Ville de nuit, pour @miya_exe
Les lumières de New York
Les villes, de nuit, sont si belles... En tout cas New York. Encore plus de mon point de vue, en hauteur, sans doute.
Au moins ai-je la certitude qu'il reste encore quelque chose de beau dans ce monde. J'avoue que je commençais à en douter.
C'est vrai, tout semble de plus en plus laid, sale... J'ai l'impression d'évoluer en permanence dans la crasse.
Ici, l'air que je respire est moins pollué qu'en bas, dans les rues de ma ville. Ça fait bizarre d'être là. Dire que c'est ici qu'il a fait son dernier choix.
C'est dur de se dire que je me tiens exactement au même endroit que lui. Ça fait un peu peur, aussi. J'ai peur de ce que je pourrais faire.
Je ne veux pas finir comme lui.
Enfin, je crois.
J'ai l'impression d'être folle. Je n'arrive plus à me décider, maintenant. C'est aussi pour ça que j'ai peur. Et si je faisais le mauvais choix ?
Je ne peux pas me le permettre. J'ai des gens qui comptent sur moi.
Je me sens grande, d'ici. Comme si je surplombais le monde. Est-ce qu'il ressent la même chose, du ciel ?
C'est vrai, du haut de ce gratte-ciel, j'ai l'impression d'être assez proche des étoiles pour les toucher. Assez proche de lui.
Je lève la tête.
Il fait beau, on voit les étoiles. Je repère quelques constellations, et ça fait mal de me dire que c'est lui qui m'a appris à les reconnaître.
Je reporte mon attention sur la ville qui s'étend à mes pieds. Même d'ici, j'entends distinctement le bruit qui émane de New York. La ville est bruyante. Toujours, à n'importe quelle heure.
Moi, depuis sa mort, je suis silencieuse.
Je n'ai plus rien dit depuis que j'ai appris la nouvelle. Trois ans de silence.
Ça fait tellement longtemps. Tellement longtemps qu'il n'est plus là.
Je serre les poings, tente de retenir les larmes qui menacent de sortir.
Non. Non, je ne pleurerai pas. Si je pleure, les émotions me submergeront plus facilement, et je risquerais peut-être de faire la même chose que lui.
Je risquerais de me laisser emporter par ma douleur, et par sauter dans le vide.
Comme lui.
Comme mon père.
Je me souviens du jour où j'avais appris la nouvelle.
Nous étions un jeudi, je rentrais du collège. Je venais d'aller chercher mon petit frère à l'école primaire et nous rentrions tous les deux, à pied, car la maison n'était pas loin.
Il y a quelques jours, Maman nous avait appris qu'elle comptait divorcer avec Papa. Je n'avais rien dit, mais je savais que Papa aimait Maman comme un dingue, et que si elle le quittait, ça allait le détruire. Mais du haut de mes treize ans, je n'ai rien dit.
J'aurais dû, et je me suis rendu compte en rentrant chez moi, en voyant ma mère en larmes, affalée sur le canapé, en serrant contre elle une feuille de papier.
Une lettre, celle de mon père.
Je me souviens avoir pensé que comme Papa était encore au travail, et que Maman allait très mal, ça allait être à moi d'être mature.
Alors j'ai poussé mon petit frère inquiet dans la cuisine, je lui sortis de quoi goûter, je lui ai dit que tout allait bien et je suis allée au salon, voir Maman.
Ça a dû être une des rares fois où j'ai menti à mon frère. En vérité, tout allait très mal.
Mais ça, je ne le savais pas encore moi-même.
Je me suis approchée de Maman. Elle n'a même pas relevé les yeux vers moi. Elle sanglotait, et semblait souffrir intérieurement.
Mais moi, encore naïve, je me suis dit que ça ne devait pas être grand chose. Juste un petit problème au boulot, qu'elle avait juste besoin d'un peu de réconfort.
Alors, j'ai fait ce que je pensais être mon devoir. Je me suis avancée, et je l'ai serrée dans mes bras.
Alors que mon devoir, ce jour-là, était de la laisser, et de courir jusqu'à ce putain d'immeuble, d'aller empêcher Papa de faire ça.
J'aurais dû courir à toute vitesse, j'aurais été essoufflée en arrivant, mais peut être serais-je parvenue à le raisonner.
Au lieu de ça, je me suis contentée de serrer Maman dans mes bras. Comme si ça servait à quelque chose. Elle n'a même pas fait attention à moi.
Elle ne l'a plus jamais fait, d'ailleurs.
Au bout d'un moment, voyant que ma présence ne changeait strictement rien, j'ai commencé à m'inquiéter. Ma mère ne m'ignorait jamais, d'habitude.
Alors j'ai pris une décision qui allait changer ma vie. J'ai pris doucement la lettre des mains de ma mère. Elle ne s'en est même pas rendu compte.
Et j'ai lu.
Je n'aurais pas dû.
