Chapitre 30 - Discours

Maintenant qu'elle se tient devant la foule, devenue silencieuse, elle se dit que ce n'était peut-être pas une bonne idée. Elle constate désormais l'ampleur de la chose : toutes les rues adjacentes à la place centrale sont bondées. Dire qu'ils sont serrés comme des sardines serait loin d'être un euphémisme. Elle a peur que s'ils restent aussi boudinés trop longtemps leur circulation sanguine se stoppe. Malgré tout, Hailee leur sourit. Un sourire un peu bancal, loin d'être assuré, mais il est là. Et le leur aussi. Un cri s'échappe de la foule, entraînant la survenue d'une autre ovation. Et alors, tout le monde se met à l'acclamer, à l'applaudir. La caméra a l'œil rivé sur elle qui est touchée par toutes ses louanges. Ses yeux brillent à travers l'image de la caméra.

-Doucement, doucement, les tempère T'Chaka qui rit comme si le Wakanda avait gagné la coupe du monde de football. Je ne peux pas la remercier comme il se doit si vous faites un boucan pareil.

Quelques rires s'élèvent dans la mêlée alors que le niveau sonore diminue progressivement, laissant alors le champ libre au Roi.

-Hailee, reprend-il une fois que le calme est revenu. Nous n'avons pas d'autre moyen de vous remercier que d'être aussi démonstratif de notre admiration pour ce que vous avez fait. Votre courage est un don du ciel qui nous a permis de bénéficier de votre protection contre le terroriste Vladimir Stefanski. Il n'est toujours pas en prison, mais nous avons tous compris qu'il n'a plus aucun moyen de pression sur qui que ce soit puisqu'un an après votre intervention, il n'a plus refait surface.

Le Roi est forcé de faire une pause quand les ovations reprennent de plus belles. Elles s'arrêtent aussi vite qu'elles sont apparues. C'était histoire de montrer leur satisfaction.

-Vous et monsieur Stark nous avez sauvé. Et même s'il ne peut pas être présent pour des raisons qui lui sont personnelles, nous vous remercions tous les deux. J'ai donc l'immense honneur de vous remettre cette médaille du courage pour service rendu à notre nation. Nous vous serons éternellement reconnaissants d'avoir mis fin à cette tyrannie terroriste.

T'Chaka s'empare d'une boîte que lui tend son fils à côté de la scène et revient se positionner face à Hailee. Il ouvre celle-ci et le regard d'Hailee se met à briller. C'est une broche en fer clair qui représente les atouts du pays. La culture, le textile et la métallurgie. N'Shaka n'a pas mentionné qu'ils manipulaient le fer, mais peu importe présentement. C'est si brillant pour un métal si répandu. Elle ne s'attendait pas à voir de l'or ou de l'argent. Et elle est encore plus satisfaite que cela soit une médaille qu'elle puisse manipuler elle aussi. Elle arrive à la ressentir. Si elle fermait les yeux, elle arriverait à la voir à travers sa vision interne.

T'Chaka positionne la broche sur son t-shirt de vacancière ne supportant pas la chaleur et incite ensuite Hailee à se tourner vers le public. Les applaudissements reprennent et un grand sourire se peint sur le visage de la jeune femme. Depuis qu'elle est accrochée à sa poitrine, elle a l'impression d'avoir une marque désormais gravée dans sa peau. Quelque chose qui la relit irrémédiablement à ce pays. Et si Aaron n'est qu'un concept abstrait la rattachant au Wakanda, désormais le lien est établi et ne sera jamais rompu.

Le calme revient. C'est à elle d'entrer en scène. Elle a récupéré un peu de vigueur face à toute la bonne intention qu'on lui porte, mais une fois qu'elle sort le papier de sa poche, celui sur lequel est écrit son discours, le stresse refait surface. Elle déplie le papier un peu froissé et bruni. Probablement qu'ils font leur propre papier au Wakanda, pour avoir une couleur aussi peu nette. Mais c'est ce qui fait toute la beauté de ce papier. Elle relit rapidement les premières lignes pour se remettre dans le bain, se rappeler ce qu'elle avait appris dans l'avion et qu'elle avait eu le temps de répéter encore et encore avant l'atterrissage. Alors elle relève la tête et les mots restent coincés dans sa gorge. T'Chaka remarque son blocage et vient lui chuchoter à l'oreille :

-Ne soyez pas timide Hailee, vous êtes la star de la journée. Et même si toutes les stars ont le trac avant de passer sur scène, c'est ce qui rend votre performance grandiose.

