Partie 10
Eddy le suivit des yeux, interloqué.
« Ai-je dit un mot de travers à...comment s'appelle-t-il, déjà ? »
— Albert. Il est très sensible et timide. »
Pourquoi le vieux le gratifiait-il d'un air désapprobateur ? Parce qu'il n'avait pas montré assez d'égard envers ce petit con aux yeux noirs ? De beaux yeux, d'ailleurs. Eddy jeta un coup d'œil à Lilian. N'avait-il pas eu tort de s'en encombrer ?
« Je vais le sonder un peu, dit lord Lyme. Bates va vous monter vos bagages ; vous pourrez vous rafraîchir. Ensuite, nous prendrons tous le thé au salon. »
Son intuition lui dictait qu'il trouverait Al dans le bureau. Affalé sur son siège d'ordinateur, le jeune homme regardait dans le vague. Son visage était défait et des auréoles tachaient sa belle chemise jaune sous les bras. Il ne pouvait reparaître dans cet état devant Edwin et son Lilian.
« Ça va, Albert ? demanda lord Lyme en le secouant par l'épaule. »
Pas de réponse. La voix de son employeur parvenait à Al au travers un mur de coton.
« Mon petit-fils s'interroge sur ta réaction, dit encore lord Lyme.
— Votre...petit-fils ? »
Réalisant à quel point son comportement pouvait paraître absurde vu de l'extérieur, Al bredouilla : « Ça n'a rien à voir avec lui ; j'ai eu un coup de pompe, de hypoglycémie.
Il avait sorti la première chose qui lui passait par la tête. Lord Lyme hocha la sienne. Était-il dupe ?
« Alors, tu manques de sucre, dit-il. Un bon thé avec plusieurs morceaux dedans va te requinquer.
— À condition de le prendre ici. Je n'ai envie de voir personne quand je suis dans cet état. »
Lord Lyme s'assit près de lui et le scruta : « Réponds-moi avec franchise, Albert. Edwin est-il l'individu dont tu m'as parlé ? »
Les cils brusquement abaissés du jeune homme constituèrent un aveu, même si sa bouche démentit : « Non, mais il m'y fait penser. Il a le même air dominateur, arrogant. Ne le prenez pas mal.
— Je ne le prends pas mal.
— Je me sens gêné en sa présence. Je l'éviterai autant que possible. Facile, la maison est grande. »
Il parlait d'une voix un peu haletante. « Edwin ne comprendra pas, observa lord Lyme. »
Eddy aurait un fier culot de se poser en victime. Impossible qu'il ne l'ait pas reconnu du premier coup. Il devait jouer la comédie, il était doué pour ça.
— Je me fiche de l'opinion de votre petit fils, lâcha-t-il, les dents serrées. Je peux partir, si vous voulez. »
Les yeux verts, pareils à ceux d'Eddy, sauf pour l'expression, se remplirent de tristesse. « Et retourner au foyer ? Non, je ne le permettrai pas, surtout pour des enfantillages. Il faut grandir, Albert, te colleter avec le monde des adultes.
Lord Lyme avait raison, faire l'autruche ne lui servirait à rien. Il n'allait pas se terrer pendant tout le séjour d'Eddy et de son copain. Mieux valait affronter l'adversaire en se montrant d'une extrême froideur.
« Très bien », dit-il en se levant, je vous suis.
« Un secrétaire, tu parles ! s'exclama Lilian en déposant sa valise au pied de l'armoire. Ce type a mis le grappin sur ton grand père et l'héritage va te passer sous le nez.
— Pardon ? »
Lilian trépigna.
« Tu vois ; tu ne m'écoutes pas. J'y suis ! enchaîna-t-il. Monsieur est déjà sous le charme de ce petit péteux. »
Eddy haussa les épaules.
