Chapitre 20 Réécriture : Le Poids Des Souvenirs

Le repas du soir est des plus moroses, nous sommes tous attablés en silence, chacun regardant son assiette. La prière du soir sacrifiée face au déplorable spectacle de la matinée. Les éclats de rires ne résonnent plus sur les murs blancs de cette pièce garnie de meubles en bois clair et de photos. Ils ont laissé leur place aux regards fuyants de mon frère, ajoutant une pierre à l'édifice de ma culpabilité. Mon père, le visage fermé et la tête prise dans un bandage, mange sans conviction, il semble vide et las de la situation. Ma mère, la seule qui ose me porter une quelconque attention, m'assène d'un regard gorgé de colère en me servant mon repas.

Depuis mon retour à la maison, je me suis isolée dans ma chambre pour leur laisser le temps de digérer le drame matinal. Un sentiment de honte m'avait envahi dès que j'avais franchi le seuil de la porte d'entrée, coupant court à mes souhaits de confidence. Pourtant, je dois leur parler de cette chose, de mes cauchemars, de mes visions, de ma possession.

Mais comment m'y prendre sans qu'il ne m'accuse de démence et me conduise à l'asile ? songé-je en soupirant.

Dans cet état pensif, du bout de ma fourchette, je joue avec la nourriture dans mon assiette, la triant encore et encore sans rien porter à ma bouche. Ce divertissement inconscient irrite ma mère qui ne peut s'empêcher de tapoter son pied frénétiquement au sol. Ce rythme trahissant son agacement force mon frère et mon père à relever la tête de leurs assiettes. Ils savent que ce bruit est annonciateur d'un cyclone colérique qui va se heurter sans plus tarder sur le coin de ma tête.

- Tu vas manger, oui, ce n'est pas un jeu, c'est de la nourriture, me gronde-t-elle, les yeux écarquillés par la colère.

Je sursaute sur place, la surprise de cette voix que je ne lui connaissais pas m'arrache de mes pensées. Je balaye mon regard sur l'ensemble de l'assemblée, constatant que ce ressentiment est partagé de tous. Mon père m'observe avec dureté, les lèvres pincées pour ne pas laisser échapper un mot qu'il regretterait plus tard.

- Je n'ai pas faim, bégayé-je tout bas dans ma barbe en baissant la tête.

Cette réponse exaspère davantage la tablée dont ma mère qui pose violemment le dernier plat sur la table en bois massif de notre salle à manger avant de se pencher sur moi. Son visage m'effraie, je ne l'ai jamais vu aussi énervée, son comportement m'oppresse.

- Tu as vu dans l'état où tu es, c'est quoi le but de tout ça ! me crie-t-elle.

Je m'enfonce dans ma chaise à la recherche d'un soutien du reste de ma famille, mais rien, personne ne vient à mon aide. Mon père observe toujours la scène, la mâchoire serrée, approuvant par un hochement de tête les propos de ma mère. Mon frère regarde son assiette, se faisant tout petit pour éviter de prendre une balle perdue dans cet échange explosif.

- Tu as perdu énormément de poids, donc mange, ordonne mon père sur un ton sévère qu'il n'a jamais employé à mon encontre.

On dirait qu'une personne n'est plus à sa place dans cette famille, me chuchote cette voix hideuse.

Cette chose émerge du plus profond de mon esprit au moment le plus inopportun possible, se délectant de la situation. Elle se matérialise devant moi allongée sur la table, rajoutant plus de tension dans mon être. Je scrute l'absence de réaction des personnes présentes pour comprendre que je suis la seule à voir ce monstre.

- Non, articulé-je pour répondre à cette engeance de malheur.

Ce mot sorti maladroitement de ma bouche en réponse à ce démon n'est pas bien accueilli par mon père dont la patience s'émousse à mesure que les secondes passent. Je rougis de honte en voyant son visage viré à la colère face à mon audace de lui répondre. Je panique sur ma chaise, je veux m'expliquer, mais j'ai le sentiment que plus j'essaie, plus je m'enlise dans une spirale de haine. Ma respiration devient courte, les larmes montent.

Tu es seule, ils ne peuvent pas comprendre, seulement moi le peux maintenant, parce que tu es à moi. Je vais te dévorer petit bout par petit bout. Tu es trop faible pour me combattre, misérable petite chose, me susurre mon indésirable parasite en me léchant la joue.

Je me bouche les oreilles en me recroquevillant sur ma chaise pour ne pas entendre cette voix monstrueuse. Mon corps prenant machinalement un mouvement de bascule d'avant en arrière comme pour m'apaiser. Mon frère, témoin muet de mes nouvelles frasques, voit lui aussi ce moment familial volé en éclat.

