Prologue - Le commencement
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Les choses étaient si faciles autrefois. Tout était futile et la futilité rendait les choses faciles. Jusqu'à ce que le vent tourne et fasse s'écrouler les maisons faites de pailles et de bois. Le loup avait alors tout le loisir de dévorer les petits cochons dont les maisons s'étaient effondrées. Et il faut croire que la maison des Barton n'était pas faite de briques et de ciment.
Pourtant, la journée commençait si bien. Le ciel était sans nuage, le soleil haut dans celui-ci et une petite brise venait balayer son visage encore pâle de l'hiver froid qu'il avait subi. Son père l'avait autorisé à utiliser son lecteur de cassettes dernier cri. Dès lors, un fond de musique gospel sortait de la maison. C'était le genre de musique que Clint aimait particulièrement écouter, surtout quand il faisait un soleil radieux dehors. Cela rendait ses tâches moins barbantes, surtout quand elles étaient en rapport avec le jardin. Son père lui avait demandé de jeter un coup d'œil à la tondeuse à gazon qui faisait des siennes. Autant Clint aimait beaucoup jouer les mécanos, autant quand il s'agissait de n'importe quel matériel en rapport avec le jardinage, il préférait de très loin s'en éloigner. Ses mains étaient pleines de graisse tandis qu'Hailee, de dix ans sa cadette, le regardait travailler et soupirer depuis sa piscine gonflable, armée de brassards fleuris.
Des tintements de métal résonnaient. Ses tentatives à faire démarrer le moteur étaient vaines et il le savait très bien. Toutefois, il ne se décourageait pas et ne cessait de persévérer. Sûrement dans l'optique de ne pas décevoir son père comme cela semblait être souvent le cas ces derniers temps.
Mais à quinze ans, sa préoccupation ne devrait pas être de réparer cette fichue tondeuse à gazon, mais plutôt de sortir avec ses amis. Hailee le regardait attentivement manier la clé à molette sans comprendre les soupires d'exaspération de son frère qui cherchait à rendre son père fier de lui, histoire de palier les erreurs qu'il commettait en jouant la canaille dans la rue. Parce que du haut de ses cinq ans, elle ne peut pas comprendre tous les efforts de son aîné. À cet âge-là, la vie n'a aucune importance. On n'y comprend pas grand-chose, parce que ça ne se résume qu'à manger, dormir, apprendre à découvrir la vie par le biais de jeux et de jouets qui cherchent déjà à nous plonger dans la société. Et c'est déjà bien assez épuisant pour une petite chose qui respire sans savoir pourquoi, ni comment, et qui n'a pas de but.
Leur père était encore une fois cloîtré dans son bureau pendant que leur mère était déjà aux fourneaux, à préparer le repas du soir. Un repas qui demandait beaucoup de préparation puisque Clint fêtait son anniversaire. Il montait les échelons de la vie pendant qu'elle le regardait s'élever d'en bas. Son esprit d'enfant restait proche du sol et évoluait à son rythme. Clint, lui, poussait aussi vite qu'une idée depuis qu'il avait atteint la puberté, alors que la fillette prenait son temps à émerger.
De temps à autre, son adorable grand frère – qu'elle ne cessait d'observer – levait la tête de son travail afin de vérifier qu'Hailee ne faisait pas de bêtise. Une fois devenue le centre de son attention, elle se détournait pour entreprendre une nage un peu maladroite et feindre de ne pas avoir passé l'après-midi à l'épier. Sur son visage luisant de sueur, il ne put empêcher un sourire de s'y matérialiser face aux efforts de sa petite sœur qui jouait l'innocente.
Quand il se résolut finalement à accepter que c'était peine perdue de remettre sur pied cette machine, il partit rincer ses mains huileuses avec le tuyau d'arrosage. Le cambouis dégoulinait sur l'herbe alors qu'il était à nouveau devenu le centre d'attention de la petite fille. Mais elle ne put feindre une nouvelle fois qu'elle nageait car il se dirigea vers elle et c'était trop tard. Il vint s'accouder sur le bord du bassin en plastique avec un sourire.