« Tu débloques, mon pauvre Lilian. Je me fous d'Albert comme de mon premier slip. Et le vieux n'est pas sénile à ce point. »
Il se rapprocha de Lilian et, sans façon, plaqua les dix doigts sur sa braguette. « Je te pomperais bien, dit-il tout à trac, mais Grand-père tient au rituel du thé. »
Les traits crispés de Lilian se détendirent : « On se rattrapera ce soir, dit-il, contemplant Eddy avec des yeux de merlan frit. »
La communication entre leurs deux chambres – une initiative inattendue du vieux, décidément en veine d'indulgence – facilitait les choses. Eddy passa dans la sienne. Au lieu de ranger ses affaires, en célibataire méticuleux, il s'assit sur le lit et laissa ses regards errer sur le parc. Lilian avait vu juste tout à l'heure. Le comportement d'Al l'intriguait : un faon fuyant devant le chasseur. Il est un peu sauvage, voilà tout, conclut-il en son for intérieur. Je l'apprivoiserais en cinq sept s'il n'y avait pas Lilian.
De plus, lord Lyme n'apprécierait pas qu'il s'attaque à son protégé. La vision du beau petit cul serré dans un jean blanc arracha à Eddy un soupir nostalgique.
Quand il prit place à côté d'Albert, le garçon se recula comme si un serpent s'apprêtait à le piquer : charmant. Sans se démonter, Eddy lui demanda si son job lui plaisait. Après l'avoir dévisagé avec froideur, il répondit de mauvaise grâce :
« Ça me va.
— Je me félicite de notre collaboration, intervint lord Lyme. »
Il se souleva de son fauteuil pour tapoter la main de l'intéressé. Un timide sourire naquit sur les lèvres charnues. C'est moi qu'il a dans le pif, pensa Eddy. Ce rejet sans cause de sa personne le désarçonnait. D'habitude, la moindre de ses apparitions suscitait l'intérêt, voire l'enthousiasme.
« Une autre tasse de thé, Albert ? proposa-t-il, décidé à renverser la vapeur. »
L'autre feignit de ne pas avoir entendu. Eddy s'attendait à une réaction de lord Lyme, pointilleux sur le chapitre de la politesse, mais rien. Il ne semblait même pas s'apercevoir de la tension entre les deux hommes : un autre motif d'interrogation pour Eddy.
Il y réfléchissait encore alors que les ronflements de Lilian emplissaient la chambre. Le bougre s'était endormi sitôt sucé, laissant Eddy sur sa faim. Il le prit par l'épaule pour le faire pivoter sur la gauche et dirigea sa queue entre les fesses de son ami. Lilian remua un peu, mais ne s'éveilla pas. Tout en effectuant de petits mouvements, Eddy songeait combien il serait bon d'enculer le chouchou de son grand-père. Vu l'hostilité du jeune homme à son égard, ce n'était pas pour demain. Était-il seulement gay ? Eddy aimait les défis et Albert piquait sa curiosité. Albert. Ce nom lui paraissait familier. L'une de ses éphémères conquêtes devait le porter, ou un collègue de travail. Il amplifia son va et vient et jouit avec à l'esprit un mystérieux garçon brun en chemise jaune.
Au moment où Al admirait les plants de tomate, la voix détestée s'éleva derrière lui.
« Hello, Albert ! »
Al se figea. Il avait compté que ce pourri ferait lagrasse mat', mais raté. Et ce ton familier...oui, Edwin l'avait reconnu et il espérait remettre ça. Sa façon de le mater au salon et pendant le dîner le prouvait. Eh bien ! Il allait être déçu.
Al n'avait pas fermé l'œil, réfléchissant à la façon de l'envoyer paître si celui-ci le draguait à nouveau. Surtout, ne pas perdre son sang-froid. S'attaquer physiquement à Eddy équivaudrait à se faire mettre à la porte et Al n'en avait aucune envie. Retrouver la promiscuité du foyer, décevoir Maggie...merci bien.
