Étrangère

  Ses pieds foulaient le sol d'une ville qu'elle connaissait par cœur, ses lèvres dessinaient un sourire poli, de contenance, qui ne la quittait pas. Son regard, bien trop habitué au rouge des trottoirs, au vert des lampadaires, au pourpre des façades et au blanc des gens, ne se posait plus que sur le ciel, seul élément inconnu dans cette atmosphère si routinière. Changeant, imprévisible pour qui n'est pas un connaisseur -et cela tombait très bien, car elle ne l'était pas-, il la fascinait. Il était bien la seule raison pour laquelle elle supportait d'être encore dans cette ville ; dans sa maison pourpre entourée d'autres maisons pourpres, elles-mêmes surplombées de centaines de lampadaires verts posés sur des trottoirs rouges qu'écrasaient des faces blanches.
  Le ciel. Il était gris, ce jour-là. Les gens ne sortaient pas. On est souvent attiré par son contraire : les gens aiment les couleurs. Elle était seule, sous le ciel gris, et se mit à sourire. Plus de gens, plus de politesse. Elle se mit à sourire et l'on voyait ses dents qu'elle ne montrait jamais, sourire poli oblige.  Elle se mit à sourire et il fut comme un soleil qui sortit de sa bouche. Un soleil entouré de nuages sombres. Du ciel se dégageait une douce odeur électrique et des éclairs dansaient tout au fond de ses prunelles. Lorsque gorgés d'eau les nuages se décidèrent à laisser tomber la pluie, elle dansa sans se soucier de rien. Des larmes roulant sur ses joues jusqu'à ses lèvres, sans éteindre la lumière de son immense sourire. Et un arc-en-ciel de nuances argentées vint éclairer son visage, comme celui, plein de couleurs, qui envahissait le ciel.
  Alors, les gens sortirent leur tête blanche de leur maison pourpre, espérant sans doute que le phénomène leur donnerait un peu de ses couleurs. Apercevant toutes ces faces hideuses et délavées attirées par cet opportuniste d'arc-en-ciel, qui détruisait son rêve, elle se mit à courir, effrayée et en colère. Après un moment, le tonnerre gronda si fort qu'elle cessa sa course effrénée. Face à elle, une pancarte se tenait, indiquant le nom de la ville, barré.
  Elle sut qu'elle n'était pas arrivée là par hasard. Elle comprit qu'il y avait ici une décision à prendre. Un choix à faire. Continuer droit devant elle, et ne plus s'arrêter. Ou bien rebrousser chemin, et retourner auprès des siens. Mais qui étaient-ils ? Les "siens". Ils pouvaient être n'importe qui. Sa famille ne l'était que par défaut, elle ne partageait rien avec eux. Et si elle savait que ses parents la choyaient et que ses frères l'aimaient, elle se sentait pourtant étrangère parmi eux. Ainsi, elle passait ses journées à chercher sa place, ses nuits à chercher sa terre. Ne trouvant ni l'une ni l'autre, elle avait décidé d'attendre un signe. Ce quelque chose qui lui dirait "Va ! Et ne te retourne pas." Un signe... Et ce soir, il était là ! Bien droit, devant elle, bien droit dans ses bottes, à l'attendre ! Planté dans le sol, mais sans racines, comme elle l'avait toujours été. Piégé, qu'il était, ce signe !
  Elle n'avait qu'un pas à faire. Un grand pas. Allez, avec ses petites jambes, elle en avait deux ! Deux pas à faire pour changer de vie, sortir de sa routine, quitter la ville. Elle hocha la tête et fit demi-tour. Elle fit deux pas, s'arrêta, et prit une longue inspiration. L'air d'ici ne lui manquerait pas. Elle pivota, passant de l'air grave à l'air jovial dans le même temps qu'elle se retournait. Et, faisant face à l'inconnu, elle marcha d'un pas décidé, ne ralentissant que pour saisir à deux mains la pancarte rouillée. Elle l'arracha d'un coup sec, la reposa à même le sol et prit la route.

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