Mélodie Interdite - Bonus 2

Deuxième texte écrit lors du Concours d'auteur de la Plume Encrée qui m'a permis d'accéder à la finale. Il peut être considéré comme une fin alternative, bien qu'il suive le texte bonus précédent.

Bonne lecture !


Étouffer les braises

Killian posa la main sur la surface froide de la fenêtre et la referma d'un coup sec. Après plusieurs semaines d'efforts, il avait réussi. L'accomplissement de son objectif lui laissait un arrière-goût amer de grisaille, mais la silhouette apaisée de Jill, allongée sur le lit à baldaquin, le soulageait d'un poids qu'il n'avait plus supporté.

La tentative de suicide de sa sœur l'avait profondément bouleversé. Avec l'aide de Tara, il avait farfouillé dans la bibliothèque d'Omois jusqu'à trouver le sort qui les ramènerait chez eux. Le jeune homme soupira. Les poutres en bois nobles qui supportaient les lourds murs de pierre l'enserraient, comprimaient sa poitrine en un nœud si différent de la liberté enivrante que possédait AutreMonde.

Un ronflement plus sonore que les autres lui tira un sourire. La gamine, accrochée à sa peluche lapin rose, dormait, aussi calme que la mer après la tempête. Killian sortit de la chambre sur la pointe des pieds, ramena la porte dans l'encadrement et prit le chemin de la cabine vermeille qui l'attendait. Maintenant qu'il avait apprivoisé la musique, il allait rétablir un semblant de justice dans ce monde dénaturé.

***

— Je suis devenue folle.

La tresse sombre, droite et soignée de la fille contrastait avec l'air perdu qu'elle arborait. La gamine, habillée de l'uniforme bleu marine qui attestait son appartenance à la Jeune Elite, ne ressemblait pas à la plupart des autres contaminés qu'avait déjà rencontrés la directrice.

— Raconte-nous ce qui s'est passé, Jill.

La douce voix de sa responsable emplit la gamine d'un sentiment de honte étouffée. Elle se tortilla sur le siège inconfortable et grimaça quand l'éclat de la lampe tomba sur ses yeux. Seuls quelques interstices dans les volets laissaient passer d'autres rayons de lumière dans l'étroite pièce nue.

Jill puisa le courage dans le sourire conciliant de la jeune femme et révéla ses mésaventures qui l'avaient plongé dans un état psychotique totalement déconnecté de la réalité, tout en évitant le rôle de son frère dans l'histoire. Le rayon éclatant se fixa à nouveau sur ses pupilles.

— Ne t'inquiète pas, Jill, on va faire le nécessaire, tout cela n'est pas de ta faute... Mais es-tu certaine que c'est un domestique qui a laissé la fenêtre ouverte par erreur ? Une telle maladresse devra être punie de manière assez sévère.

— Je... Non, je n'en sais rien. C'est une hypothèse... Il y a bien cette Marie qui... Mais je ne suis sûre de rien.

Sa tutrice hocha la tête, un sourire toujours figé dans son visage de porcelaine, puis invita la gamine à la suivre dans une chambre attenante. La fille s'exécuta sans mot dire, le cœur filant à toute allure. Si seulement Killian n'avait pas été ensorcelé par cette Débauchée... Tout cela ne serait pas arrivé. Mais Jill ne se résolvait pas à dénoncer son frère qui encourait une peine bien pire que la sienne : la Société ne regretterait pas ce bon-à-rien qui enfreignait les lois les plus sacrées. Un intense sentiment de malaise s'emparait de son corps lorsqu'elle mentait, mais les paroles dénonciatrices n'arrivaient pas à traverser ces lèvres.

La jeune femme la conduisit vers un grand fauteuil de cuir dans lequel Jill s'allongea, petit corps tremblant entre les immenses accoudoirs.

— Tu peux te calmer, Jill. Nous allons réussir à te guérir, si tu coopères. La gamine acquiesça et tenta de reprendre le contrôle de son cœur.

La Société est là pour moi, la Société est invincible, Elle me guérira de tous les maux. Elle est là pour moi, pour moi, pour moi, elle me guérira...

La litanie qui d'habitude la rassérénait ne fonctionnait plus aussi bien qu'avant. Une sueur perfide révéla son stress intérieur et coula le long de son nez.

— Ne t'inquiète pas, Jill. Fais-nous confiance.

Les lumières s'éteignirent. Une mince ampoule placée à côté de sa tutrice s'alluma aussitôt pour combler la noirceur abyssale et, probablement installée sur une sorte de rampe, se mit à tourner autour du fauteuil.

— Répète après moi, Jill van Layen. La Société est là pour moi.

— La Société est là pour moi.

Un éclair foudroyant s'inscrit dans sa rétine au premier passage de la lampe. La gamine cligna des yeux, tenta de respirer plus calmement.

— La Société est invincible.

