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À bout de forces, Célesta se laisse tomber sur le matelas ferme de sa chambre d'hôtel. Cela fait déjà presque deux semaines qu'elle est arrivée dans son nouveau pays, et elle n'avait pas imaginé en partant que cela puisse être aussi difficile.

Même si elle avait commencé à apprendre le suédois avant de partir, ce n'est pas assez pour lui permettre de se débrouiller dans le pays. Elle ne connaît que quelques bases, n'a aucun vocabulaire, et a un accent incompréhensible selon les locaux. Heureusement pour elle, les locaux sont très doués en anglais, ce qui lui permet de toujours se faire comprendre. Elle a donc commencé à apprendre la langue sur le tas, assimilant des expressions quand elle le peut, essayant de se souvenir des différentes formulations ou de la structure des phrases.

Les travaux avaient aussi pris une bonne tournure. Elle avait trouvé, assez facilement d'ailleurs, des entreprises proposant leurs services pour s'occuper de la tuyauterie et de l'approvisionnement en électricité. Avant leur venue, elle avait passé trois jours complets à décrasser la maison de fond en comble. Célesta avait dû passer le balais trois fois dans chaque pièce avant de pouvoir envisager de laver le sol à grandes eaux. Les araignées lui avaient aussi causé du fil à retordre. Les fourbes créatures à huit pattes semblaient avoir prit grand plaisir à se jouer d'elle, se cachant dans les recoins les plus improbables, parfois même entre les plis de ses vêtements ou ses cheveux.

Mais elle s'en était sortie. Depuis que les travaux avaient commencé, elle passait ses journées dans des magasins de bricolage afin de prévoir l'ameublement de son futur logis. Peinture, meubles, tout y passait. Elle avait occupé ses journées à passer au peigne fin ce que les boutiques proposaient.

Même avant de commencer sa quête, Célesta savait à quoi elle voulait que sa maison ressemble, ou plutôt l'ambiance qu'elle voulait y installer. Toute sa vie, elle avait rêvé d'une maison agréable à vivre, belle et lumineuse, qui vibrait de bonheur, de paix et de joie de vivre. Encore maintenant, elle veut créer un refuge, un endroit où les perdus en quête de repos et d'amour pourraient venir faire halte. Elle veut ce qu'elle n'a jamais eu, offrir à d'autres la chance qu'elle n'a pas eu. Sa maison deviendrait le phare dans les ténèbres que sont la vie de certains malheureux.

La jeune femme veut dédier sa nouvelle vie à répendre le bien autour d'elle. Elle ne veut pas être la cause de souffrance, et désire même aider comme elle le peut, à son échelle. Bientôt, cette maison sera pleine de vie. Les fourneaux chaufferont à toute heure, les rires résonneront jusque sous les combles. A son image, la maison sera heureuse.

Pour réussir à atteindre son but, elle a besoin de créer un décor propice à cela. Alors, forcément, elle n'a pas le choix : il lui faut trouver les nuances de peinture parfaites pour chaque pièce, pour apporter une émotion et une chaleur différente selon les usages. Elle veut trouver les meubles parfaits, un canapé idéal, une cuisine agréable, des salles de bain pratiques... Elle ne souhaite pas quelque chose de si moderne que l'artificialité prendrait le dessus. Non, ce que Célesta désire, c'est la chaleur, la douceur, le confort.

Faire tant de recherches acharnées est épuisant. Ce midi, elle n'a même pas pris le temps de manger (ce qu'elle regrette actuellement beaucoup). Elle n'a actuellement qu'une envie : s'écraser dans son lit et dormir. Elle a choisi un hôtel assez bas de gamme car, même si elle a emporté avec elle toutes ses économies, elles ne sont pas illimitées. Quelque chose d'appréciable avec la Suède reste néanmoins les prix, qui sont plus bas que ceux de son pays d'origine.

La jeune femme se force pourtant à se relever. Il faut qu'elle mange quelque chose de consistant, ou elle ne tiendra pas longtemps à ce rythme. Elle se saisit donc du téléphone installé d'office dans la petite chambre d'hôtel et compose le numéro de l'accueil afin de commander un plat. Certes, la nourriture qu'ils servent n'est pas de qualité supérieure, mais c'est toujours bien, et elle ne se sent pas le courage d'en faire plus.

