Chapitre 1 : Aurélie

Trois heures et treize minutes s'affichèrent sur l'écran digital du radio réveil. Trois heures treize, pas une minute de plus, pas une minute de moins. Toujours la même heure éclairant de sa lumière rouge la pénombre de la chambre d'Aurélie. Rien à faire ! Dix ans ! Ça ferait dix ans le lendemain que tout aurait commencé. Ces réveils sans fin... Ces nuits écourtées ! Elle avait tout essayé. Changer l'heure du coucher, faire une sieste, ne pas la faire. Se lever dans la nuit, ne pas se lever. Elle avait même consulté des psys. Elle avait aussi essayé les plantes, la mélatonine et même les benzodiazépines. L'alcool, lui non plus, n'y avait rien changé. Dix ans d’insomnies. Dix ans d'incompréhensions. Dix ans de doutes. Dix ans de cauchemars

Une fois, elle avait même jeté son radioréveil par la fenêtre. Il avait atterri chez le voisin du rez-de-jardin. Tout sourire le lendemain, il était venu avec un réveil enrubanné, flambant neuf, là où d'autres auraient offert des fleurs. Robin était certes charmant en tout point, beau et présentait bien. Sportif accompli, il avait une bonne situation. Ses attentions répétées la faisaient même rosir. Elle n'arrivait toutefois pas à s'imaginer dans ses bras.

Robin pourtant ne s'en offusquait pas. Il était patient et était par ailleurs flatté qu'une jolie fille, comme elle, passât du temps avec lui. Aurélie était ce qu'on pouvait décrire comme une beauté plastique. Grande, mince, blonde aux yeux bleus avec de belles formes féminines. Elle paraissait bête de prime abord. Elle ne se faisait pas confiance et taisait son intelligence, sa beauté immaculée parlait à sa place. Cependant, avec Robin, elle pouvait discuter de tout et de rien, lui répondait avec des « oui tout sourire », parfois le surprenait avec de nombreux détails sur une question philosophique ou artistique.

C'était la première fois qu'on la regardait autrement. Aurélie s'était donc attachée à ce voisin providentiel. Elle faisait un peu tout ce qu'il lui demandait. Elle avait même joué sa petite amie à plusieurs reprises. Elle était toutefois mal à l'aise. Une souffrance physique, une brûlure, lui enserrait le cœur à chaque fois qu'il s'approchait de trop près. Cette sensation, contrairement à tout le reste, elle ne l'oubliait pas.

Les réveils nocturnes ne s'arrêtaient pas non plus quelque soient les attentions de ce si prévenant voisin.

À passer tous ses temps libres avec lui, Aurélie ne trouvait plus de temps pour elle. Son énergie se voyait ainsi aspirée par les besoins de cet ami. Elle ne chercha pas à comprendre et coupa court à cette tentative de relation d’amour-amitié. Robin s'était donc résigné à rester le mignon petit voisin du dessous.

Il était quinze heures, l'heure du psy. Depuis quelques temps, Aurélie avait changé de stratégie. Ce n'était plus un psychiatre qu'elle consultait mais une psychologue, psychanalyste de surcroît. Elle ne voulait plus de psychotropes qui l’abrutissaient tellement qu’elle n’arrivait pas à se concentrer pour trouver l’origine de ses troubles.

Avant de prendre rendez-vous avec cette psy, Aurélie l'avait googlisée. Elle avait enquêté sur tous les réseaux sociaux. Une photo d'elle posant à Compostelle, son coquillage à la main, l'avait entre autres interpellée. Son sourire et la clarté de ses traits avaient fait bonne impression sur Aurélie. Elle avait alors tout consigné. Sur des post-it. Un jour, passant devant son miroir, dans l'entrée, elle vit ces petits papiers jaunes. Elle les avait relus et avait décidé d'appeler...

Avec Aurélie, tout devait être programmé ou prévisible. Ce qui ne l'était pas devait être noté sinon elle oubliait. Robin avait par ailleurs découvert d'où venait cet étrange rituel. Elle avait des troubles importants de la mémoire et il avait dû subir de nombreux lapins. Ses miroirs, son frigidaire et sa salle de bains étaient tapissés par des post-it de toutes couleurs dessinant des mosaïques de rendez-vous à honorer et de démarches administratives à régler.

