Ça n'aurait pas dû se passer comme ça. Pas dû se terminer ainsi. Dans notre tête, ce n'était qu'une petite blague, un poisson d'avril. C'en était un, d'ailleurs. Mais il a mal tourné.

Et aujourd'hui, à son enterrement, je n'arrive pas à oublier ce qui s'est passé. Nous sommes tellement horribles... Mais pourquoi on a fait ça ?!

Cette question tourne en boucle dans ma tête. Pourtant, je connais la réponse : parce qu'on voulait lui faire une blague. Mais le prix de cette farce... Je n'arrive pas à croire qu'on en soit arrivés là. Qu'elle soit morte.

Et j'y repense, j'y repense, au milieu des autres, en plein deuil, comme moi. Sauf que moi, c'est de ma faute. C'est à cause de moi, de nous, qu'on est tous réunis ici.

Le pire à présent, pire que de repenser aux évènements du premier avril, c'est de voir sa famille détruite. Son père, qui se retient de pleurer en serrant sa mère, en sanglots dans ses bras. Son petit frère, qui erre au milieu de ses grandes personnes toutes de noir vêtues, sans personne pour le guider. Sa jumelle, incapable de tenir sur ses jambes, assise en fixant le vide, sans réussir, je pense, à croire à la réalité d'aujourd'hui. Toutes ces personnes, qui souffriront toute leur vie à cause de ce petit poisson d'avril.

Et puis il y a moi. Il y a Emy. Il y a Lucas. Qui au fond de nous, savons que nous sommes responsables de tout ça. Et qui sommes trop lâches pour tout avouer.

Je me demande ce qu'elle pense de nous, désormais. Au ciel, si elle nous regarde, nous déteste-t-elle pour ce qu'on lui a fait, est-elle pleine de dégoût quand elle nous regarde nous présenter à son enterrement, lorsqu'elle voit Emy sangloter contre l'épaule de Lucas, quand elle me voit serrer les poings, de rage contre moi-même, quand elle voit Lucas serrer Emy avec douleur ?

Notre tristesse, à tous les trois, n'est pourtant pas feinte. Je suis véritablement détruit par son décès. Même si c'est en partie ma faute. Nous étions ses amis, ses amis les plus précieux. Nous étions inséparables. Mais elle est morte. À cause de nous. Et je crois que je n'arrive pas vraiment à y croire.

Je sais que je ne m'en remettrai jamais. Pourquoi est-ce qu'on ne s'en est pas tenus aux poissons dans le dos ? Nous savions que c'était de mauvais goût mais on l'a fait quand même. On l'a tué.

Emy, Lucas et moi avions tout prévu. Il n'y avait aucune faille dans notre plan. Elle finirait gelée, trempée, on serait tous les quatre morts de rire, puis on serait rentrés pour qu'elle puisse prendre une bonne douche chaude. Et on se serait affalés devant un bon chocolat chaud, en discutant joyeusement de notre farce.

Mais ça ne s'était pas passé comme ça. Au lieu de ça, notre si chère Lily était morte à cause de nous. Elle ne se réchaufferait jamais, et on ne discuterait jamais de notre « poisson d'avril ». Plus jamais.

Emy, Lucas et moi, étions dans ma petite voiture, une Clio rouge, en riant. Nous nous dirigions vers la maison de Lily, impatient de lui jouer le tour que nous avions prévu. J'étais au volant. J'avais eu 18 ans il y a quelques semaines, aussi mon permis était tout neuf. Emy était sur le siège passager et passait le bras par la fenêtre ouverte, laissant le vent malmené sa main tendue. Lucas, lui, était assis derrière, penché vers nous pour être à notre niveau, un bras autour de mes épaules. Nous discutions gaiement. On était libres.

Plus maintenant. Maintenant, nous sommes enchaînés au poids de culpabilité, de notre lâcheté.

Nous sommes arrivés dans le jardin de notre amie, qui est sortie quand elle nous a vu, surprise.

-Qu'est ce que vous faites là ? demanda-t-elle.

Elle ne se doutait de rien.

Mes complices et moi sommes restés impassibles, pour ne rien trahir. Comme prévu, Emy a lancé :

-On a organisé un pique-nique surprise ! Tu veux venir ?

Elle n'hésita même pas. Elle partit annoncer son choix à ses parents, et monta dans la voiture avec nous, à côté de Lucas.

Elle aurait dû rester chez elle. Mais elle ne l'a pas fait. Et elle l'a payé de sa vie.

Nous sommes arrivés au lieu que nous avions choisi. Elle ne nous soupçonnait pas du tout. Nous avons tous pris les affaires, et avons marché jusqu'à une rivière, avec du courant, mais pas trop non plus. Nous nous sommes installés au bord. On a déployé les affaires, et on a commencé à se préparer des sandwichs. Seulement, on s'est bien vite rendu compte qu'on avait oublié les couteaux suisses nécessaires pour couper les ingrédients de nos sandwichs. Lucas a alors déclaré :

-Ah mais oui ! Maintenant que vous le dites, je les ai oubliés à la voiture ! Je suis désolé !

