Chapitre 3 : ombre et lumière
Il était pile onze heures quand Jimmy revint. Aurélie était prête. Elle n’avait rien oublié de leur conversation. Chaque mot, chaque phrase, chaque sourire et chaque regard échangés s’étaient gravés dans sa mémoire.
Une seule sonnerie avait suffi pour qu’elle accoure. Elle ouvrit la porte toute à la joie de ce qu’elle avait entendu plus tôt.
Jimmy avait les bras chargés des ingrédients du repas. Aurélie le débarrassa d’une partie de ses courses et le conduisit vers la cuisine où ils préparèrent ensemble une belle salade lyonnaise.
Aurélie était en extase devant cet homme qu’elle connaissait à peine. Il lui semblait pourtant si familier. Comme une partie d’elle-même. Elle se mit à nouveau à rêver d’une vie de famille avec lui.
Pendant que Jimmy finissait de pocher les œufs, elle prit quelques minutes pour dresser la table, non sans regret de l’abandonner. Elle décida de s’installer dans la salle à manger. Elle sortit les beaux couverts et mit les petits plats dans les grands. Elle voulait que tout soit parfait pour ce déjeuner inespéré.
Habituellement elle ne passait dans cette pièce que pour y faire le ménage. Elle ne s’y attardait jamais. Toute à sa joie de recevoir son voisin, elle s’arrêta devant le miroir du buffet pour contempler son reflet.
Dans son miroir, elle vit la jeune femme de 20 ans prête à souffler ses bougies. À ce moment où une ombre attaqua la lumière. Elle avait tout abandonné. Ses amis, sa famille, plus personne ne comptait à cet instant-là. La lumière se mourait. Elle en avait l’intime conviction. Elle se précipita à son secours. Elle ne savait pas comment mais elle courut. Sauta dans le vide. L'ombre était là, sous sa silhouette inerte. La lumière libérée. C’était tout ce qui comptait.
Une main vint se poser sur son épaule.
Jimmy se redressa. Se détendit et déplia ses bras pour laisser sortir la lumière. Tout son corps fut transfiguré. La blancheur qu'Aurélie avait peinte était bien réelle, éblouissante, difficile à fixer.
— Ta lumière c'est tes ailes ? s’extasia-t-elle.
Jimmy était attendri devant le ton enjoué de son interlocutrice.
— Tu te rappelles ?
— Je me rappelle de ta lumière. Mais le reste est si flou…
— Ne t'inquiète pas. Même si tu le voulais tu ne le pourrais pas. Nous nous rappelons rarement de nos anciennes vies.
— Nous ?
— Les anges gardiens.
— Nous !
— Oui, nous. Tu as du mal à y croire et je le comprends bien. Mais tu as été renvoyée sur Terre pour servir et protéger.
— Renvoyée ?
— Tellement de choses que je voudrais t’expliquer. Mais je n'en ai pas le droit. Sache que j'ai failli à ma mission de guide.
Aurélie ne comprenait rien de ce que Jimmy racontait. Tout était trop énigmatique pour elle qui retenait déjà si peu les mots du quotidien. Elle eut peur. Le brouillard qui entourait ses souvenirs s'effaçait peu à peu. Elle ouvrit les yeux et se vit dans les bras de son amoureux.
— Nous avons déjà fait l'amour !
C'est au tour de Jimmy d'être surpris. Comment était-ce possible ? Aurélie se rappelait. Elle avait recollé le morceau du puzzle qui lui manquait.
— Tu ne dis rien ? l’interrogea-t-elle
— Je ne peux pas.
Jimmy s’affaissa, décontenancé. Toutes ses certitudes volaient en éclat. Il ne pouvait plus reculer mais il devait la protéger.
— Et si c'est moi qui parle. Pourrais-tu me répondre ?
— Je ne sais pas mentir.
— Pourquoi trois heures et treize minutes ?
— Pardon ?
— C'est l'heure à laquelle je me réveille tous les matins.
— À 3:13 le médecin a prononcé l'heure de ton décès.
— Je ne suis pas morte !
— En tant que femme si.
Aurélie déboussolée, s’interrogea « Comment puis-je être morte et si présente en chair devant cet ange de lumière. »
Elle se retourna vers son reflet. La lumière émanait aussi d'elle. Comment ne l'avait-elle pas vue plus tôt ?
— Je suis désolé pour ce qui s'est passé. s’excusa-t-il.
— Et que s'est-il passé ?
— En t'aimant, j'ai laissé le mal me repérer.
— Je ne comprends pas.