La voix si familière, si douce, s'enroulait telle une écharpe de chaleur autour d'elle. Obscurité, rapidement comblé par un nouveau passage de l'éclat. Jill se força à ne pas fermer les paupières.

— La Société est invincible.

Une torpeur bienveillante alourdissait ses muscles à chaque inflexion des propos. Soudainement soulagée, la gamine ne résista plus et accueillit avec bonheur l'état comateux dans lequel elle plongeait, oubliant tous ses soucis.

— La Société me guérira.

***

Un sourire apaisé collé sur son visage, Jill comptait distraitement les cahots qui secouaient la calèche. Les mains reposées sur la jupe plissée de son uniforme, les deux tresses redressées en couronne sur son front gracieux, elle fixait les façades des demeures victoriennes qui défilaient par la fenêtre.

Seule l'agitation de son pied trahissait l'intense émotion qui l'habitait. Elle avait réussi. La bêtise de Killian ne serait pas remarquée, et il pourra reprendre une vie normale à ses côtés.

Une fois arrivée chez elle, Jill sortit de l'habitacle, congédia le chauffeur en lui précisant d'expliquer à ses supérieurs qu'elle n'était pas allée à l'école parce qu'elle avait déjà pris assez d'avance. En son for intérieur, la gamine se réjouissait surtout de revoir son frère pour partager ce bonheur qui l'avait fui pendant ces dernières semaines.

Après un bref salut à ses parents, elle se jeta dans les escaliers, ses pas précipités à peine amortis par le tapis moelleux qui parcourait la maisonnée. L'enfant en elle se dégageait déjà de tous les artifices nécessaires pour son rôle de Jeune Elite et babillait joyeusement en direction de la porte entrouverte qui menait à la chambre de son frère.

— Killian !

Le dos courbé au-dessus de son bureau, le nez touchant presque les papiers qu'il griffonnait avec ardeur, le jeune homme sursauta violemment en réaction à l'arrivée abrupte de sa petite sœur. En l'apercevant, il dissimula avec hâte les documents éparpillés sur le bureau et l'intercepta de justesse lorsqu'elle se laissa tomber sur ses genoux.

— Tu m'as manqué, avoua-t-elle en posant sa joue contre son torse, peu intéressée par le désordre si peu rigoureux qui encombrait la table.

Elle ne prêta pas attention aux œillades anxieuses de Killian, ni à ses tentatives furtives de la reposer sur le sol pour ramasser les feuilles volantes éparpillées sur le sol, aussi libres et dangereuses que des plumes empoisonnées. Face à l'étreinte de Jill, qui savourait l'instant, les paupières fermées, il abandonna et caressa les cheveux de la gamine.

Aucun des deux ne remarqua l'estompement des rayons solaires qui trouvaient le chemin de la lucarne. Ni le doux grésillement d'un début de pluie qui emplit la pièce d'une mélodie amicale. Ni la grosse voix qui résonna du palier. Ni les pas lourds sur les marches en bois.

La porte s'ouvrit à la volée. Jill, dans un élan de panique, se cramponna un peu plus à son frère, dont le corps se raidit. La chair devint roche sous la tension.

— Killian van Layen, vous êtes en état d'arrestation pour haute trahison. Veuillez mettre les mains sur votre tête et rester où vous êtes. Nous allons fouiller votre chambre.

La gamine se figea. Elle n'osa pas relever les yeux vers son frère. Non. Elle avait réussi, personne ne lui arracherait Killian. Il était à elle. Rien qu'à elle. Ses doigts agrippèrent le tissu robuste bleu marine dans lequel elle était lovée. Ils ne pourraient pas les séparer. Elle faisait partie de la Jeune Elite, ils ne pouvaient pas lui faire ça. Ils n'en avaient pas le droit !

— Tu leur as dit...

Les paroles de Killian, comme brisées sur un barrage avant de traverser ses lèvres, pleines de douleur, liquéfia le cœur de la petite.

— Citoyenne Jill, vous ne devriez pas être ici. Retournez dans votre chambre.

Des larmes coulaient sur ses joues creusées. Elle secoua la tête, comme pour échapper au cauchemar qui se déroulait autour d'elle. Killian la repoussa et se redressa de toute sa hauteur. Il déclara avec un calme qui contrastait avec ses poings serré qu'elle devait partir. Jill ne comprenait pas. Pourquoi le quitter ? Sa place était à ses côtés.

— Jill ! Ne rend pas les choses plus difficiles. Sors d'ici.

— Citoyenne Jill, soumettez-vous aux ordres.

Par réflexe, elle aurait voulu obéir pour éviter les remontrances, montrer sa sagesse, sa valeur. Les deux hommes en longs manteaux noirs faisaient partie des plus hautes sphères de la police : la KRB. Elle leur devait obéissance. Sa vision se brouilla, ses genoux cédèrent.