On lui annonce dans le combiné que son dîner lui sera apporté dans quinze minutes. Elle considère un instant l'idée, très tentante, de s'enfouir sous ses couvertures et de ne plus en bouger de la soirée, mais elle se ravise. Une bonne douche bien chaude lui fera le plus grand bien.

Alors qu'elle se déleste de ses vêtements, elle songe distraitement qu'il lui faudra trouver une laverie, puisque son stock de vêtements n'est pas illimité. Après tout, en partant, elle n'a sélectionné que quelques tenues, se disant qu'elle pourrait toujours acheter de quoi se vếtir sur place.

Elle pousse un soupir de soulagement en sentant l'eau atteindre ses muscles endoloris. Elle a récemment passé beaucoup de temps crispée, tendue, alors la chaleur lui fait le plus grand bien. Pourtant, cette détente n'est que de courte durée. Ses pensées s'évadent malgré elle sur tout ce qu'il lui reste encore à accomplir.

Même si elle a déjà abattu une grande partie du travail à faire, il lui reste encore une longue route à parcourir avant d'être véritablement installée. Elle avait déjà complété la majorité des papiers administratifs à distance, avant son départ, mais il lui reste tout de même un peu de paperasse à signer. Elle envisage aussi de se faire faire un nouveau passeport, avant de se souvenir qu'il faut pour cela qu'elle aie la nationalité suédoise, ce qui n'est pas encore le cas. Il lui restera aussi à payer la fin des travaux, ainsi que l'aménagement de son logis, le coût de la vie sur place... Elle soupire face à l'immensité de ce qui l'attend. Elle ne pensait pas que ce serait si difficile de s'installer quelque part. Soudain, elle doute d'avoir assez d'argent. Même si elle a empoché toutes ses économies et emporté avec elle un héritage assez conséquent, elle ne sait plus si cela suffira à couvrir ses dépenses en attendant sa première paie.

Elle revient au présent en entendant un coup porté sur sa porte. Étouffant un juron, elle coupe l'eau, n'ayant pas réalisé que le temps était passé si vite. Elle s'enveloppe d'une serviette miteuse laissée à disposition par l'hôtel, avant de sortir de la pièce. Elle ouvre la porte de sa chambre sans réfléchir, esquissant un mouvement de recul en apercevant la silhouette face à elle.

Ce n'est que le room service qui lui apporte son plat (qu'elle avait commandé sans regarder, puisqu'elle ne comprenait pas le suédois). Embarassée, elle fait entrer la jeune femme dans sa chambre en désordre. L'employée ne s'en formalise pas et laisse l'assiette sur une petite table, accompagnée de couverts ainsi que d'une bouteille d'eau. Elle repart ensuite, la saluant d'une phrase courtoise (que Célesta ne saisit pas) et referme la porte derrière elle.

La demoiselle reste devant son assiette fumante les bras ballants, contemplant vaguement l'endroit où se trouvait l'employée quelques instants auparavant. Ses joues se colorent légèrement en imaginant le ridicule de la situation : elle, hébété, des gouttes parsemant encore sa peau couleur sable chaud, ses cheveux où subsistent encore quelques nuances bordeaux relevés en un chignon désordonné, s'empressant de laisser entrer une serveuse dans sa chambre (qui est, il faut l'avouer, dans un piteux état).

- Merde, souffle-t-elle entre ses dents.

Quelle impression avait-elle dû faire ! La jeune femme se sent misérable, ridicule. En partant, elle aurait aimé laisser derrière elle toutes ses insécurités, mais elle réalise que ce n'est pas le cas. Aussi fort qu'elle souhaite le contraire, elle est toujours la même personne.

Son regard s'attarde sur son assiette qui refroidit, et elle s'attable avec un soupir. Ses réflexions lui ont coupé l'appétit, mais il vaut tout de même mieux qu'elle mange...

***

- Tack för dina inköp!