— Le sentiment amoureux est humain. Je t'ai aimée en humain. Je nous ai entourés de mes ailes, de ma lumière. Tu es devenue une cible pour les ténèbres. Le mal est venu te prendre. Je ne l'ai pas supporté. Et ce que tu as vu était ma bataille contre cet être abject.
— Me prendre ? L'ombre était là pour moi ?
— Oui.
— Pourquoi ?
— Te prendre à moi. Me faire souffrir.
Un silence s'installa. Une larme perla sur la joue d'Aurélie. Elle comprit.
— Qu’as-tu sacrifié pour me garder en vie ?
Jimmy fixa tendrement le reflet de la femme-ange devant lui.
— Je n'ai rien sacrifié qui soit important.
— Mais qu'as-tu souffert ?
L'ange reprit ses esprits. Il était à nouveau devant la femme affirmée, qu'il avait tant aimée dix ans plus tôt. Dès la naissance d'Aurélie il avait compris. Elle était différente. Elle n'avait pas d'ombre. Il devait la conduire à la lumière, ne pas laisser les ténèbres avancer en elle. Il avait donc créé une protection surnaturelle et veillait discrètement à ce que les ombres restent loin d’elle. L’ingénue qu’elle restait ne pouvait donc imaginer l’existence du Mal.
Dans ces années 90, la société de consommation gagnait de plus en plus de terrain. L'argent devenait un dieu à part entière. Tout s'achetait. Ses parents, à elle, étaient loin de toutes ces fièvres acheteuses. De religion catholique, ils avaient pour habitude d’ouvrir leur maison à tous les indigents qui le souhaitaient. Aurélie avait grandi au milieu de cet amour partagé. Tout se passait parfaitement bien, comme dans le meilleur des mondes, dans cette famille. Aurélie était heureuse à cette époque. L’ange y veillait... De trop près, peut-être.
Un jour en sortant du lycée, elle remarqua qu'on la suivait. Au début, elle se convainquit que la personne allait dans la même direction qu'elle. Elle ne s'inquiéta donc pas. Quelques mètres plus loin, elle bifurqua mais cette dernière prit le même virage. C'était une impasse. Aurélie s'était elle-même piégée. Elle espérait lui échapper en cherchant une cachette mais l'homme de ses cauchemars était plus rapide qu’elle. Il était tout entouré de la noirceur de son ombre. Avec un sourire maléfique il avançait vers sa victime. Il voulait dévorer sa lumière, son innocence. L’âme d’Aurélie devait lui revenir en récompense.
Elle se figea. Lui fit face et pria le Notre Père. La catéchiste avait dit que c'était une grande prière d'exorcisme et quiconque la dirait avec foi serait sauvé.
Alors elle pria de tout son cœur. Elle recommença tant que l'ombre restait là. L’ombre n’avançait plus mais ne reculait pas non plus. Aurélie cria vers Dieu : « pourquoi m’abandonnes-tu ! ». Elle appela ses Saints et ses anges à l’aide.
Une lumière surgit dans son ciel. Elle était petite face aux ténèbres alors Aurélie reprit sa litanie. Elle implora le Ciel car elle eut peur. La bataille semblait perdue d’avance. Elle recommença donc encore et encore. Ses larmes coulaient en silence. Elle savait que la lumière devait gagner pour qu’elle survive alors elle insista, supplia Dieu. Le mit devant ses responsabilités de Père de la Lumière... Et la lumière gagna.
Aurélie ouvrit enfin les yeux et chercha qui l'avait sauvée. Personne qu'elle pouvait voir. Elle referma alors ses fenêtres vers le monde des vivants et ouvrit son cœur. La lumière était là. Douce, chaleureuse et apaisante.
— Merci, lança-t-elle. Ne voudrais-tu pas rester avec moi ?
La lumière se figea. C'était bien à elle qu'elle s’adressait. Elle l'avait vue. Impossible. Quand un humain voit son ange gardien, seules deux explications sont possibles. L'humain serait un grand saint ou il n’allait pas tarder à mourir. Dans le cas d'Aurélie, l'ange savait qu'elle n'était pas destinée à la sainteté. Elle devrait devenir un ange à son tour.
Elle allait donc bientôt mourir sans avoir rien connu de la vie d'un humain. À bientôt 18 ans, Aurélie n'avait encore jamais aimé. Elle n'avait pas non plus expérimenté les joies des amitiés ou les peines de la vie.
Elle ne devrait pas mourir. Toutes ces années, il l'avait surprotégée.
La lumière resta auprès d'Aurélie. Toutes ces années elle n'eut jamais besoin de personne car la lumière était là. Elle avait toujours été présente à ses côtés. Elle le comprit, le sut au plus profond de son cœur. Une évidence.