La conversation fut brève mais la voix et les intonations de madame Lejeune l'avaient mise en confiance. Les rendez-vous furent donc pris pour les vendredis à 15 heures. C’était la cinquième séance de ce nouveau rituel.

— Bonjour madame Renard.
— Bonjour madame Lejeune.
— Installez-vous, je vous prie.
— Comment allez-vous ?
— Ça va, je crois…
— Avez-vous constaté des améliorations depuis notre dernière entrevue ?
— L'heure du réveil n'a pas encore changé mais je commence à trouver un peu de sérénité.

Madame Lejeune, soixante ans, d'apparence plutôt sévère, s’affichait d’un chignon gris et d’un tailleur de la même couleur qui dissimulait un chemisier blanc. Malgré ses tenues austères, elle parlait d’une voix douce et ronde qui calmait les nerfs d’Aurélie.

— Je suis moins stressée. Je me mets moins en colère et j'ai accepté l'invitation à dîner de Jimmy.
— Votre voisin du dessous ?
— Non, lui c'est Robin. Jimmy c'est mon nouveau voisin de palier.
— Et qu’en pensez-vous ?
— De l’invitation ?
— Oui et de votre voisin.
— Je suis contente. Je suis stressée. Je suis émue. Je suis pressée. Tout à la fois car il est vraiment beau et semble si intelligent. Il est tellement différent de tous les autres. Je n’aimerai pas le décevoir.
— Je vois.
— Que voyez-vous madame ?

Que voyait-elle donc ? Cela intriguait beaucoup Aurélie mais comme à chaque séance, elle s'était allongée sur le divan et s'était laissée aller à remonter le cours du temps. Dix années. Jamais plus loin, même pas d’une seconde…

Le plus ancien de ses souvenirs remontait à son vingtième anniversaire. Elle était entourée de ses amis, qu'elle ne reconnaissait d'ailleurs pas. Son enfance comme son adolescence n'existaient plus. Ses parents, perdus dans un brouillard. Que s'était-il passé ? C'est bien là toute la question. Il lui avait fallu une psychanalyse pour se rendre compte qu'elle avait effacé une partie de sa mémoire. Mais pourquoi ? Et comment ?

Après sa consultation chez sa nouvelle psy, et comme elle en avait pris dorénavant l’habitude, Aurélie s’installa à la terrasse d’un café pour prendre un chocolat chaud, quai de la Pêcherie. Apaisée, elle aimait y promener son regard sur ces personnes insouciantes qui passaient, comme passait le temps. Les péniches avaient remplacé les bateaux de pêche mais les quais gardaient leurs charmes avec des boutiques de l’ancien temps.

Comme indiqué sur son agenda, elle consulta ensuite plusieurs sites spécialisés, nota des références sur une serviette devant elle et se dirigea précipitamment vers la boutique du caviste en bout de quai.

— Vous savez, Mademoiselle, je ferme dans dix minutes, si vous voulez prendre quelque chose, c'est maintenant !

Le caviste, devant cette cliente indécise et qui soupesait son choix depuis une heure, s’agaçait franchement. Aurélie avait beau avoir noté ce qu’elle avait choisi d’offrir à Jimmy pour leur rendez-vous, elle avait laissé son pense-bête derrière elle. Elle se trouvait donc décontenancée devant la multiplicité des crus et la perspective de décevoir Jimmy.

— Je suis désolée, je suis vraiment paralysée devant tous ces choix. Vous ne voudriez pas choisir pour moi. S'il vous plaît.
— Vous la voulez pourquoi votre bouteille ? répliqua-t-il un peu exaspéré.
— Pour l'offrir à mon voisin. Il m'a invitée à dîner.
— Vous a-t-il dit ce qu’il comptait préparer ? De la viande ? Du poisson ?
— Non. Je ne lui ai pas demandé.
— Et si vous preniez ce coffret. Trois bonnes bouteilles, rouge, blanc et rosé. Vous ne risquez pas de vous tromper. Elles sont à 59,90 € seulement. Excellent rapport qualité-prix.
— D'accord. C'est dans mon budget.
— Faut-il vous les emballer ?
— S'il vous plaît.