Pourquoi ?
Parce que j'étais trop jeune pour comprendre que même mon père, l'homme qui m'avait toujours protégée, pouvait lui aussi se casser.
J'étais trop jeune pour lire une lettre de suicide.
J'étais trop jeune pour essayer de comprendre les sentiments d'une personne qui souhaitait mourir.
J'étais trop jeune, mais je l'ai fait.
Et cette lettre, je m'en souviendrai toujours. Je suis capable de la réciter mot pour mot.
Hélène, ma si chère Hélène
Je t'aime.
Tu le sais, n'est-ce pas ?
Je t'aime plus que tout au monde.
Si tu savais comme je suis heureux. Tout le temps que j'ai passé avec toi, ce furent les plus beaux moments de ma vie. On a même fondé une famille. Toi et les enfants, vous êtes les seules personnes qui comptent dans ma vie. Et vous comptez énormément.
Alors merci, merci, merci infiniment pour tous ces moments de bonheur que tu m'as permis de passer. Je ne te remercierai jamais assez. Le plus beau cadeau que je puisse te faire, je pense, c'est t'aimer.
Et Hélène, putain, je t'aime. Je t'aime comme un taré. Visiblement, cet amour n'est plus partagé. Et c'est insupportable pour moi. Je ne t'en veux pas, tu sais. Je te comprends, ça fait longtemps qu'on est ensemble, tu as vieilli, j'ai vieilli, tu t'es lassée. Mais pas moi. Jamais.
Si tu savais comme j'aurais voulu que cette lettre soit juste une lettre d'amour. Une lettre comme je t'avais écrite quand nous étions plus jeunes, pour t'avouer mes sentiments. Tu te souviens ? Je l'avais glissé dans ton sac, et j'étais parti. Si tu savais le courage qu'il m'avait fallu pour me lancer, pour te laisser cette lettre... Et putain, qu'est-ce que je suis heureux de l'avoir fait. Grâce à toi, j'ai été heureux, chaque jour de ma vie, parce que tu étais là. À mes côtés.
Mais apprendre que ce ne sera plus le cas, que tu souhaites te séparer de moi... C'est impossible à supporter. Je n'ai jamais été fort, tu le sais. Je n'ai pas la force de supporter ton absence dans ma vie.
Alors cette lettre n'est pas une lettre d'amour. C'est une lettre d'adieu.
Je suis triste de vous quitter, toi et les enfants. Dis leur... S'il te plaît, Hélène, dis leur que je les aime. Dis à notre fille, dis à Léna que je l'aime plus que tout. À Alex aussi. Dis à Léna qu'il faut qu'elle soit forte, absolument. Pas comme moi. Il faudra qu'elle me remplace auprès d'Alex, ok ?
Et surtout, pense bien à te rappeler toi que je t'aime. Que je t'adore.
Tu sais, je t'écris cette lettre du haut de l'Empire State Building. C'est là que j'ai prévu de le faire. Je ne sais pas pourquoi, mais cet immeuble m'inspire. De là-haut, je me sens un peu moins triste. Je vais le faire ce soir, aussi. Comme c'est l'hiver, le soir va vite tomber, et j'aurai le droit à une dernière vue magnifique sur les lumières de New York.
Quand à toi... Hélène, je t'en prie, je ne veux pas que tu sois triste, et encore moins que tu te sentes coupable. Je ne veux pas te faire de mal. Tu sais bien que j'en suis incapable. Alors ne te torture pas l'esprit avec ça.
S'il te plaît.
Hélène, une dernière requête : prends soin de toi et des enfants. C'est tout ce qui m'importe.
Je t'aime, pour le meilleur comme pour le pire.
Marvin.
Je me souviens quand j'avais fini cette lettre. J'étais restée silencieuse un moment, et je l'avais relue. Je n'osais pas y croire, ou plutôt, je ne voulais pas y croire. Dans la lettre, Papa n'avait pas dit explicitement qu'il allait sauter, mais c'était largement sous-entendu, et je l'avais très bien compris. Puis je l'ai relue une troisième fois, et encore, et encore.
Et j'ai entendu son nom.
J'ai relevé la tête, et j'ai remarqué que la télé était allumée. Et devinez quoi ? Il diffusait la vidéo d'un homme qui avait sauté de l'Empire State Building. Mon père.
Je me relève. Je contemple les lumières. Les mots de Papa résonnent encore dans mon esprit. « Dis à Léna qu'il faut qu'elle soit forte, absolument. »
Il faut que je sois forte, il l'a dit lui-même. Pour Alex, parce que depuis la mort de Papa, Maman est devenue un fantôme. Littéralement. Alors c'est à moi de m'occuper de lui, maintenant.
Je soupire, regarde une dernière fois la ville, la ville de nuit, qui comme Papa l'a dit, est si belle, et je m'en vais, avec la certitude de revenir bientôt.
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