Chapitre 24 Réécriture : Des retrouvailles dérangeantes

Dans la voiture, un calme plane ; seul le tambourinement de mon pied résonne dans l'habitacle. Tim et Anna, assis à l'arrière, observent la route, n'osant pas parler, toujours sous le choc de mon comportement inapproprié de tout à l’heure. Mon père se concentre sur sa conduite suivant mes instructions, lui aussi n’ose pas me regarder, il nous dirige vers les quartiers nord de notre ville. Le voyage au plus profond des districts délabrés de notre métropole me semble interminable. Les secondes qui s'écoulent me rappellent que c'est peut-être à cet instant que le pire pourrait se produire, tout est lent, nous n’allons pas assez vite. Je jette un regard agacé à mon père qui ne peut pas conduire plus vite, je soupire en bougeant sur mon siège. Mon corps tout entier tremble, l'inconfort me gagne. 

À l'approche de notre destination, ma vue se trouble. Je perçois comme dans un brouillard le jeune homme marchant dans un squat au milieu d'un immense terrain vague. Il suit deux autres personnes de notre âge qui lui montrent la vieille usine en friche. 

— Tu vas voir, on est une famille soudée, pas de secret et personne n’est laissé à l’écart, lui explique le gars en blouson de cuir noir qui le tient par les épaules.

Ce discours me dérange, le comportement des deux inconnus me rappelle des souvenirs douloureux. Cette mélodie de paroles douces et enivrantes m’avait aussi séduite. Je me suis laissée guider tout comme lui vers les ténèbres accompagnée de mes bourreaux.

— Pour les nouveaux comme toi, on organise une teuf de dingue ce soir, c’est pas le pied ça mon frère, s’enthousiasme le deuxième en bousculant Alexandre et son acolyte pour une accolade aussi brusque que son entrain.

Je soupire en espérant me tromper, ce ne peut pas être possible, ils ne peuvent pas être dans ma si chaleureuse et agréable ville. Ici, tout le monde est gentil et bienveillant, nous n’avons pas de place pour cette secte qui torture et tue des innocents. Que deviendrais-tu au sein de cette secte un type comme Enzo ? Quel sort te réserve-t-il ? Vont-ils te sacrifier dans un de leurs rituels occultes ?  

La lueur blafarde de la lune me balaye le visage, faisant disparaître de mes pupilles le spectacle sinistre qui se joue à plusieurs mètres de moi. Nous pénétrons après plusieurs longues minutes dans une rue dont les maisons grises et sans vie tombent en décrépitude, éclairées par quelques rayons timides de l’astre nocturne qui cherche à me faire prendre conscience de la dure réalité. Pendant un instant, mon cœur se glace face aux similitudes de ce quartier et de mes visions, il ne manque que le souffle chaud et destructeur des enfers pour compléter ce triste tableau. Les gens qui errent sur les trottoirs sont éteints, sans âme, certains au regard vide nous portent une attention curieuse, d'autres allongés sous des amas de cartons tentent de se réchauffer. Mon cœur se serre en voyant ces personnes à qui la vie n'a malheureusement pas souri à un moment donné. La perte d'un être cher, la perte d'un statut social ou encore une addiction trop envahissante et dévorante les a plongés dans ce gouffre sans issue. Je ressens une vague de tristesse en croisant le regard creux d'une femme assise par terre. 

— Toutes ces personnes misérables ! Il est où, ton dieu, pour ces pauvres brebis égarées et perdues ? Il s'en fout, il nous les envoie en pâture. Si tu savais comme on se délecte de leurs misères, nous les poussons vers leurs addictions ou leurs petits travers, de vraies petites marionnettes, me confesse le démon.

À la symphonie de ce rire monstrueux, ma conscience s’éveille à une nouvelle perspective : mon quotidien, mon quartier, tout est si paisible et joyeux, mais au sein de cette ville où je me sens en sécurité, où tout me semble merveilleux, il y a aussi un endroit comme celui-ci. Un enfer abritant des gens dans la misère reclus dans leur désespoir ne croyant plus en rien, ni personne. Des enveloppes vides ne vivant qu’au jour le jour, déambulant crasseux dans les ruelles sales à la recherche de quelque chose pour se sustenter, maudissant la vie de ne pas avoir eu la chance de mourir dans leur sommeil. Mes doigts se crispent, mes ongles laissent leur empreinte dans le tissu du siège qui me soutient, une sueur froide coule le long de mon échine.  Ce lieu lugubre est le terrain parfait pour ces monstres enrôlés, manipulés, tués tout est possible dans cet endroit abandonné par l’espoir.

— Tic-tac, tic-tac, dépêche-toi, me nargue le démon avec un ton joueur.

— Tais-toi, laché-je à voix haute, provoquant l’étonnement de mes compagnons qui osent enfin me regarder.

Mes yeux plongés sur le ciel parsemé d’étoiles, je prie pour que ma bonne étoile, mon Dieu, accorde sa lumière à cet être qui devient de plus en plus cher à mon cœur. Je formule avec précaution chaque mot pour que la grâce de notre père à tous guide mes pas dans cette obscurité. Dans la pénombre de la nuit, la silhouette de l’usine se dessine enfin, une rage me monte au nez. Sans rien dire, j’ouvre la portière pour sauter du véhicule en mouvement. La chute ne me fait rien, je cours alors à travers ce terrain vague squatté par des sans abri qui l’ont transformé en bidonville. Comme dans ma vision, je bouscule plusieurs personnes sur mon passage qui ne manifestent aucun mécontentement. Je m’enfonce dans cette triste cour des miracles, accrochée à ce fin espoir de l’arracher des griffes perfides de cette secte. 

