La vie d'Estelle (1)
Estelle est assise dans le bus. La journée a été particulièrement éprouvante. Le temps a filé à toute allure et l'hiver a débarqué sans prévenir, comme une claque en pleine face. La jeune femme déteste prendre les transports en commun à cause des germes qui pullulent. Lorsqu'elle sera rentrée chez elle, elle va mettre au lavage tous ses vêtements contaminés et se doucher avec un gel bactéricide. Estelle est envahie par les TOC, mais celui-ci est le plus invalidant.
Elle regarde les yeux dans le vague à travers la vitre. De la buée s'est formée. Elle sort une lingette de son sac et essuie afin de dégager un petit carré pour apercevoir les rues mouillées qui défilent. Ce trajet, elle le connaît par cœur C'est le même depuis quatre ans déjà. Elle scrute les enseignes lumineuses qui se reflètent sur les trottoirs luisants, observe la foule dense et maussade qui se hâte sous les premiers flocons en émergeant de la station de métro, groupe trempé. C'est l'heure de pointe.
Dans le bus règne une odeur infecte, un mélange de vêtements mouillés trop longtemps portés et de sueurs âcres. Les sens d'Estelle sont exacerbés et agressés. Elle se sent assaillie par tous les bruits environnants: ronronnements des moteurs des véhicules, coups de klaxon, bruits de pas sur la chaussée comme si les passants étaient chaussés de lourds godillots ferrés, voix comme un jour de criée sur un port, elle a même l'impression d'entendre la musique dans les écouteurs. Estelle s'étonne de cette maladie croissante qui gagne les gens, le nombre de personnes coiffées d'un casque d'écouteurs est impressionnant. Chaque être vit dans sa bulle sonore, indifférent au sort des autres. Elle se dit que si quelqu'un était victime d'un malaise et s'effondrait brutalement en pleine rue, nul ne le remarquerait ou s'en soucierait. La jeune femme est trop fragile dans cette société en perte de lien.
La vision de l'extérieur finit par la lasser. Elle saisit dans son sac un roman auquel elle essaie de s'attaquer, mais la concentration fait défaut. Il faut dire que ce roman traînait depuis des années sur les étagères de sa bibliothèque et qu'elle a décidé de le lire enfin car elle ne supporte pas de ne pas aller jusqu'au bout des choses. De plus, se débarrasser d'un livre qu'elle n'a pas lu lui paraît injuste et tout bonnement impossible. <<Un livre, c'est précieux>> lui répétait souvent sa mère quand elle était enfant.
Elle se sent fatiguée, irritable et son esprit est aussi confus que tendu. Elle a rendez-vous le lendemain avec son psychothérapeute, se rappelle-t-elle soudain. Estelle continue les séances par habitude sans conviction ni espoir car elle est bien consciente qu'en six ans de thérapie, elle n'a fait que de très minimes progrès. Enfin, pense-t-elle, je prends les transports en commun tout de même, ce n'est pas rien.
De plus en plus de gens s'entassent dans le bus à chaque nouvel arrêt. Estelle se sent oppressée, délestée de son espace vital. Une femme à la carrure imposante s'assied à côté d'elle et pour le plus grand dégoût de la jeune femme, colle une cuisse contre la sienne. Estelle a envie de hurler au secours face à cette intrusion corporelle, mais elle contient son attaque de panique. La dernière fois que ça lui est arrivé, elle a terminé la soirée au services des urgences dans un hôpital, allongée pendant des heures sur un brancard avant d'être prise en charge. Elle est ressortie avec une prescription d'anxiolytiques et une étiquette d'hystérique. L'interne qui l'a interrogée était visiblement fatigué et il l'a expédiée comme une malpropre car elle refusait la venue d'un psychiatre. Parler d'elle à un inconnu, se raconter à nouveau, c'était au-delà de ses forces.
La claustrophobie l'envahit, elle a mal à la tête, elle est incommodée par le courant d'air de chauffage qui se diffuse sur ses jambes. Elle ne voit plus que le plancher crasseux et l'imperméable trempé couvert de pellicules du voyageur devant elle. Elle sent la nausée monter. Tous les gens la répugnent. Elle aimerait s'échapper de cet enfer ou de son corps violenté.
Son arrêt arrive enfin. Elle descend en courant et continue sa course jusqu'à son appartement comme si elle était poursuivie par une meute de chiens enragés. Elle ouvre la porte de son logement à la hâte et se précipite dans les toilettes pour vomir. Cela la soulage légèrement. Elle file sous la douche et laisse l'eau chaude réconforter et apaiser son corps et son esprit. La vie d'Estelle est une lutte de chaque instant. Elle enfile un pyjama propre qui sent bon le frais et se prépare une boisson chaude et sucrée. C'est son rituel contraphobique.
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