— Killian van Layen, avouez-vous vos méfaits ci-listés ; contact volontaire avec Débauché et avec la musique. Et ce, alors qu'elle pouvait contaminer le reste de votre famille.

Jill gémit. Comment pouvait-il savoir cela ?

— Je n'ai rien dit, chuchota-t-elle, je n'ai rien dit, je te jure.

Le regard dur du jeune homme se calma devant son air implorant et pardonna toutes ses maladresses par un sourire rempli de tendresse. Il se campa alors devant les deux baraqués et déclara doucement :

— Je ne nie rien...

— Killian ! souffla sa sœur, paniquée à ce qu'il abandonne de la sorte. Ce n'est pas de ta faute, tu as été ensor...

— Tais-toi. Tu n'as rien compris.

La petite se recroquevilla. Les yeux de Killian se plissèrent sous la concentration. Une mèche claire, rebelle, tomba lorsqu'il pencha la tête.

— La Société opprime les Débauchés, déclara-t-il avec un calme troublant. Est-ce que vous le savez seulement ? En êtes-vous seulement au courant ou agissez-vous en toute conscience des faits ?

Son visage se contractait, rougissait sous le feu de la passion. Il se mit à hausser le ton, incapable de contenir la fureur qui avait naquit en lui.

— Vous nous mentez depuis le début, depuis notre naissance, vous n'en avez pas le droit ! Le peuple doit savoir !

Jill le regarda, effrayée. Un des agents du gouvernement se tourna vers l'autre et murmura l'horrible pensée qui l'habitait.

— Il a été sérieusement touché. Emmenez-le tout de suite, lieutenant, il va rameuter tout le voisinage.

La gamine se retourna vers son frère. Les membres tremblants, Killian pleurait des larmes silencieuses qui faisaient écho aux siennes. Il secoua la tête.

— Ce n'est pas de la folie. C'est la réalité.

Puis, dans une dernière impulsion, il poussa Jill sur le côté, traversa la pièce, enjamba l'encadrement de la fenêtre et disparut du champ de vision de sa sœur, comme s'il n'avait jamais existé.

Les deux hommes jurèrent et se précipitèrent vers l'ouverture. Jill réagit au quart de tour et se précipita dans sa propre chambre à coucher, attenante. Elle dérapa sur le tapis, se rattrapa à la poignée et, les veines pulsant dans son oreille, réussit à atteindre la vitre.

Killian atteignait le portail du jardin. Il titubait, sa jambe gauche pendait mollement dans le vide derrière lui, aussi lourde que la faute commise. Les quelques passants encore présents sous la fine pluie le regardaient passer, éberlués. L'eau plaquait sa chevelure blonde sur sa tête.

Jill n'entendait plus rien d'autre que la pompe qui s'activait dans son corps, inébranlable. Un battement lourd, effréné. Killian s'avança encore, le visage grimaçant de douleur, puis il l'aperçut, immobile devant sa fenêtre. Il s'arrêta un bref instant. Lui adressa un ultime sourire.

Son corps s'effondra bien avant que la fleur écarlate n'éclose sur sa tunique bleu marine. Bien avant que l'assourdissant bruit du coup de feu n'éclate aux oreilles de Jill. La silhouette tant aimé heurta les pavés, telle une marionnette aux fils tranchés en plein élan.

Jill ne sentit pas ses yeux piquer. Ni ses membres se muer plomb. Elle ne voyait que la mare vermeille qui se déversait dans la rigole. Le hurlement animal qui lui traversa la gorge lui paraissait lointain, étranger.

Un gouffre immense dans la poitrine dévorait le monde tel qu'elle le connaissait, tiré par les paroles venimeuses...

Tu leur as dit.

Le martèlement des gouttes d'eau restait impassible et diluait le liquide si précieux qui abandonnait son frère. Killian ne bougeait plus. Ses yeux vides fixaient un ciel qui n'avait jamais voulu de lui.

Jill aurait voulu se précipiter à ses côtés, le bercer, contempler une dernière fois son visage. Crier, hurler sa détresse, sa culpabilité, son amour. Au lieu de cela, elle se redressa lentement, comme un automate, et se dirigea vers la chambre que les agents du gouvernement avaient quittée pour s'occuper de l'agitation. Mais ils reviendraient. Elle devait faire vite.

La gamine se baissa, ramassa les documents éparpillés responsables de l'exécution sommaire de leur possesseur. Ses yeux brûlants parcoururent avec une fièvre nouvelle l'écriture élégante et mémorisèrent chaque mot, chaque courbe. Après les avoir empilés en une sage colonne, elle retourna à la fenêtre. Un vent glacial lui souffla au visage. Seuls les reflets brunâtres des flaques d'eau témoignaient encore du drame. Jill ferma les paupières et grava l'image dans sa tête.

La Société lui avait volé son frère. Elle en payera le prix fort.

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