- Tu aurais mieux fait de rester là-bas, lâche hasardeusement le blondinet au regard grisâtre rempli de larmes.

Mes parents se paralysent face aux lourds propos de David qui ne montre aucun regret, reniflant derrière son assiette la tête baissée. Mon regard se fige sur lui, ses mots donnent raison à la créature qui se trémousse en riant sur la table. Je n'en peux plus, mon cœur bat si vite qu'il me fait mal. Le rire de ce monstre m'irrite les tympans, provoquant une vive douleur qui s'empare de toute ma tête. Je me sens lentement partir au son inharmonieux de cette chose. Je plonge dans la noirceur entouré d'une eau noire, les cris de mes parents grondant mon frère sont à peine audibles. Ma vue se trouble légèrement, très rapidement, je ressens ce même pressentiment que j'ai eu ce matin.

- La ferme ! hurle le démon au travers de ma bouche avec sa voix rauque en tapant du point sur la table.

Encore une fois, je vais être spectatrice d'un drame sans pouvoir agir. Le miroir, au-dessus du buffet de notre salle à manger, me renvoie mon reflet. Un immense sourire malsain défigure mon visage. De la bave noirâtre coule des commissures de mes lèvres. Mon regard se mue en celui d'un prédateur cherchant son innocente victime. Ma mère recule de quelques pas en me fixant. Un voile de peur se drape sur sa mine devenue pâle. Mon père, ayant déjà côtoyé ce diable, se lève d'un bond de sa chaise pour se mettre devant David pour le protéger.

- Stéphanie, calme-toi et excuse-toi immédiatement, me somme-t-il.

Un cri inhumain assourdissant sort de ma bouche, torturant l'appareil auditif des personnes présentes dans la pièce. Je vois les membres de ma famille se contorsionner de douleur. Mon frère, malgré ce tourment, réussit à s'extirper de la pièce. Nous laissant comme seul indice de sa fuite sa cavalcade bruyante dans les escaliers. La créature s'essouffle, son chant horrible se stoppe, offrant à son public proscrit un rire rauque.

- La ferme et couche-toi, hurlé-je à mon père.

Ce dernier essaie de s'avancer vers moi, mais une puissante force le plaque au sol. Il se débat comme il peut. Ma mère paralysée par la peur me regarde avec les yeux d'une biche apeurée à genoux. Je me lève à mon tour, mon pas lourd résonne dans la pièce, faisant vibrer les murs et le lustre. Une odeur de soufre emplit l'atmosphère rendant la respiration difficile. Je m'accroupis devant mon père pour l'empoigner par le col. À une seule main, je soulève, sans aucune difficulté, cet homme qui, pour l'enfant que je suis, a toujours été un roc, un super héros. Une grimace de douleur et de terreur se loge sur son visage, révélant à mes yeux sa fragilité et sa faiblesse. Les pieds à quelques centimètres au-dessus du sol, je le maintiens comme une vulgaire poupée de chiffon.

- Luc, Luc, Luc, souffle le monstre à travers ma bouche en remuant la tête pour exprimer sa négation.

Cette engeance au travers de mes yeux observe la mine effrayée de mon protecteur. Un ricanement sournois et mesquin s'échappe de mes lèvres.

- Pourquoi tu n'expliques pas à ta fille d'où proviennent tes tatouages ? Pourquoi tu n'as pas expliqué à ta famille que plus jeune, tu vendais ton corps au plus offrant ? Hum, pourquoi Luc, hein, pourquoi veux-tu jouer au super papa alors que tu es un dépravé de première ? questionne cette monstruosité à la voix inhumaine sur un ton hautain.

L'homme à qui je dois la vie se décompose à chaque mot que cette créature prononce sous mes traits. Des larmes coulent, témoignant de la douleur de ses souvenirs inavouables. Ma mère en pleurs se relève en se tenant à la table, ses jambes avec la peur se dérobent sous son poids.

- Ça suffit, je suis au courant, sale monstre, hurle-t-elle entre deux sanglots.

La révélation de ce passé m'arrive en pleine face. Mon héros, mon modèle paternel, se fissure, écornant cette parfaite image de la personne en qui j'avais une confiance aveugle. Une part de moi savait qu'il avait dû traverser une période difficile et faire des choses qu'une enfant ne doit jamais connaître. Après tout, il a été abandonné à la naissance. Une fois qu'il a trouvé une famille qui lui a apporté l'amour qui lui a toujours fait défaut, le destin a décidé de les lui arracher dans un tragique accident de voiture, le condamnant à la solitude.