Aurélie sortit de la boutique avec la fierté d'avoir accompli une mission de grande importance. Lorsqu’elle pénétra dans son immeuble, il était presque 19 heures et n’était pas apprêtée pour son rendez-vous. En ouvrant la porte qui donnait sur les escaliers, Robin lui apparut dégoulinant de sueur et déclencha en elle un sentiment de culpabilité. Elle essaya de dissimuler derrière elle les bouteilles destinées à Jimmy. Il s’aperçut, comme un livre ouvert de son embarras, et s’afficha devant elle avec son plus grand sourire.

— Salut Aurélie.
— Coucou Robin.
— Hey, tu ne m'embrasses pas !

Malgré la douleur, Aurélie fit la bise à Robin. Elle aurait préféré monter rapidement se rafraîchir et se changer avant son rendez-vous, qu'elle espérait amoureux.

— C'est pour Jimmy ? l'interrogea Robin en montrant le coffret qu'elle tenait à la main.
— Oui, il m'a invitée à dîner.
— Comme tout l'immeuble, ironisa-t-il, un peu jaloux.

Devant la surprise d'Aurélie, Robin habituellement très taquin, s'était trouvé dans l'obligation de rajouter : " pour sa pendaison de crémaillère."

— Je viens de chez lui justement. Je lui ai prêté quelques chaises pour pouvoir accueillir tout le monde...

Choquée par cette information, Aurélie ressentait à nouveau cette paralysie qui la tétanisait si souvent devant l’inattendu.

— Si tu veux, entre un peu te détendre et nous irons ensemble.

Aurélie ne sentait aucune alternative à l’offre de Robin. Terrorisée de devoir saluer autant de personnes à la fois sans préparation, elle devait également oublier l’idée que l’invitation de Jimmy lui était personnellement destinée. Elle s'imaginait déjà en couple avec lui, en maman épanouie de leurs enfants, en amante idéale, amoureuse de lui pour une longue vie. Jimmy, cet homme qui ressemblait tant à son idéal masculin : brun ténébreux, à l'italienne, ne pouvait être que pour elle. Son prince charmant sur son cheval blanc, un Zorro des temps modernes. Il lui paraissait en réalité être un ange tombé du ciel. Elle était déçue et son visage se refermait sur son cœur.

— Ça ne va pas Aurélie ? s'inquiéta Robin.
— Je ne me sens pas très bien, lui répondit-elle terrorisée.
— Je suis là, ne t’inquiète pas. Si tu veux tu n’auras qu’à rester à côté de moi pendant toute la soirée…

Robin prit les mains d’Aurélie dans les siennes pour la rassurer. Elle reposa sa tête sur son épaule. Il commença alors à caresser ses mains puis ses bras. Il remonta petit à petit vers la nuque et les joues. Aurélie ne réagissait pas. Robin commença à promener ses mains sur les autres parties de son corps. Il descendit vers les cuisses. Aurélie ne bougea pas. Il en profita pour poser ses mains sur la poitrine de son amie. Les caresses devinrent de plus en plus insistantes. Comme à chaque fois qu'elle se trouvait devant l'inconnu, tout son être se mettait en boule, son corps comme son esprit. Il approcha ensuite sa bouche et commença à l’embrasser, remontant le long de la nuque jusqu’à ses lèvres.

Une douloureuse étincelle secoua alors Aurélie. Elle comprit que les caresses de cet ami étaient allées beaucoup trop loin.

— Je vais monter me coucher, finit-elle par lâcher désabusée. Bonne nuit.
— Aurélie, il est à peine plus de 19 heures ! rechigna-t-il.
— Peut-être mais là, ça m'est impossible… Je te laisse le paquet, pourrais-tu le lui offrir de ma part ?
— Si c'est ce que tu veux… lâcha-t-il un peu déçu.

Aurélie était déjà en position fœtale dans son esprit et n'avait qu'une hâte faire de même dans son lit. Elle n’avait pas attendu la réponse de son voisin pour claquer la porte et monter s’enfermer chez elle. Elle voulait juste oublier cette mésaventure.

*

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