Veiller tard (ZeratoR)

Il avait réussi tout ce qu'il avait entrepris dans sa vie, ou tout du moins tout ce qui en valait la peine selon lui. Il habitait une belle demeure, avec sa petite-amie depuis désormais cinq ans et sa fiancée depuis peu. Le personnage égocentrique qu'était ZeratoR se complaisait d'être considéré tel un doyen et un chef de file dans son milieu, un peu comme un Victor Hugo du streaming. Le jeune homme humble qu'était Adrien s'était démené pour obtenir tout ce qu'il avait aujourd'hui, il avait monté des projets, créées des choses qui n'avaient aucuns précédents, se renouvelant sans cesse et travaillant d'arrache pied... Il était éreinté. Âgé d'une petite trentaine d'année, les cernes mangeant ses joues et les nuages voilant son regard donnaient l'impression qu'il avait déjà tout vécu. Alors qu'à l'extérieur, le soir tombait doucement, lui était alanguie sur son lit, les yeux perdus au plafond, les dernières lueurs du crépuscule illuminant un bref instant son profil avant de s'effacer. Dans le lointain, il entendit la plainte d'un chien qui aboyait sourdement, et tenta une nouvelle fois de clore ses pesantes paupières.

Tandis que sur le circuit de l'horloge du salon les aiguilles se livraient une course infinie, sa compagne s'était glissée en silence dans leur lit, se blottissant contre son torse nu. Mécaniquement, il avait glissé son bras autour de ses épaules et posé un baiser tendre sur ses cheveux doux, mais tandis qu'elle se fondait dans le sommeil lui gardait ses yeux grands ouverts fixés sur le plafond. Ses lèvres fredonnaient malgré lui une vieille chanson française qu'il avait apprise il y a deçà des années, pour chasser ce silence inquiétant qui précède les rêves. Se déposait lestement un voile sur sa cornée, l'illuminant d'une morne tristesse. Alors que la chaleur du début d'été rendait leurs deux peaux moites, un frisson remonta lentement son échine tandis que l'obscurité l'enveloppait dans une étouffante étreinte. Sans qu'il n'y en ait de raisons apparentes, une sourde inquiétude se glissait dans ses veines, contaminant son être de sa doucereuse mélancolie.

Et, alors que ses yeux étaient clos, et que le souffle régulier de Flora le berçait tendrement, les souvenirs reparaissaient à la surface dans une tendre ritournelle qui chassait le Marchand de Sable. La bouche pâteuse et sèche, il lui semblait sentir encore sur lui les grandes mains chaudes, le souffle torride. Il revoyait les grands yeux amoureux, qui imprimaient leur coupable bleu pâle sur sa rétine. Assis à la table de la salle à manger de sa maison d'enfance, il sentait peser sur lui le regard scandalisé mais légèrement amusé de son père, et celui tendre et doucement moqueur de sa mère, alors qu'un grand roux qui portait sur le dos une chemise à lui déjeunait dans une inconscience bienheureuse. Ou peut-être tentait-il simplement de ne pas laisser voir son trouble, car ça aurait multiplié le siens. C'était sûrement l'hypothèse la plus probable, Thomas avait toujours su comprendre toutes les situations. Il inspira tendrement le parfum de la femme blottie dans ses bras, se souvenant que cela faisait des années qu'il n'avait pas revu l'autre fantôme qui hantait son coffre à souvenirs, et ses rêves. Une larme, une seule, perla sur sa joue et dégringola dans son cou. Mais une autre image, déjà, s'imprimait sur la toile blanche du plafond, qu'il ne voyait qu'à peine dans la pénombre. Ce premier jour de 2011, une mâtiné froide et pluvieuse, cette dernière étreinte douce qui voulait dire que tout était fini.

Et alors, tout s'emballa, la ritournelle s'accélérait aux gestes d'un chef d'orchestre devenu fou, des images sans liens apparaissaient un court instant, teintant son âme d'une nouvelle mélancolie, avant de s'effacer loin dans les méandres de son esprit. Ashford, la colocation, toutes les premières fois qui étaient nées d'Eclypsia. Retour en France, la ZTV, les putaclics, l'indépendance. Alex' Dachary, de la musique en fond sonore, des verres, une épaule sur laquelle il s'épanche quelques instants avant de se redresser avec un sourire de remerciement. Seul devant son ordinateur, recompter encore et encore, vérifier, appeler, démarcher, acheter, louer, emprunter ; enfin, la grande annonce. Le projet Avengers, qu'ils avaient fait muer en ZEvent. L'édition de l'année passée, et ce visage toujours joyeux sauf devant lui, où il prenait un air sérieux et respectueux, mais finalement Rayenne s'était laissé aller et ils étaient désormais de très bons amis. Sa surprise en apprenant des non-dits du jeune homme qu'il sortait avec Thomas. L'appel de ses parents qui voulaient le féliciter pour les trois millions et quelques, même s'ils n'avaient pas bien compris, et son frère qui glissait qu'il l'avait vu à la télévision. Sa sœur, les discussions des passants en fond sonore, deux tasses de café, sa silhouette qui le guidait jusqu'à une bijouterie et sa main qui serrait doucement son épaule, il la remercia d'un sourire elle aussi. Ses doutes, ses craintes, et ce visage qui se superposait au sien alors qu'il mettait un genou à terre.

La pâle clarté de la lune éclairait faiblement la chambre à coucher et les deux corps enlacés, avec un petit soupir d'excuse pour tous ces visages oubliées, ces paroles enfermées qu'il n'avait pas su dire, ces regards insistant qu'il n'avait pas compris, il l'étreignit encore un peu plus fort contre lui. Il eu une dernière pensée pour ces désirs évadés qui l'ont fait l'aimer, puis il la chassa à l'aide du grand sourire de Rayenne évoquant à mi-mots son amant. Alors il ferme une dernière fois ses paupières sur ses prunelles brillantes, et ce faisant, le couvercle de ce coffre emplis de souvenirs comme des vieux jouets cassés, et s'endormit enfin.

Les lueurs de l'aube pointaient déjà. Le lendemain, il se réveillera difficilement, délaissé dans ce grand lit froid. Non loin résonnera la plainte d'un chien qui aboie.

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top