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Allongée un livre à la main, un sourire flottant sur ses lèvres, Célesta laisse sa main libre négligemment sur son ventre qui commence déjà à s'arrondir. Dehors, le soleil brille fort et répand une chaleur bienvenue à travers les fenêtres de la maison. Il faudra qu'elle songe à aérer au cours de l'après-midi.

Elle tente de se concentrer sur les mots inscrits devant elle, mais ses pensées dérivent sans arrêt sur la petite pousse dans son ventre. Cela fait déjà trois mois qu'elle est là, trois mois que son fils se prépare à pointer le bout de son nez.
Célesta y avait longtemps songé. Depuis son arrivée, près de trois ans plus tôt, elle n'avait jamais cessé de se sentir seule. Bien sûr, elle avait rencontré d'autres femmes, mais jamais quiconque avec qui elle se soit sentie vraiment bien ou avec qui elle s'imagine passer le reste de sa vie. Déjà aux Etats-Unis, elle imaginait ce que ce serait que d'avoir un enfant à soi, quelqu'un à chérir, à gâter, à élever. Elle avait enfin décidé de sauter le pas.

Elle avait eu besoin de l'aide d'un homme qu'elle avait rencontré un soir. Il avait joué son rôle, ils s'étaient séparés et ne se reverraient plus jamais. Elle ne connaissait même pas son nom. Heureusement, cette tentative avait fonctionné, et elle n'avait jamais eu à revivre une telle expérience.

Elle n'a encore annoncé sa grossesse à personne, sauf à Sophie. Les deux femmes sont très proches, en plus d'être collègues. Pour la première fois de sa vie, Célesta s'était fait une amie qu'elle appréciait véritablement, quelqu'un avec qui elle aimait passer du temps. Elles parlaient beaucoup ensemble, organisant des sorties au café du coin à deux, ou passant l'après-midi chez l'une ou chez l'autre.

Elle comptait sur ce futur enfant pour apporter la chaleur qui manquait à son foyer. Bien sûr, son fils ne serait pas le seul à occuper les nombreuses chambre. Une fois qu'elle serait un peu plus installée, elle espérait aussi transformer sa maison en foyer d'accueil pour tous les enfants et jeunes adultes qui en avaient besoin, pour leur donner une seconde chance, celle qu'elle-même n'avait jamais eue.

Ses pensées la ramènent encore une fois à ses parents, qu'elle n'a toujours pas contactés depuis son départ. Eux n'ont pas cessé d'envoyer des lettres à son ancienne adresse, qui mettaient toujours longtemps avant d'être détournées vers son nouveau lieu de résidence. Elle n'a jamais répondu.

Pourtant, quelque chose est différent aujourd'hui. Un coin de sa conscience ne cesse de la rappeler à l'ordre, la poussant à regarder le carton dans lequel elle a rangé toutes les lettres, qu'elle n'a jamais prit la peine d'ouvrir. Quelque chose en elle ne parvient tout de même pas à la convaincre de les jeter.

Est-ce vraiment le genre de mère qu'elle veut être ? Lors de sa première échographie, lorsqu'elle avait entendu le coeur de son enfant battre pour la première fois, elle s'était juré de tout faire pour lui (c'est un garçon, elle en est certaine), de lui montrer le meilleur exemple qu'il soit. Est-ce que fuir ses problèmes et rester empêtrée dans un passé étouffant correspond à cette définition ? Célesta en doute.

Il va bien falloir qu'elle s'explique avec ses parents. Elle a toujours repoussé cela le plus loin possible, mais elle en a besoin. Pour qu'un arbre prospère, il faut se débarrasser des racines préexistantes lorsqu'on le plante. Elle est cet arbre, la Suède le terreau qui lui permettra de croître jusqu'à saluer les nuages. Même si cela sera difficile et qu'elle risque de craquer, elle en a besoin. Pour son avenir.

Simplement... peut-être pas aujourd'hui.

***

- Alors j'espère que tu comprendras... Je devais faire ça, pour moi, pour ne pas péter un câble.

Dans le silence qui suit, Célesta laisse retomber sa tête avec un grognement. Inquisiteur, Wilson vient se frotter à ses jambes, se demandant pourquoi elle parle à son reflet. Elle finit par se redresser et par planter son regard dans le miroir, observant les iris qui lui font face.