Elle lui offre un regard. Hailee n'est pas une star. Elle n'est pas une comédienne capable de mettre de côté sa personnalité, ses craintes et ses joies pour se plonger dans la peau de quelqu'un d'autre. C'est Hailee qui reçoit cette médaille, pas un personnage de théâtre. Malgré tout elle hoche la tête. Elle apprécie l'encouragement de T'Chaka.

Elle ancre son regard dans la foule, s'arrêtant sur un petit garçon, à la peau brune, sur les épaules de son père.

-Je n'ai pas vraiment besoin de lire mon discours pour vous dire que c'est aussi un véritable honneur pour moi d'être présente ici. Finit-elle par dire alors que ses paroles soulèvent quelques ricanements qui la rassurent un tant soit peu. Je suis plus qu'heureuse de me trouver devant vous aujourd'hui pour constater que vous allez tous bien.

C'est maintenant qu'elle se décide à baisser son regard sur sa feuille, ayant déjà oublié ce qu'elle devait dire.

-L'an dernier, je suis venue au Wakanda dans l'objectif d'arrêter celui qui tyrannisait la planète entière. Quand Tony et moi avons découvert qu'il abusait de la charité de votre pays en tenant en otage une ville entière, j'ai vu rouge. Parce qu'en plus de chercher quelque chose qu'il n'obtiendrait jamais, il usait de tous les moyens horribles et inimaginables pour arriver à ses fins. Alors nous sommes venus le chercher, l'arrêter. Il a réussi à s'échapper malgré tout, mais j'étais certaine d'une chose après son départ du Wakanda : il ne vous causerait plus jamais de tort. Parce que nous lui avions pris toutes ses ressources et l'avions chassé. Nous l'avions délogé d'un endroit qui ne lui appartenait pas. Notre priorité était de l'empêcher de faire plus de mal autour de lui, et vous étiez dans son périmètre, la zone la plus dangereuse de la planète. C'était vous qu'il fallait sauver en premier, parce que vous étiez sur la ligne de front, celle la plus proche du no man's land. La tranchée de la mort. Alors nous avons détruit le no man's land, nous avons établi une frontière en le délogeant. Et je suis fière de pouvoir dire que j'ai participé à la construction de ce mur. Parce que désormais, ses options sont limitées. Ce mur permet de se rapprocher un peu plus de la paix qui s'établira quand il serait derrière les barreaux. Et je peux vous assurer que nous travaillons d'arrache-pied pour façonner les trois autres murs qui se refermeront sur lui comme le karma s'abattant sur les malfaiteurs.

Les applaudissements reprennent. Plus intenses, plus fougueux. Les ovations sont des soulagements, des remerciements. L'excitation de savoir que la fin est proche, ou tout du moins que l'on fait quelque chose pour mettre fin à tout ça. Stefanski n'est peut-être pas une menace actuelle, mais il n'a pas abandonné son idée de vengeance. Parce qu'il a travaillé dessus ses vingt dernières années. Il ne pourra jamais tout lâcher maintenant.

Hailee s'adonne rapidement à lire les prochaines lignes pendant qu'ils continuent de la remercier, mais elle se rend compte que la suite du discours ne lui plaît pas. Le début la laissait déjà perplexe, mais la suite lui donne envie de vomir. Pourtant, quand elle l'a écrit avec N'Shaka, tout lui semblait si véridique, ou du moins c'est ce que N'Shaka essayait de lui faire croire. « Je suis donc honorée que vous me considériez parmi les effigies de paix et d'équité en m'offrant cette médaille du courage. » Hailee, un symbole de paix et de justice ?