Une seule chose le rassurait ; une haine solide avait pris la place du désir. Il englobait dans cette inimitié ce Lilian Croft qu'Eddy avait l'air de traîner partout avec lui. Tu es jaloux de ce mec, lui soufflait une petite voix intérieure. Si seulement il pouvait éprouver du détachement... mais pas facile.
« Un chouette endroit, observa Eddy. Vous y venez souvent ? »
Al pivota à regret et fit face à l'adversaire. Eddy avait troqué son costard cravate de trader contre une chemisette de toile et un jean. Un pull marine, jeté négligemment sur les épaules, complétait sa tenue. Pas une fausse note dans cette harmonie de bleu. Ses cheveux resplendissaient dans le soleil levant. Pourquoi fallait-il que ce porc soit aussi beau ? Et cette amabilité de façade... La réponse d'Al claqua comme un fouet :
« Oui, pour avoir la paix. »
Le sourire engageant d'Eddy s'effaça. « Je suis de trop, je vois. Qu'ai-je fait pour vous être ainsi désagréable ? »
Tu as le culot de me le demander ? Tu as bousillé ma vie et par-dessus le marché, tu te paies ma tête ! Serrant les poings, Al marmonna : « Vous devriez le savoir.
— Non, pas du tout. »
Eddy avait l'air de tomber des nues. « Cherchez bien et vous trouverez.
— Je crois le savoir. Mon grand-père a dû vous parler de ma vie dissipée. »
Au tour d'Al d'être surpris. « Je ne me suis pas trompé, on dirait, fit Eddy. »
Devant le mutisme d'Al, il enchaîna d'un ton provocant : « Que vous a-t-il raconté au juste ? Que je couchais à droite et à gauche ? Que je fréquentais de mauvais lieux ?
— Que vous jetiez les mecs après usage. »
Voilà, c'était sorti. À présent, cette ordure ne pourrait plus nier. « Eh bien ! Il a raison, admit-il ; je ne suis pas un saint. Et comme je n'ai pas la mémoire des noms et des visages, il m'arrive de les zapper complètement.
Suffoqué, Al articula avec peine : « Vous voulez dire que si j'étais l'un de vos...partenaires – il avait buté malgré lui sur le mot – vous ne me reconnaîtriez pas ? »
Ses yeux noirs s'accrochaient aux yeux verts d'Eddy. Celui-ci secoua la tête : « Exact. »
La rage envahit Al. Leur aventure dont il se rappelait chaque détail n'avait pas marqué Eddy durablement. D'autres liaisons, tout aussi brèves, l'avait effacée. Sans doute pour atténuer le côté un peu sec de son affirmation, Merinvale ajouta :
« Non, je ne vous aurais pas oublié. Vous avez une figure si intéressante... »
Merde ! Il ne l'avait pas reconnu. Al n'avait pas envisagé cette éventualité. C'était à la fois vexant et rassurant.
« Votre façon de draguer est pitoyable, dit-il d'un ton ironique.
— Pas très sympa de votre part. Je venais animé de bonnes intentions...
— Vos intentions ne peuvent être bonnes. »
Eddy se renfrogna. Son sourire disparu, il était presque laid, ce qui réjouit Al hautement. « Votre fond est mauvais, enchaîna-t-il ; il n'y a rien de bon en vous. Votre physique avantageux sert à masquer votre égoïsme et votre absence d'empathie. »
Il était soulagé de l'avoir dit. Au moins, Merinvale saurait à quoi s'en tenir. Ses sourcils se froncèrent, ses mâchoires se crispèrent.
« Et moi, je vous trouve culotté de me parler ainsi, déclara-t-il avec hauteur. Mon grand-père le saura et il vous flanquera à la porte.
— On verra bien. »
Al bouscula Merinvale et partit d'un bon pas en direction du manoir. La tronche de ce type quand il lui avait balancé à la tête ses quatre vérités ! Ça valait bien de risquer le renvoi. Il faut grandir, Albert, lui avait recommandé lord Lyme. Eh bien ! C'est ce qui était en train de se produire.
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