Un bref instant, la clairvoyance de cette engeance me laisse percevoir de nouveau mon ami. Face à la bâtisse, il hésite, se défait de l’étreinte faussement amicale de ses comparses, provoquant un élan d’énervement. Leurs gestes si sympathiques muent en des mouvements violents. Leurs visages souriants se déforment en une grimace de colère. Leurs mots si joyeux deviennent insultes. De force, ils le traînent à l’intérieur de ce monstre de tôle et d’acier qui ouvre sa bouche gargantuesque pour les gober. Malgré sa tentative de résister à l’assaut des voyous, il cède après un coup violent à la tête, sombrant lentement en regardant derrière lui en signe de regret.
J’arrive, ils ne t’éloigneront pas de moi, pensé-je.

Mon rythme s’accélère devant l’urgence de la situation. Ma fureur grandissante, je bondis et balaie d’un revers de main les obstacles sur mon chemin. Anéantissant sur mon passage le logement précaire de ces pauvres âmes démunies. Je n’attends pas l’autorisation de pénétrer dans cette manufacture en friche, je défonce les portes métalliques, surprenant les deux individus dans un grand fracas.

— Lâchez-le, leur ordonné-je d’un ton autoritaire.

Leurs visages arrogants me toisent avant qu’ils se mettent à hurler de rire. L’un tient Alexandre sur son dos alors que l’autre ouvre une trappe. Cette ouverture qui me comprime le cœur, revoyant le visage souriant de Marie qui s’engouffre dedans. 

— Tu te prends pour qui avec ta chemise de nuit de petite fille sage, tu t’es perdue, me crie celui qui affichait le plus son enthousiasme dans ma vision.

— Embarque-la, lui commande celui avec le blouson en cuir déjà occupé avec mon ami.

— Elle sera à moi, j’ai toujours voulu me faire une cul-béni comme elle, ajoute le jeune homme en s’approchant de moi d’un pas assuré.

Mon corps, sans réfléchir, ne m'obéit plus ; j’avance aussi pour aller à sa rencontre. Un sourire malsain sur les lèvres, il se dresse devant moi.  

— En plus, elle est canon pour une catho, nargue le voyou en posant sa main sur mon épaule.

Son regard lubrique me scrute sous toutes les coutures, le contact de sa main sur ma chair me répugne. J’observe cette main sur moi avec rage avant de l’empoigner. Sa surprise face à mon geste lui fait comprendre mes intentions de me défendre. Nos regards se figent dans les prunelles de l’un et de l’autre, son assurance et ses envies tordues fondent en une mue d’horreur.

— Putain, t’es quoi, toi ? me questionne-t-il en essayant de fuir.

Mon étreinte sur sa main se raffermit, devenant sous mon œillade destructrice un souriceau cherchant à se libérer du piège de son bourreau. Je ris quand il comprend qu’il n’a pas d'échappatoire possible. Je me gorge de puissance en entendant ses gémissements quand je lui broie les doigts un à un. 

— Qu'est-ce qui se passe ? souffle son comparse en posant son otage au sol pour nous rejoindre.

La douleur est telle que mon assaillants, à genoux devant moi, pleure, ne bougeant plus. Il opte pour sa survie, pour la méthode du mort. L’absence de ces débattements m’ennuie comme un jouet cassé dans les mains d’un enfant gâté je le jette alors que mon prochain amusement arrive à notre rencontre. Lui dévoilant mon visage grisâtre aux veines apparentes. Mes lèvres noirâtre affichant ce sourire béant aux dents carnassières. Mes yeux noirs le plongeant dans la terreur, je m’extasie quand il fait quelques pas vers l'arrière avant de se retourner pour courir vers son refuge. 

Un espoir naît sur sa mine apeurée en scrutant au-dessus de son épaule pour vérifier si je le poursuis. Un espoir qui se fane quand il entend le bruit métallique de la trappe se fermer devant lui. Je me penche pour saisir mon ami inconscient, ma proie ne sachant plus quoi faire pour éviter le triste sort de son camarade qui git inerte au sol après avoir heurté un pilier en acier dans sa chute. Sa peur s'échappe de chacun de ses pores, je la hume comme un opioïde, elle se diffuse dans mon être, poussant à son paroxysme mon plaisir d’entendre sa respiration courte et rapide sous l’effet de l’angoisse.

— Johnny, Johnny, mon garçon, viens voir mamie, soufflé-je avec la voix d’une personne âgée.

Le jeune rebelle stoppe sa course, le regard hagard, il se fige sur place. Sa poitrine se soulève rapidement, la sueur coule le long de l’ovale de son visage qui affiche une grimace de terreur.

— Viens Johnny, je ne te ferai pas de mal, pas autant que celui que tu m’as fait pour me dépouiller. Tout ça pour ta fichue drogue. Tu étais un si gentil petit garçon, continué-je après un long gémissement en marchant calmement derrière lui.

Il se rue sur chaque ouverture possible, mais, grâce au pouvoir du démon, chaque issue s’obstrue de décombres à mesure qu’il s’en approche. Ce jeu du chat et de la souris me procure une telle euphorie que je ne peux plus contenir ce rire inhumain qui sort de ma bouche.

— Allons, Johnny, cesse de courir, tu es foutu, proclame l’engeance que j’abrite avec sa voix rauque.

En un clignement d'œil, je le rattrape pour le contraindre à se mettre à genoux. Son regard gorgé d'effroi fixe mon visage. Il sait que c’en est fini de lui, que son sort est jeté entre les griffes du monstre qui lui fait face. Une dernière fois, je le renifle en prenant le temps de me délecter encore de cette sensation de plaisirs intenses. Je m’apprête à lui asséner le coup de grâce, quand le grincement de la trappe retentit sur les parois lisses et délabrées de l’usine.

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