N'Shaka la voit comme ce qu'elle a toujours voulu être. Quelqu'un de juste, de pacifique. Mais l'est-elle réellement ? Le pacifisme s'oppose à la violence. La justice s'oppose à l'irrespect des règles. Hailee a dû être agressive pour déloger Stefanski. Elle a dû intervenir sans autorisation, en brisant les règles. Peut-on vraiment parler d'elle ainsi ? Ce n'est pas ce qu'elle pense. Sa priorité n'a jamais été de sauver le Wakanda. C'était de mettre Stefanski six pieds sous terre. Elle était dirigée par la colère d'avoir appris que c'était cet enfoiré qui avait détruit sa famille, par la naïveté de son besoin de mettre fin à tout ça, par la détresse de vouloir protéger Aaron d'un homme qui dépassait de très loin toutes les menaces qu'elle avait pu rencontrer avant lui.

Elle ne peut pas continuer à leur mentir de la sorte, enfin leur mentir à moitié. La caméra la dissuaderait pourtant bien de raconter la vérité, parce que ce serait montrer une facette sombre de leur sauveuse, de l'héroïne que tout le monde voit en elle. Mais les héros ont tous leurs défauts et leurs regrets. Pourquoi les gens ne devraient voir que ce qu'il y a de beau en elle ? Encore faut-il qu'il y ait quelque chose de beau en elle.

-Il faut que je vous avoue quelque chose. Probablement que ça ne sera pas ce que vous avez envie d'entendre, ni ce que vous auriez pu espérer. Peut-être que certains d'entre vous, même derrière vos écrans à la maison, dans votre salle de sport, le bar au coin de votre rue, à votre travail, vous vous doutez bien de ce que je vais vous dire. Mais je ne peux pas continuer à me glorifier de la sorte quand l'histoire n'est raconté qu'à moitié et ne montre que les détails les plus respectables.

Tout le monde fronce les sourcils dans la foule et le Roi semble sentir ce qu'elle s'apprête à annoncer. Elle tourne la tête vers la famille royale qui semble aussi perdue que tout le monde.

-Je n'étais qu'un simple médecin quand les missiles ont commencé à pleuvoir. J'avais mes propres problèmes de mon côté pour que j'envisage de me lancer dans la quête d'arrêter ce massacre. Je n'étais pas directement concernée, je n'avais aucune envie de me plonger dans une mer une peu trop froide dans laquelle je n'aurais jamais pu faire plus de deux brasses pour comprendre tout ça. Parce que je n'avais ni les informations, ni ressources, ni le temps de m'en préoccuper plus que ça. Mais un jour, j'ai été victime d'un de ces attentats. J'ai vu le logo de Stark Industries sur les missiles qui nous bombardaient comme si le Queens était une zone de guerre. Un missile à exploser juste à côté de moi. J'ai survécu, par je ne sais quel miracle. J'étais en vie. Et j'avais l'occasion de faire quelque chose. Parce que je savais, pour Stark Industries. Je pensais que c'était Stark, mais pourquoi aurait-il fait une chose pareille ? Il venait de se reconvertir en philanthrope. Et j'ai fini par faire des liens. Le SHIELD est venu me recruter, je voulais faire pencher la balance. Mais il s'est avéré que cela me touchait de trop près. Stefanski avait un passé avec ma famille, avec celle de Tony. Il voulait la vengeance. Et il l'a eu. Il a réussi à nous faire venir au Wakanda, car tel était ses intentions. Et j'étais naïve, en colère, exaspérée par tout ce qu'il mettait en oeuvre pour une vengeance vieille de vingt ans. Il avait eu ce qu'il voulait pourtant. Les parents de Stark, les miens. Il les avait mis dans un cercueil. Mais il était toujours là, il en voulait toujours plus. S'en prendre à ceux qui n'avaient rien à voir avec les magouilles de son passé.

Elle fait une pause courte pour reprendre son souffle. Elle avait tout déballé sans jamais se faire interrompre, mais il y avait tellement de choses à dire. Les gens sont encore très attentifs. T'Challa retient même son père lorsqu'il s'apprête à monter sur l'estrade pour entrecouper ses aveux.