Il n'eut pas le temps de lui demander pourquoi elle l'espionnait de la sorte qu'elle vint aussitôt l'éclabousser en ricanant, enveloppée par la niaiserie de son geste. Surpris par l'attaque de sa cadette, il frappe la surface de l'eau de la paume de sa main pour l'éclabousser à son tour. Leurs rires fusaient de part et d'autre du jardin et Hailee, ne pouvant accepter l'idée que Clint ait riposté, sortit de la piscine et se lança à sa poursuite en le menaçant de lui mordre les mollets s'il ne venait pas la rejoindre dans le bassin. Mais leur euphorie fut interrompue par un écho sinistre qui résonna sur les murs de la maison.
Un coup de feu. Du verre brisé.
Ils avaient tous les deux arrêté de rire et de courir. Le sang de Clint s'était glacé avant même d'entendre le verre brisé et tous deux s'étaient figés. Même à son âge, la gamine savait que ça ne présageait rien de bon, et l'expression de son frère ne faisait que confirmer le sentiment inconnu qui grandissait dans son ventre. C'était un son qui sonnait en elle comme une bêtise irréparable.
Dans la seconde qui suivit, Clint s'empara de son bras et l'attira contre lui en reculant d'un pas. Il ne savait pas comment réagir et elle sentait son cœur, à lui, taper fort dans sa poitrine. La manière qu'il avait de la serrer contre lui était de plus en plus effrayante.
— N'aie pas peur, poussin. Je suis là.
Elle releva la tête vers lui. La bouche de son frère était entrouverte et affichait désormais une certaine terreur comme elle n'en avait jamais vu de sa part. Lui qui bravait sans arrêt les interdits, pour qu'il soit aussi effrayé, c'est que les choses devaient vraiment aller mal.
Ils entendaient leur père crier depuis la cuisine. Il semblait vraiment remonté et sa voix se mit alors à sangloter de tristesse. Hailee se risqua une nouvelle fois à lever la tête vers son aîné. Il était horrifié, c'était un fait. Hailee ne put s'empêcher de respirer plus rapidement, commençant à ressentir l'affolement de son frère sans comprendre pour autant pourquoi il fallait avoir peur.
Un second coup de feu se fit entendre, faisant alors s'envoler les oiseaux sur les fils électriques. Clint tenta d'atténuer la déflagration en mettant ses mains sur les oreilles de la fillette. Un geste vain étant donné la vitesse à laquelle une balle est projetée d'une arme. Il lui ordonna de rester à sa place avant de s'élancer vers la terrasse et de disparaître en entrant dans la cuisine. Elle cria son nom, deux fois, après qu'il soit parti en trombe. C'est après l'avoir appelé une troisième fois qu'elle l'entend geindre. Elle court alors, avec ses petites jambes encore mouillées suite à son passage dans la piscine, pour le rejoindre et la scène qui se présenta à elle ne fit qu'augmenter son inquiétude.
Papa et maman étaient étalés sur le carrelage beige tandis qu'un liquide rouge se répandait autour d'eux tel un halo ténébreux. Toute forme de joie s'était évaporée. Leur monde chavirait d'un seul coup et ils leur étaient impossible d'empêcher le navire de se perdre dans les vagues déferlantes.
Hailee ne put retenir les larmes pures qui assaillaient son visage épouvanté. En temps normal, elles lui auraient paru salées, mais à ce moment-là, ses larmes avaient le goût amer du désespoir. Elle leva les yeux vers l'homme en noir, vêtu d'une cagoule dans les mêmes teintes, qui surplombait la scène. Ce n'est que quelques secondes plus tard qu'elle se rendit compte qu'il tenait fermement Clint, le canon d'un pistolet braqué sur sa tempe.
Elle appela ses parents. Elle leur demanda de se relever, pour qu'ils puissent sortir Clint de ce pétrin. Mais ils restaient là, au sol, baignant dans leur sang. Cela n'empêcha pas la jeune enfant de crier de plus en plus fort pour les réveiller alors que son aîné lui ordonnait de fuir dans les mêmes sonorités de panique. Quand elle comprit qu'ils ne se relèveraient pas, elle pleura sans ménagement et ne se retint pas de hurler son chagrin. La voix finit par lui manquer, et celle de Clint aussi quand le bras de l'agresseur lui serra un peu plus la gorge.
