian ou les petits pédés des back ground. Ce gosse me rend gâteux, se dit-il mélancoliquement.





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