— Je t’aime. lui déclara-t-elle un jour.
L’ange connaissait le risque qu’il courait à vouloir rester. Mais il voyait bien qu’il était déjà trop tard pour lui. Il en était aussi amoureux. Amoureux fou. Il ne pouvait toutefois accepter un tel risque pour elle.
Pour ses vingt ans, les parents d’Aurélie lui avaient préparé une fête surprise. Elle avait entendu leur conversation. Devoir affronter autant de regards en une seule soirée la terrorisait.
La lumière était là et l’enveloppa de sa chaleur pour la rassurer. Aurélie sentant cette chaleur en voulut plus. Elle ferma les yeux et commença à l’embrasser dans son cœur. Elle vivait ce corps à corps. Elle ressentait les baisers sur son corps et les appelait encore plus fort. Elle suppliait les caresses de continuer. Elle voulait encore plus de cette chaleur qui la pénétrait. Plus, toujours plus, jusqu’à l’extase... Quand elle ouvrit enfin les yeux, c’était dans les bras d’un homme nu qu’elle se trouvait. Jimmy.
Sa seule expérience amoureuse était avec un ange. Elle s’en rappelait. Elle comprit aussi pourquoi tous les autres hommes étaient insipides, simplement fades.
Aurélie se retourna vers Jimmy. Son regard et son sourire tendres l'encouragèrent à faire un pas.
— J'aimerais revivre, encore et encore, notre dernière nuit.
— Je suis désolé mais ça ne sera pas possible.
— Pourquoi ?
— Je ne dois pas t'approcher de trop près.
— Pourtant tu es là !
— Je voulais m'assurer que tu allais bien.
— Je n'irai bien que dans tes bras.
Aurélie se jeta dans les bras de son ange. Il eut un mouvement de recul avant de l’étreindre. Leurs lumières se confondirent et formèrent un tableau vivant d’une étonnante clarté.
— Tu ne comprends pas.
— Explique-moi alors.
Aurélie réfléchit à une argumentation efficace pour contrecarrer les explications de Jimmy. Elle se blottit dans ses bras en attendant le moment idéal pour défendre son point de vue d’amoureuse. Elle se ferait féline et ronronnante s’il le fallait.
— Imagine deux soleils qui entrent en collision.
— Je n'imaginerais pas la fin du monde. lui rétorqua-t-elle.
Jimmy regarda tendrement cette femme qu'il aimait tant. Le rose de ses joues l’émut mais il ne pouvait accepter son sacrifice.
— Ce serait notre fin si nous nous obstinions à nous unir.
— Je ne comprends pas. Dieu aime les hommes. Pourquoi refuserait-il notre union ?
— Les anges ne sont pas des hommes. Ils sont leurs protecteurs. Si nous ne nous intéressons plus qu'à nous-mêmes et à notre amour, égoïstement, nous ne serions plus en capacité de voir la souffrance autour de nous et d'y remédier.
— Donc Dieu qui est Amour ne veut pas que les anges s'aiment.
— Dieu est tout Amour. Ses desseins ne sont toutefois pas connus des anges. Nous avons des missions de protection que nous ne devons pas négliger.
— Mais Dieu tout Amour ne devrait-Il pas aimer ses anges quand ils s’aiment. Ne serait-ce pas un sentiment d’une grande noblesse ?
— Quand nous nous aimons, nous en souffrons. Nous nous consumons. Nous disparaissons. Un ange ne doit pas aimer avec passion sinon il fusionne et sa lumière s’éteint. Son amour doit rester Agapé.
— Alors je prierai Dieu pour qu’il nous laisse nous aimer.
— J’ai bien peur que ce ne soit pas possible. répondit-il résigné.
— Que t’est-il arrivé il y a dix ans ?
Jimmy sentit la chaleur d’Aurélie l’envahir mais il devait se retenir. Il l’aimait tant et ne supportait pas l’idée de sa disparition.
— Une traversée du désert. J’ai fait un séjour dans les limbes où j’ai tourné en rond pour me guérir de toi.
— Mais tu es revenu.
— Dieu m’a donné une deuxième chance.
— Et t’a-t-il dit que tu ne devais plus me voir, m’aimer ?
— Non, il ne m’a rien demandé de tel.
— Tu reviens donc vers moi pour me confesser ton amour et tu voudrais que je te mette à la porte ? Dieu a été clément avec nous, ne crois-tu pas qu’il bénit simplement notre union.
Aurélie prit quelques minutes pour intégrer toutes ces informations. Jimmy l’observait, la couvant de son regard.