Hailee, le visage en colère, regardait désormais cet homme avec dédain. Elle observait ses yeux gris, perçants et translucides. Les rides aux coins de ces derniers qu'elle n'arriverait désormais plus à oublier. Et tout se passa très vite.
Ce fut comme un automatisme.
Le bras armé de l'homme bougea. L'on aurait pu croire qu'il se mettrait à viser l'enfant, mais il n'en fut pas ainsi. L'arme à feu ne fit que se déplacer de la tempe de l'adolescent sur sa propre tempe. Il était alors prisonnier d'un geste qui ne lui appartenait pas.
La panique s'attaqua alors à cet intrus qui semblait paralysé de tout son corps, paralysé par l'incompréhension et par son incapacité à garder le canon bien orienté vers le jeune homme. Les yeux de l'enfant étaient rivés sur cette armature métallique et mortelle. Et c'est par sa haine qu'une force invisible verrouilla le canon du pistolet sur le criminel. Dès lors, l'expression du bandit passa de l'incompréhension à la peur. Et il y avait de quoi avoir peur.
La petite Hailee hurla à nouveau alors que le troisième coup de feu se confondit avec sa voix désormais hargneuse. Il s'effondra sur le sol en lâchant Clint. Son sang se mélangea à celui de leurs parents, ainsi qu'à leurs larmes. Son frère était accroupi sur le sol, confus face à la nouvelle situation dans laquelle ils se trouvaient, mais tout aussi ivre de chagrin. Quant à elle, elle respirait bruyamment. Elle geignait, encore et encore, tandis que Clint glissait sur le carrelage, soudainement épuisé par ce qui venait de se passer. Leurs larmes étaient impossibles à sécher, leur douleur d'une profondeur sans fond. Le regard de la fillette était scotché sur la manche relevée de l'assassin qui laissait transparaître une peau différente de la sienne, d'un aspect métallique.
Les sirènes de police résonnaient déjà jusque dans leurs oreilles et Clint était alors auprès de sa cadette, entourant ses bras autour de sa petite carrure frêle.
Dans la même peine, ils ne faisaient plus qu'un, tant par les liens du sang qui les unissaient que par le terrible événement qu'ils venaient de vivre. De petits gémissements étranglés s'échappaient de leur bouche à l'unisson, mais Clint était incapable de consoler sa sœur à cet instant précis.
Peu de temps après, la police transforma leur cuisine en scène de crime. Le frère et la sœur furent emmenés à l'extérieur, désormais hors de danger, et laissés à la surveillance de deux policiers. Hailee était toujours dans les bras de son frère qui, lui, tremblait de tout son être. Les minutes passaient, pour ne pas dire des dizaines de minutes. Et après s'être calmée, elle leva la tête vers son grand frère et tenta de lui expliquer ce qui s'était réellement passé. Ce qu'elle avait fait.
Ce qu'elle avait voulu qu'il se passe s'était passé, parce qu'il y avait cette force... Cette sensation qu'elle avait senti se propager dans chacune de ses cellules avant que le flingue ne se mette à se déplacer.
Elle ne savait pas s'il l'écoutait à la vue de son regard perdu dans le vide, ou peut-être était-il trop choqué pour réagir. Les paroles de la fillette devinrent rapidement confuses et probablement incompréhensibles dues aux larmes qui coulaient à nouveau et s'infiltraient dans sa gorge.
Il finit par porter enfin son regard sur elle, un regard d'une telle tristesse. Un de ces regards désespérés qui indiquait que quoi qu'il se fût réellement passé, cela ne ferait pas revenir leurs parents.
Par la suite, ils ont dormi deux nuits chez des policiers pour laisser le temps aux services sociaux de leur trouver une famille d'accueil. L'idée était d'éviter l'orphelinat afin qu'ils ne restent pas renfermés sur eux-même et qu'ils s'essaient à reprendre une vie normale, loin de l'assassinat de leurs géniteurs. Le véritable souci était qu'aucune famille d'accueil n'était prête à recevoir un frère et une sœur, mais plusieurs familles acceptèrent de prendre l'un d'entre eux. Ils allaient donc être séparés et aucun d'eux ne pouvaient y faire quelque chose.