La phrase d'au revoir l'accompagne en même temps qu'elle sort du magasin, un grand sac sous le bras. Satisfaite de ses achats, Célesta s'éloigne, de bonne humeur. Le récipient en kraft contenait ses dernières acquisitions, celles qui allaient tout changer dans sa maison.

Les travaux s'étaient terminés à peine une semaine auparavant. Depuis, la jeune femme s'était sérieusement mise à la tâche. La maison en est presque méconnaissable et, même si ses économies ont pris un mauvais coup, elle est aussi satisfaite du résultat.

Elle saute dans un taxi qui passe par là, et lui indique sa nouvelle adresse. La plupart de ses meubles sont déjà sur place, et elle a aussi ramené ses affaires restantes là-bas. Il ne lui reste plus que la touche finale à apporter, qui se trouve sur un siège à côté d'elle.

Elle passe le reste du trajet à rêvasser, imaginant la vie qu'elle pourrait avoir une fois véritablement installée. Elle sait ce qu'elle veut, mais l'aura-t-elle ? Elle ne quitte ses rêves emplis de rires d'enfants que lorsque le taxi s'arrête devant la maison.

Alors que la voiture tourne dans l'allée et qu'elle reste là, à contempler le spectacle devant elle, elle se sent envahie par un sentiment de fierté. Son logis à fière allure. Sa silhouette, légèrement tordue par les années, se détache nettement sur le ciel bleu. La façade a été peinte d'un rouge profond, qui apporte une note de chaleur. Les fenêtres sont propres, certaines obscurcies par des rideaux, d'autres ouvertes pour laisser entrer l'air frais. La forêt ondule derrière, les arbres agités par le vent.

D'un pas conquérant, elle entre dans la maison. Son vestibule est propre, clair, ordonné. Les traces laissées par des semelles mouillées sont encore présentes, mais elle a ce qu'il faut. De son sac, elle tire un petit tapis, qu'elle laisse tomber au sol avec un bruit mat. Elle l'ajuste jusqu'à ce qu'il couvre les empreintes de pas. L'inscription Home, sweet home est lisible lorsqu'on rentre dans la maison.

Le salon a aussi bien changé. La cheminée a été ramonée et nettoyée, et est prête pour l'hiver. Les murs ont été peints d'un blanc légèrement orangé pour apporter de la chaleur à la pièce, et attendent patiement d'être couverts de photos. Un large canapé, acheté d'occasion mais en bon état, se trouve au centre, à côté d'une table basse. Elle dépose dessus un vase avec des fleurs fraîches, achetées spécialement pour l'occasion. Un coin lecture avec des fauteuils a été aménagé. Célesta n'a pas encore acheté de télévision, et ne sait pas si elle compte le faire. Elle aime son coin de tranquillité comme il est déjà.

La jeune femme passe donc à la suite de ses achats. Elle dépose dans la cuisine rutilante, aux placards prêts à recevoir des denrées, des set de tables avec des illustrations représentant la nature. Elle laisse dans la salle de bain un petit verre en céramique afin de laisser sa brosse à dents. Dans la dernière chambre, celle qu'elle s'est attribuée, elle entre ouvrir la fenêtre avec un soupir de satisfaction.

Les murs ont été peints en vert sapin, une couleur assez foncée qui la réconforte sans même qu'elle sache pourquoi. Elle a descendu le lit de l'étage supérieur (avec l'aide d'un des travailleurs venus pour l'électricité qui a accepté de l'aider) pour l'installer en face de l'armoire qu'elle a finalement gardée. La pièce est belle, agréable, encore impersonnelle, mais cela ne saurait durer. Célesta est chez elle.

La solitude ne l'a jamais dérangée. Au contraire, dans sa jeunesse, c'était même son dernier refuge. Elle a grandi dans un tout petit village texan, où tout le monde vivait sous l'oeil des autres. Tout était rendu publique, là-bas, dès qu'une nouvelle sortait, tous étaient rapidement au courant. Cette impossibilité d'avoir de l'intimité était rapidement devenue étouffante. Célesta passait le plus clair de son temps seule, évitant la compagnie des jeunes de son âge. Pourtant, malgré tous ses efforts, elle ne put résister. Un jour, elle céda à son attraction envers les filles, et se fit malheureusement surprendre en train d'embrasser la fille du maire.