- Maintenant, tais-toi, laisse ma famille tranquille, continue-t-elle en essuyant ses joues fardées par la colère.

Sans libérer son emprise de mon père, l'attention du démon se porte sur ma mère qui, malgré son angoisse, revêt une attitude déterminée. Armée d'une assiette, premier objet qu'elle trouve sur la table en tâtonnant de la main. Elle est résolue à réduire à néant la nuisance qui lui fait face.

- Oh ! Il t'a raconté alors, s'étonne mon néfaste parasite avec sa voix irritante. Tu leur as partagé ton sentiment de satisfaction quand le matin tu te réveillais sans savoir par qui ou quoi ou combien de personnes t'avais prise dans tous les sens, continue-t-il joyeusement en imitant ma voix.

La rage se drape sur le visage de ma protectrice. Elle sait que, malgré mon absence, j'entends et je vois tout ce qui se passe dans la pièce. Mon père, toujours suspendu au bout de mon bras, tremble à l'évocation de cette anecdote. Son regard d'habitude si confiant et rassurant disparaît pour s'enfoncer encore un peu plus dans les méandres de sa mémoire, brisant toutes ses convictions, toutes ces années de guérison et de reconstruction, induisant sournoisement ce doute de n'être qu'un imposteur.

- On s'en fout de tout ça, maintenant c'est une autre personne, il est un père et un mari incroyable, s'insurge ma mère.

Le démon la foudroie du regard, une grimace d'agacement remplace son sourire arrogant. Une énergie néfaste s'immise tout doucement dans chacune de mes cellules, comme si ce monstre cherchait à me cacher ses intentions malsaines.

- Tu me fatigues, gronde-t-il.

Cette force continue d'affluer. Je me concentre sur ce flux pour le stopper, refusant catégoriquement de faire de nouveau du mal à ma famille. Mon intervention distrait mon indésirable convive.

- Tu ne vas pas me gonfler, toi aussi, tu restes tranquille ! De toute façon, tu es trop faible pour me combattre, m'ordonne-t-il à la limite de l'implosion.

Une lueur d'espoir éclaire les pupilles noisettes de ma combative Maman. Elle s'accroche à ma présence au plus profond de mon cœur. Elle agrippe le rebord de la table pour se stabiliser et gagner en assurance.

- Stéphanie ! C'est faux, tu es super forte, ma chérie. Continue de te battre, je crois en toi, ma puce ! me crie-t-elle avec enthousiasme.

Ces quelques paroles me réconfortent, me prouvent que ce monstre a tort, je fais toujours partie de cette famille fusionnelle et aimante. Je me concentre alors pour renverser cette vague d'énergie destructrice et malveillante en une onde de joie et de réconfort. Je me remémore tous les bons moments que nous avons vécu en famille. À ce Noël pour lequel nous avons concocté un petit spectacle, pour divertir notre famille en attendant l'arrivée des cadeaux. Les rires et les applaudissements s'invitent dans mon esprit.

- Accueillons maintenant pour le clou du spectacle, mesdames et messieurs, notre incroyable magicienne, annonce mon frère déguisé en Monsieur Loyal.

Les spectateurs applaudissent mon arrivée, ma mère un peu moins après qu'une avalanche de confettis et de paillettes se déverse sur moi, inondant le tapis du salon.

- Mesdames et messieurs, soyez attentif : je vais faire apparaître sous vos yeux un lapin, ici dans cette cage vide, annoncé-je à mon public des plus attendris par nos efforts.

Un tissu noir se lève pour cacher le bas de la table et la caisse du rongeur, laissant à mon frère l'opportunité de mettre son lapin Kyubi à l'intérieur de son clapier en métal et plastique blanc. Cependant, le plan ne se déroule pas comme prévu, le garçonnet se prend les pieds dans le tapis du salon. En s'étalant de tout son long, la bête au pelage blanc et roux s'échappe. Un mouvement de panique nous gagne. Une course des plus loquaces pour attraper l'animal à travers la maison débute.

Les rires résonnent dans tout mon corps. Je m'en nourris en implorant le Seigneur de nous venir en aide. Tout ce remue-ménage dans mon fort intérieur ne plaît pas au démon. Il renforce son offensive en faisant affluer encore plus d'énergie néfaste dans mon être. Cette infection remonte le long de mes veines malgré mes efforts. Je me concentre en revivant le doux souvenir de mes huit ans quand nous avons construit la cabane dans le seul arbre du jardin. L'excitation et l'impatience de ma jeunesse parcourent de nouveau chacun de mes membres, transformant sur son passage les ténèbres en lumière.

- Stéphanie, passe-moi le tournevis, ma puce, me demande avec un immense sourire mon père perché dans les branches du pommier.