Elle avait beau supplier Clint de ne pas les laisser les séparer, les choses étaient inévitables. Il n'avait pas la majorité pour avoir l'autorité de demander à être le tuteur d'Hailee, et ils ne pouvaient en aucun cas forcer ceux qui allaient les accueillir à les prendre tous les deux.
Alors elle pleurait derrière la vitre de la voiture pendant que la femme qui l'hébergerait s'asseyait à la place du conducteur. Ses petites mains blanches étaient posées contre les vitre désormais salie par les saletés manuportées. Et alors que la voiture s'éloignait, elle s'était retournée sur son siège pour voir son aîné rapetisser jusqu'à ne plus être visible. Et elle n'eut plus aucune nouvelle de lui.
Quand elle céda finalement aux demandes insistantes de sa nouvelle tutrice concernant sa scolarité restée en suspend durant plusieurs semaines après cet événement, les premiers jours d'école furent aussi pénibles qu'elle le prévoyait. La suite de son cursus n'en fût pas moins éprouvante, car elle n'aurait su compter le nombre de fois où elle dût changer d'établissements à cause du traumatisme laissé par la mort de ses parents, par la séparation avec son frère. Et outre sa psychologie se dégradant au fil des semaines, des mois, elle ne contrôlait absolument pas ses capacités, ni ses émotions. Là encore, elle ne saurait dire combien de personnes elle a failli blesser, ou qu'elle a blessées accidentellement à cause de cette force qui se dégageait d'elle dès qu'on l'oppressait un peu trop. Ou qu'on la harcelait. Parce que les enfants peuvent être si mauvais les uns envers les autres. Ils ne cessaient de se moquer de ses crises d'angoisse, de la solitude qu'elle incarnait par l'absence d'une figure parentale dans sa vie. Et l'attitude puérile et méchantes de ses camarades ne s'arrangea pas au fil des ans. Ce n'est que lors de sa dernière année au secondaire que les choses s'améliorèrent.
Elle n'aurait jamais cru que les choses pouvaient aller mieux, ni que les gens pouvaient être gentils avec elle. C'est en rencontrant Aaron, la lumière au bout du tunnel qu'était sa vie de misère, qu'elle se rendit compte de la bonté cachée de l'Humanité. Très bien cachée, mais pas introuvable.
Leur amour fut une délivrance, une promesse de sécurité et d'épanouissement. Et depuis qu'ils ne se lâchent plus, elle ne vit que pour lui, comme elle n'a jamais vécu autrefois. Il lui apporte tant de bonheur et de paix qu'elle a fini par réussir à penser à autre chose que cet événement morbide de son passé et à se concentrer sur ce que la vie avait à offrir. Grâce à sa compagnie, la solitude n'était plus qu'un vilain souvenir et elle se découvrit un penchant pour l'aide à la personne, les sciences et tout ce qui se rapporte au sauvetage de vies.
Et le jour où il découvrit son... don ? Pouvoir ? Sa faculté ? Il ne l'a pas fui comme il aurait été normal de le faire. En réalité, il resta auprès d'elle et l'aida à garder sa haine pour elle, à développer un certain self-control qui favorisa sa plénitude et lui évita un certain nombre d'incidents comme ceux où elle ne pouvait discipliner ses émotions.
Comment une personne aussi gentille et aimante pouvait s'intéresser à elle alors que durant toutes ces années, elle fut le souffre-douleur d'enfants immatures et mauvais ?
Elle n'avait toujours pas la réponse à cette question. Mais une chose était certaine, elle avait un tant soit peu pardonné à ces enfants puérils toutes les choses qu'ils lui avaient dites, tous les mauvais coups qu'ils lui avaient donné. Parce qu'elle avait appris à pardonner, ou en tout cas, à ne pas jouer dans la rancune.
Mais comme toutes belles choses, elles sont éphémères.
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Comment peut-on se prendre au sérieux quand l'existence est si éphémère et qu'elle ne cesse de courir vers sa fin ?
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