-Je suis venue au Wakanda dans l'idée de le tuer. Ne faites pas les gros yeux comme ça. La vie est ainsi. Les hommes sont faits pour avoir de telles idées sans quoi il n'y aurait plus jamais d'assassinats, de guerres. Alors j'ai enrôlé Tony, si on peut le dire ainsi. Il n'est pas là pour nier le contraire. Je sais que c'est ce qu'il ferait s'il était là. Mais c'est la vérité. Je l'ai convaincu de m'accompagner descendre cette enflure. Nous sommes arrivés dans ce village qui ressemblait à une véritable ville fantôme et cela m'a énervé, de voir tous ses gens apeurés terrés dans les recoins de leur maison. Ça, c'est une partie qui est vraie dans le discours. Nous avons terrassé son armée. Ils sont probablement tous morts dans l'explosion qui a détruit le village, mais quand j'ai vu ce groupe d'habitants, à l'extérieur de la ville. Qu'ils étaient sains et saufs parce que Tony avait réussi à les écarter du champ de bataille, j'étais soulagée. Nous avions bousillé leurs logements, mais j'étais soulagée malgré tout. Stefanski s'était enfui, mais vous étiez en vie. Et puis par la suite, Stefanski m'a enlevé la chose que j'aimais le plus au monde. Il a kidnappé la personne la plus chère à mes yeux. Il l'a emmené au Wakanda et il l'a tué sans ménagement. Vous savez, les morceaux de corps que votre armée à retrouver ? Eh bien c'était lui. Cela m'a anéanti. Je ne vous dis pas ça pour obtenir votre pitié, ni même votre compassion. Ce n'est pas mon but. Mais cela a joué dans tout ce qui s'est passé par la suite et j'ai fini par vous abandonner. Tony aussi, tu ne peux pas le nier non plus (elle regarde la caméra en espérant qu'il regarde). Après sa mort, je vous ai zappé, dans tous les sens du terme. Le mot « Wakanda » avait été rayé de mon vocabulaire. Et maintenant que je me tiens devant vous, que je reçois cette médaille, j'ai honte en réalité. J'ai honte d'être partie après avoir fait exploser votre village sans avoir vérifié que vous aviez tout ce dont vous aviez besoin. Je n'ai pas d'excuses pour ça. Mon deuil n'est en rien une excuse. Alors non, je ne suis pas un symbole de paix, ni de justice. Je suis comme vous. J'essaie de survivre. Et je m'excuse sincèrement pour ce que j'ai fait. Je vous ai peut-être sauvé de sa tyrannie, mais je vous ai condamné à devoir vous réadapter à votre propre pays après l'avoir abîmé.

Le silence est désormais maître de la place. Même le cameraman a baissé son appareil et arrêté de filmer. Hailee regarde l'estrade comme une enfant venant d'avouer l'énorme connerie qu'elle a faite. Si Tony avait été là, tout aurait été plus facile. Elle ne se serait pas senti coupable de leur mentir, ni de leur dire la vérité. Peut-être qu'il l'aurait convaincu de dire tout ce que N'Shaka avait concocté pour elle. Mais elle a dû se débrouiller par elle-même, dire ce qu'elle pensait être juste à dire.

Un claquement se fait entendre, puis un autre. Hailee relève la tête et remarque le petit garçon sur les épaules de son père. Il applaudit dans la même symphonie que son père. La femme d'à côté en fait de même. Puis une autre et encore un autre homme plus devant l'estrade. La foule se remet à applaudir. Ils ne crient pas, ils ne l'acclament pas. Probablement qu'ils la remercient pour sa franchise, elle ne sait pas vraiment quoi penser. Sur sa droite, des applaudissements moins conséquents surviennent aussi. Elle tourne la tête pour voir Shuri frapper elle aussi dans ses mains avant que T'Challa ne suive le mouvement.

Et alors qu'elle fixe le Roi qui ne semble pas du tout d'accord avec le reste de son pays, elle ouvre la bouche et mime avec ses lèvres sans qu'un seul son n'en sorte, sachant pertinemment qu'il n'entendra pas à cause du bruit des applaudissements :

-Je suis désolée.

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