Le vent me balaie le visage, l'odeur des fleurs me parvient de nouveau. Mon admiration pour cet homme qui peut déplacer des montagnes pour mon frère et moi, son amour inconditionnel pour nous, c'est cette image de lui que je dois garder en mémoire et non ce triste spectacle.

Ma détermination s'agrandit pour insuffler un nouveau souffle à l'onde protectrice que je crée au plus profond de mon enveloppe charnelle. Le démon acculé lâche mon père qui tombe lourdement au sol. Ma mère profite de cette opportunité, que je lui offre, pour lancer son arme. Dans un élan de désespoir, le monstre déverse toute la haine qu'il a emmagasinée. Comme une moquerie envers celle qui m'a enfanté, d'un mouvement de sa part, toutes les portes du vaisselier s'ouvrent pour voir sortir comme par magie toutes les assiettes et autres porcelaines destinées à la restauration. Elles lévitent toutes dans les airs avant d'imploser dans un grand bruit qui, par réflexe, oblige ma mère à se recroqueviller sur elle-même. Mon père, enfin libéré de la poigne de la vil créature, est couché au sol inerte; seuls les sursauts de ses sanglots trahissent son état de conscience. Le miroir du buffet n'a pas échappé à la tempête dévastatrice de ce monstre.

Un silence s'installe, je me tiens droite au milieu du salon. Les morceaux de porcelaine et de miroir affutés comme des couteaux flottent dans la pièce. La créature soupire en voyant les mouvements de mes parents s'effectuer au ralenti.

- C'était donc toi qui m'a torturé, comme ça, l'autre jour, s'étonne la bête avec un ricannement hautain.

En observant l'entrée de la pièce, je perçois une silhouette familière auréolée d'une lumière blanche divine. Je ne parviens pas à discerner son visage, mais j'ai déjà ressenti cette aura bienfaitrice. L'inconnu s'approche de l'entrée de la salle à manger, le démon frissonne montrant enfin une faille.

- Elle est à moi, barre-toi, continue-t-il en reculant de quelques pas.

L'odeur de soufre disparaît au profit d'un délicat parfum de jasmin que j'hume comme un antidote contre cette engeance.

- Michael, murmure l'engeance en se masquant le nez.

Se tenant dans l'encadrement de la porte de la salle à manger, le jeune gérant de la cafétéria du lycée nous lance un regard sérieux qui me captive par ce bleu luisant.

- Tu te révèles enfin..., commence l'homme à la chevelure blonde scintillante.

Cette monstruosité s'agite à l'intérieur de moi, me confirmant que ces deux-là se connaissent.

- Depuis quand tu te mêles des histoires des humains, sale hybride, interrompt le démon avec une voix tremblante.

Son interlocuteur se met à rire. Un son apaisant et harmonieux inonde la maison, la lavant de toute la souillure qui s'y est répandue plus tôt dans la soirée. Les objets brisés se reconstituent pour reprendre leur place. La salle à manger redevient normale, le visage de mes parents se décrispe pour laisser planer une expression de joie.

- On m'a appelé, figure-toi, et ce n'est pas moi qui enfreins la règle. Je viens juste rétablir un peu d'ordre. Faire que ton passage soit le moins nuisible à cette famille, rétorque le jeune homme avec un immense sourire.

Une lumière blanchâtre se répand dans toute la pièce, enveloppant chacun de nous dans une infinie tendresse. Cette chaleur dans laquelle je me blottis, où le temps semble avoir stoppé sa course sans fin. Mes yeux clos, je me laisse emporter alors que la bête, dans un dernier gémissement, agonise.

- Stéphanie, Stéphanie, ça va, entends-je au creux de mon oreille.

Je rouvre péniblement les paupières, mes parents penchés sur moi. Je suis allongée au sol.

- Tu t'es écroulée d'un coup, me confesse ma mère en prenant avec sa main sur mon front ma température.

Ils vont bien, je les regarde un à un, ils sont comme avant bienveillants et aimants. La maison a retrouvé son calme et sa quiétude. Mon frère, attablé, souffle d'impatience. Le repas n'a pas commencé.

J'ai remonté le temps ? Que s'est-il passé ? J'ai eu une vision ou j'ai rêvé ? pensé-je en m'installant à table.

- Je dois vous parler, j'ai quelque chose d'important à vous dire, annoncé-je en coupant la discussion de mon père et de ma mère.

Je me lance ainsi dans l'explication de tout ce que j'ai vécu depuis cet été. Leurs mines se décomposent à mesure que croît mon récit, mais je saisis la chance que vient de m'offrir ce mystérieux être, une brève victoire sur ce monstre.

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