- Allez ma grande, tu peux le faire.

Avec un air rebelle - peut-être à son intention, se défiant de se dégonfler - elle dégaine son téléphone fixe, qu'elle a emmené dans la salle de bain avec elle. Elle compose rapidement le numéro de téléphone de ses parents, qu'elle connaît encore par coeur sans jamais l'avoir tapé depuis longtemps. Elle attend quelques sonneries, avant de raccrocher sans n'avoir rien entendu à l'autre bout du combiné.

- J'peux pas... souffle-t-elle, désespérée. C'est trop dur, ajoute-elle pour Wilson, comme une justification.

Et si jamais sa mère lui demandait des explications ? Lui reprochait son départ ? Cela dit, c'était probablement ce qu'elle allait faire, elle avait bien fait de se préparer aux différentes situations possibles. Célesta soupire à nouveau. Qu'attend-t-elle de sa mère ? Des excuses, peut-être, pour avoir ruiné sa vie ? Une justification ?

Elle inspire à nouveau une grande goulée d'air, s'assied sur le bord de la baignoire, et compose à nouveau le numéro. Quelques chiffres, desquels dépendent tellement de choses qu'elle n'en soupçonne même pas la moitié. Cette fois, au bout de quelques tonalités, elle entend une voix de femme lui répondre. Célesta avale difficilement sa salive, la bouche soudainement sèche.

- Allô ?

- Bonjour, maman.

Elle devine, à l'autre bout, la figure mince de sa mère s'élargir avec un air surpris alors qu'elle porte sa main à sa bouche.

- Tu n'as jamais répondu...

- Je me suis dit qu'il était temps que je prenne les devants, cette fois.

Le coeur de la jeune femme tambourine dans sa poitrine, lui semblant prêt à éclater. Elle le fait. Elle parle à sa mère, une voix tant crainte qui lui répond. C'est un énorme pas pour elle.

- Pourquoi... Pourquoi tu nous a fait ça ? Ton père et moi avons eu le coeur brisé. Nous t'aimions, Célesta !

L'usage du passé lui laisse une boule dans la gorge, mais elle passe outre.

- Est-ce que vous m'avez jamais aimée ? Ou est-ce que vous vouliez simplement une marionnette qui obéirait à vos ordres ?

- Cél, voyons, de quoi parle-tu ?

Elle devine sa mère couvrant le combiné d'une main, et l'entend crier à son père de venir au téléphone. Son estomac se noue.

- Vous n'avez jamais remarqué... Vous n'avez jamais remarqué que je n'étais pas bien ? Que je n'avais pas envie de ce que vous m'imposiez ?

- Et bien, tu as toujours été une enfant un peu rebelle, c'est vrai, mais... Peu importe, tranche-t-elle.

Célesta sursaute, se rappelant ce que ce ton soudain sec a toujours entraîné pour elle - des soirées entières à pleurer seule dans sa chambre, le coeur en miettes.

- Tu n'avais pas le droit de faire ça, Célesta. Nous sommes tes parents ! Tu ne nous as laissé qu'une lettre. Tu penses au souci que nous nous sommes fait ? C'était très égoïste de ta part de faire ça, encore plus de nous ignorer pendant trois ans.

La culpabilité arrive comme une vague, imprévue, frappant brusquement Célesta. Evidemment qu'elle y a pensé, évidemment qu'elle s'en est voulu, évidemment qu'elle a envisagé de renoncer un nombre incalculable de fois. Entendre son égoïsme distordu dans la bouche de sa mère est pire que ce qu'elle avait imaginé. Elle n'est plus une adulte prenant enfin son envol, pleine de confiance et de détermination, elle est à nouveau une petite fille, terrifiée et seule, n'osant pas demander de l'aide.

- Allô, Célesta ? intervient alors la voix de son père.

Sans un bruit, elle se laisse glisser jusqu'au sol, au bord des larmes. Sa voix paraît tellement plus lasse que trois ans auparavant... Avec un choc, elle imagine la quantité de cheveux blancs qui ont dû coloniser sa tête, les rides qui doivent creuser son visage grave.

- Bonjour, papa.

- Mais où étais-tu passée ? Nous nous sommes tellement inquiétés !

- Désolée. J'en avais besoin, vous comprenez, j'étouffais, et...