— Si je comprends bien : deux êtres de lumière qui s'unissent explosent et détruisent tout autour d'eux. murmura-t-elle.
— Ils explosent, oui, mais sans bruit. Leurs poussières rejoignent les étoiles.
— Ma vie n'a de sens que dans tes bras. Je ne la vivrai pas sans toi. lui affirma-t-elle en le regardant droit dans les yeux.
Jimmy observa ce bout de femme collé à son torse.
— J'ai toujours su que nous mourrions ensemble, lui répondit-il avant de l’embrasser.
Rien n'arrêtait plus les deux amants. Ils avaient choisi de s'unir malgré les risques. La ténèbre les attendait. Elle les éteindrait. Mais ça n’avait plus d’importance. Ils étaient l’un pour l’autre et seul cet instant comptait.
Les lumières scintillaient dans la chambre d'Aurélie. Un feu d’artifice de lumières blanches, grossissant de plus en plus. Devenant jaunes puis orangées et enfin rouges. De plus en plus aveuglantes. Le Soleil brillait de ses mille feux, ses flammes débordaient du lit. Elles s’étiraient dans la chambre, toute entière. Montaient au plafond en une explosion de couleurs or, rouge et sang. Un tableau surréaliste. Éclats de couleurs vives.
Puis plus rien.
Au centre du chef-d'œuvre, entre les cœurs des deux amants, la flamme s’éteignit. Disparue. Aspirée par le trou noir qui transformait ces étincelles en poussières d’étoiles.
Deux gisants, deux corps allongés dans des draps bleus ciel. La lumière les avait abandonnés. Si quelqu'un devait écrire leur épitaphe, il pourrait graver "ils se sont aimés jusqu'au bout de leurs lumières".
Il était trois heures et treize minutes sur l'horloge murale de la chambre d’Aurélie. Le téléphone n'arrêtait pas de vibrer. Elle le fracasserait volontiers mais elle finit par décrocher.
— Allooo...
— Aurélie, mon bébé. Où tu es, là ? Ça fait des heures que j'essaie de te joindre.
— Quelle heure est-il ?
— Il est plus de quinze heures et on t'attend toujours à la galerie.
— Quinze heures... pas trois heures... treize… balbutia-t-elle.
— Bébé, tu es souffrante ?
— Je suis au lit. Je me sens vidée.
— Bon, je te donne ta journée mais j'ai absolument besoin de toi lundi. Tu vas voir un médecin, un rebouteux, qui tu veux... Mais lundi tu es en forme et sexy pour le vernissage…
— Lundi… le vernissage… euh… oui…
— Et bébé, t'oublies pas, lundi tu auras cinq tableaux exposés. Donc tu me reviens bien en forme. Promets.
— Oui… promis...
— Prends soin de toi bébé. Kiss hug !
— À lundi.
Aurélie raccrocha péniblement. Il était plus de quinze heures. Elle se concentra pour comprendre ce qui avait pu lui arriver. Elle posa le téléphone sur sa table de chevet et laissa tomber son bras de l'autre côté du lit pour se lover dans son autre oreiller.
— Aïe.
Médusée, Aurélie regarda l'origine du cri. Un homme attrapa son bras et l'attira à lui.
Tous sourires les deux amants s’étreignirent…
Dieu leur avait offert une seconde chance de bonheur. Plus de lumière, plus de ténèbres, plus de pleurs.
Juste elle et juste lui. “Dieu est grand et bon” pensa Aurélie.
Dans sa joie, Jimmy se sentit l’âme d’un poète. Sa muse ? vous ne devinez pas ? Aurélie… “Who else ?”
— Dans mon exil j'ai prié toutes les nuits
Que ce jour béni enfin arrive
Un rêve lunaire une réalité toute entière
Me prend le cœur à toi donnés sans partage
Toi mon trésor, ma lumière et tout mon être
Je veux cueillir les étoiles du ciel
Qu'elles éclairent tes voies intérieures
Que tu restes à moi, mon unique lumière
L'éternité en ses chemins d'infinités
Je veux que les nuages du haut du Ciel
Te tissent de leur candeur une robe Immaculée
Que les noces arrivent
Et que je te l'ôte à chacun de tes sourires
Je veux que toutes nos nuits soient pareilles à aujourd'hui
Que nos fruits défendus ne soient pas nos interdits
Que nos corps en sensualité se marient
Car je t'aime à l'infini.
Toi mon trésor, ma lumière et tout mon être
*
Oserais-je conclure : Ils vécurent heureux et eurent beaucoup d’enfants ?
*
Avez-vous aimé ?
Pour info : ange = messager
©WafaBabin
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