Scandale dans la petite ville. Deux filles ensemble. La réputation de la seconde fut épargnée, peut-être parce qu'elle était la fille du personnage le plus important des environs, mais celle de Célesta fut réduite en miette. Partout où elle allait, regards et insultes la suivaient. Ses parents ont hésité entre la renier, l'envoyer en camp de conversion, mais ont finalement opté pour ne plus rien la laisser faire seule. D'énormes disputes, très destructrices pour la jeune fille, n'ont cessé d'éclater entre eux. Elle se sentait oppressée, surveillée, contrôlée, privée, étouffée. Elle n'a plus jamais revu sa compagne d'un instant.

Sa relation avec ses parents n'était pas meilleure. Ils avaient toujours aimé contrôler toute sa vie, de ses vêtements à ses fréquentations, en passant par son éducation. Elle n'avait jamais eu aucune liberté, n'avait jamais pu s'opposer à eux. Ils formaient un couple intimidant et, même si Célesta refusait d'admettre qu'elle avait peur d'eux, elle avait eu besoin de s'éloigner d'eux et de leurs tentacules.

Finalement, la jeune femme avait décidé que puisque tous les regards de la ville étaient déjà braqués sur elle, autant leur donner quelque chose à observer. A dix-sept ans, elle avait dépensé tout son argent dans des boîtes de teinture et vêtements au style un peu punk. Elle s'était teint les cheveux en bordeaux (ce qui ne se voyait pas beaucoup sur sa chevelure déjà sombre, à son grand regret) et avait refait l'entièreté de sa garde-robe. Pourtant, malgré cette petite rébellion, elle ne se sentait toujours pas elle. Elle avait l'illusion d'avoir repris un semblant de contrôle sur sa vie, mais ça ne lui correspondait pas. Elle étouffait toujours autant. En plus, lorsqu'ils l'avaient vue ainsi habillée, ses parents avaient failli la chasser du domicile une nouvelle fois. Elle avait passé quelques très mauvais mois, avant de remonter doucement la pente.

Mais ça ne s'était pas arrêté là. Après le lycée, Célesta voulait étudier l'histoire et, plus précisément, son impact sur les dynamiques actuelles, mais ses parents ne lui avaient pas laissé le choix. Originellement opposés à la laisser faire des études supérieures, elle a dû se battre pour obtenir la possibilité de ne pas finir sa vie comme mère au foyer. C'est probablement la seule fois de sa vie où ils l'ont écoutée au trme de très longues négociations, même s'ils ont choisi son domaine d'études pour elle. Ils l'avaient orientée de force dans une formation très superficielle dans le droit, chose qui ne l'intéressait pas le moins du monde.

Suite à ça, elle avait abandonné l'idée de se rebeller. Même étant majeure, elle n'avait pas osé s'échapper de leur emprise, partir loin pour ne plus les voir. C'était hors de ses capacités. Aussi horrible était-ce, elle ne pouvait faire autrement que de se soumettre à eux. Elle avait plié. Ils l'avaient brisée.

C'est pourquoi, il y a un an ou deux, elle avait émis l'idée de partir à l'étranger. Fuir, laisser derrière elle cette cage qui suivait le moindre de ses pas. Elle avait économisé en secret, sélectionné un pays d'accueil, cherché un travail sur place, rempli des kilos de documents. Encore maintenant, Célesta est étonnée de voir avec quelle facilité elle s'est préparée au déménagement. Après tout, c'est toute sa vie qu'elle a laissé derrière elle, tout ce qu'elle a connu. Peut-être que c'est justement ceci qui a facilité son départ - l'idée d'être enfin libre. Et c'est réussi. Maintenant, elle vit dans l'incertitude, n'a plus beaucoup d'argent, ne sait pas si elle saura s'adapter. Mais, pour la première fois de sa vie, elle se sent vivante.

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