- Étouffer, étouffer, c'est vite dit ! Tu m'avais l'air épanouie, non ? Il ne te manquait plus qu'un mari et un enfant, et tu aurais été comblée.

Elle sent la colère monter en elle comme un volcan sur le point d'exploser, mais elle se contient. Elle veut rester sereine face à eux.

- Je ne l'étais pas, papa. Je ne l'ai jamais été, à vrai dire. Depuis toute petite, vous avez dicté ce que je devais faire, ce que je n'avais pas le droit d'aimer, presque ce que j'étais censée penser. Je ne me suis jamais sentie moi-même. J'avais besoin de partir, de vous laisser derrière moi pour pouvoir enfin grandir. Vous me gardiez comme un oiseau en cage, sans aucune liberté.

- Tu n'en avais pas le droit ! la coupe sa mère. Toute ma vie, je l'ai passée à essayer de te satisfaire. Tu étais capricieuse, tu n'étais jamais contente de ce que tu avais, il te fallait toujours plus. C'est de ta faute, tout ça ! Tu ne faisais que te plaindre. Je ne comprends pas pourquoi tu nous dit des choses aussi méchantes, ou pourquoi tu n'apprécies pas nos efforts. Est-ce que tu sais au moins ce qu'on a sacrifié pour toi ?

C'est raté. La colère est trop forte, trop puissante, elle ne demande qu'à sortir. Et Célesta la laisse faire avec joie.

- Mais bordel, maman, c'est ma vie !

- Célesta, parle mieux, tente son père.

- Non, je parle comme j'ai envie de parler. Je n'ai jamais osé vous parler à coeur ouvert comme je le faisais maintenant. J'ai toujours recherché votre amour, j'ai eu peur de vous, mais jamais vous ne m'avez laissé atteindre mon propre onheur. je devais toujours me conformer à ce que vous attendiez de moi. A l'heure où un enfant est censé grandir et s'apanouir, vous m'avez étouffée. Je ne sais plus qui je suis, je ne l'ai jamais su, parce que vous m'avez empêchée de me construire en me privant de liberté. (Elle entend sa mère laisser échapper un sanglot et, malgré le tiraillement dans son coeur, elle poursuit.) Malgré tous mes efforts, je n'ai jamais pu vous échapper. Je mourrais à petit feu sous votre emprise. J'avais besoin de partir, pour ma survie. Vous ne m'avez jamais laissée m'exprimer, ou alors vous me menaciez - comme quand vous avez nvsagé m'envoyer en camp de conversion. Vous vous dites malheureux, mais ce n'est rien comparé à ce que vous m'avez fait. Vous ne pouvez vous en prendre qu'à vous-même.

Lorsqu'elle fait une pause pour reprendre son souffle, elle se rend compte que ses joues sont trempées de larmes. Winston frotte sa tête contre la sienne, inquiet, pour lui apporter un peu de réconfort. Elle esquisse un sourire empreint de lassitude. À l'autre bout du fil, elle devine que ses parents sont sous le choc, et elle sait que sa mère pleure. Après tout, ce qu'elle vient de leur dire est assez gros.

- J'en ai assez de fuir, de vous chercher des excuses, reprend-elle plus doucement. J'ai besoin d'être moi et d'être libre pour trouver le bonheur, et je ne peux pas le trouver avec vous. Je ne veux plus vous entendre. Vous m'avez déjà fait assez de mal comme ça. Au revoir.

Sans attendre une seule seconde de plus, elle raccroche. Encore fébrile, elle s'empresse de débrancher le poste, car elle se doute qu'ils tenteront de la rappeler. Elle ne peut plus s'infliger ça. Elle a réussi à couper définitivement les ponts avec eux, et elle se sent comme soudain soulagée d'un poids immense. Malgré ça, son coeur saigne, une blessure jamais cicatrisée qui va enfin pouvoir commencer à se soigner. Brusquement, elle éclate en sanglots, le corps secoués au rythme de ses pleurs. Cette fois, elle n'essaie même pas de se cacher. Elle a mal, oh, tellement mal ! Elle a l'impression que jamais les larmes ne vont se tarir. Et c'est au milieu de ça, roulée en boule sur le sol froid de la salle de bain, qu'elle se rend compte d'une chose importante, d'un détail futile. Elle ne leur a même pas dit qu'ils allaient être des grands parents.

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