Il avait l'air de se sentir réellement coupable.

On a ensuite supplié Lily d'aller les chercher, en plaisantant sur le fait qu'on avait mal aux jambes et la flemme.

Elle a souri, s'est levée, et s'est dirigée vers la voiture. J'avais observé ses longs cheveux roux qui cascadaient derrière ses épaules, les imaginant trempés comme ils le seraient bientôt. Et tous les trois, nous nous sommes tapés dans les mains. Tout se déroulait parfaitement.

Tout menait à aujourd'hui, à son cercueil, à nos larmes.

Elle est revenue gaiement, les couteaux à la main. Elle nous a trouvés à genoux, penchés sur la rive de la rivière :

-Vous faites quoi, au juste ?

Emy s'est tourné vers elle, les yeux tous tristes.

-J'ai fait tomber mon collier, tu sais celui de ma tante...

Ce collier était très important pour Emy, car sa tante, qu'elle adorait, était décédée récemment, et c'était la chose la plus symbolique qui lui restait d'elle. Lily savait comme moi et Lucas que si elle le perdait, elle regretterait toute sa vie.

En vérité, ce n'était qu'une chaîne sans importance que nous avions fait tomber, mais ça, Lily ne le savait pas.

-Oh... Vous pouvez pas le rattraper avec un bâton ?

-Non, c'est trop profond, pour un bâton, répondit-Lucas.

-Tu veux pas y aller ?

Je demandais ça parce que parmi nous, c'était la meilleure en natation. Sa mère était d'ailleurs professeure en cette discipline, et elle était capable dans l'eau de prouesses que j'admirais beaucoup.

Maintenant, elle ne nagera plus jamais. Elle restera enterrée, sous terre, inanimée.

Elle a hésité :

-Je sais pas, Alex, il y a beaucoup de courant...

-S'il te plaît, l'a supplié Emy. Je ne supporterais pas de perdre ce collier.

De fausses larmes lui sont montées aux yeux. Elle était forte pour jouer la comédie, très forte.

Sa tristesse feinte a fait céder Lily. Elle a soupiré, ôté ses chaussures et sa veste en se plaignant :

-Vous avez de la chance que je vous aime, parce que l'eau doit être gelée.

Elle nous aimait. Elle l'a dit soi-même. Et nous aussi, on l'aimait. Mais maintenant, elle doit nous haïr profondément.

Elle a posé un pied dans l'eau, qui lui arrivait à la taille. Un frisson l'a parcouru, puis elle a introduit sa deuxième jambe dans l'eau. Elle avait froid, ça se voyait, mais elle avançait vers l'endroit qu'on lui montrait. Je commençais à être de plus en plus inquiet. L'eau était plus profonde que prévu. Je n'osais toutefois pas interrompre le bon déroulement de notre plan.

Lorsqu'elle arriva à l'endroit où le pseudo collier était tombé, elle leva la tête pour avoir la confirmation que c'était ici. Et Emy lança le coup final :

-Regarde toi Lily, tu es un poisson, un poisson d'avril. C'était une blague, reviens.

Lily explosa de rire. Nous aussi.

-Alors là, vous m'avez sacrément roulé dans la farine.

Je rigolais encore plus. Elle adorait utiliser ce genre d'expression et ça nous faisait rire.

Elle rigolait encore quand tout a dérapé.

J'aurais tellement aimé que ça ne se soit passé comme ça...

Son pied a glissé, elle a perdu l'équilibre. On s'est immédiatement arrêté de rire. Elle n'avait plus aucune prise pour luter contre le courant.

-LILY !!! a crié Lucas.

Le courant a commencé à l'emporter, sa tête a été immergée. Même elle ne pouvait rien faire Pourtant, elle a réussi à sortir son crâne de l'eau. Mais le courant l'a précipité contre le rocher au milieu de la rivière.

Je n'oublierai jamais le bruit de son crâne ricochant contre la pierre. Le bruit de sa nuque qui se brisait.

J'ai beau tout faire pour, jamais je n'y arriverai.

On a appelé les pompiers, en panique. Mais c'était trop tard.

Nous avons raconté pratiquement la vérité : Emy avait fait tomber un bijou de valeur, Lily avait voulu aller le chercher, elle était morte. Je me rappelle les hurlements d'Emy, qu'un pompier essayait en vain d'apaiser, tandis que moi et Lucas essayons d'expliquer ce qui s'était passé à un autre pompier. Toutes nos émotions nous avaient rendu la tâche compliquée.

Au fond de moi, j'espérais qu'elle allait se relever, nous crier « POISSON D'AVRIL !! ». Mais rien.

Et nous voilà, une semaine plus tard, à l'église.

Et je sais que plus jamais je ne pourrais faire de blagues de la sorte. Le premier avril, les blagues, tout ça ne serait qu'un jour de douleur.

Première place du concours, merci encore !