Chapitre 1

   Victor sentit son cœur s'emballer en appuyant sur la sonnette de la porte en bois, ce qui était parfaitement ridicule. Il aurait pu en accuser les trois étages sans ascenseur mais à trente ans à peine, et en forme correcte à force de trimballer des cartons de livres et de courir en rond dans les parcs comme un vrai parisien, cela n'aurait été guère crédible. Non, si sa poitrine le lançait et si ses mains tremblaient légèrement c'était seulement parce qu'il était un vrai crétin beaucoup trop sensible.

   La porte s'ouvrit brutalement, Sophie n'était pas connue pour sa délicatesse, et une silhouette toute en rondeur et en pull de Noël ridicule apparut, coiffée d'un serre-tête à paillettes vertes et rouges. Il ne fallut qu'un seul regard à la jeune femme blonde pour comprendre immédiatement son état d'esprit et sans prêter attention au sac en tissu au contenu fragile qu'il tâchait de sauver, elle l'attira fermement contre elle.

– Hooo mon chéri... Ça va aller, je te le jure!

   Victor se raidit. Les contacts physiques étaient toujours compliqués à négocier pour lui, sauf bien sûr avec Avril, et avant cela avec Marine. Il aimait ça, vraiment, et reconnaissait en avoir besoin, mais ils le plongeaient toujours dans une gêne un peu étrange, une conscience un peu trop aiguë de son corps, une incertitude concernant la position de ses bras et des doutes immédiats sur son odeur corporelle. Néanmoins, il s'y abandonna quelques instants, entre le ravissement de l'amour évident que lui portait son amie et le regret d'en avoir tellement besoin.

   Elle s'écarta brusquement quand le tot bag lui cogna doucement les mollets et elle s'écria, horrifiée.

– Merde, les gâteaux !

– Ce sont des bûches en fait. Et t'inquiète, je les ai laissé dans leurs moules. Je vais faire le glaçage ici, ça m'a paru plus sage que d'essayer de les trimballer terminées dans le métro.

   Elle lui adressa un sourire gourmand.

– Nickel, tu assures! Elles sont à quoi?

   Sa gourmandise assumée lui arracha son premier sourire sincère de la journée. Peut-être même de la semaine.

– Choco poire châtaigne pour les palais classiques et passion mangue cheese cream pour les aventureux.

   Elle sourit avec ravissement et laissa échapper un son orgasmique, qui fit grogner le grand brun efflanqué derrière elle.

– Victor, putain, arrête de draguer ma meuf avec tes gâteaux ! Tu sais ce que je pense de la concurrence déloyale.

   Victor rit et se laissa attirer dans une accolade franche sans répondre à la plaisanterie traditionnelle, sentant qu'il se détendait malgré lui. Oui, accepter de passer le réveillon du 24 avec Sophie et Julien avait été le meilleur choix, c'était une évidence.

   Bien sûr, sa mère et ses sœurs l'avaient tanné pour qu'il se joigne à elles pour Noël, dans la maison familiale du sud de la France où ils avaient leurs habitudes avec Marine et Avril, mais il avait fermement décliné. Après y avoir passé tous les derniers Noëls en compagnie des deux femmes de sa vie, devoir y retourner seul avait un goût amer d'échec et de solitude qu'il ne tenait pas à découvrir aussi tôt. De plus, imaginer être contraint de louvoyer entre les sujets minés et les incompréhensions perpétuelles qui subsistaient entre les femmes de sa famille et lui le fatiguait d'avance. Lorsque ce serait son tour d'avoir Avril à Noël, l'an prochain, il y penserait. Mais d'ici là, putain, hors de question.

   Son père aussi lui avait timidement proposé de les rejoindre, lui, sa femme et son fils, dans leur chalet dans les Alpes. Victor avait sérieusement hésité à accepter mais le drame familial qui en aurait résulté l'avait lâchement dissuadé. Sa bonne entente avec son paternel était un tel sujet d'embrouille et de discorde avec le reste de sa famille qu'il avait tendance à faire profil bas, tout en étant parfaitement conscient de son manque de courage à ce propos.

   Il suivit Sophie qui babillait joyeusement en direction de la minuscule cuisine, notant en traversant le salon que la table à manger avait été poussée contre le mur et les chaises disposées à côté du canapé. La déco était sympa, sans être excessive. Ni Sophie ni Julien n'étaient très branchés arts ménagers mais des loupiotes et des bougies venaient habiller la cheminée typique en marbre noir. Et s'il n'y avait pas de sapin, un poinsettia flamboyant trônait en centre de table. Du jazz de Noël et de bonnes odeurs s'échappant du fond de l'appartement venaient parachever l'ambiance de fête qui régnait dans l'appartement haussmannien.

– On fait ça en mode buffet finalement ? On sera combien?

Julien répondit en évaluant son salon étroit, le front plissé.

– Ouais c'était trop galère de faire un repas assis. Il nous manquait des chaises et on aurait été trop serrés. Samuel vient, finalement, ainsi que les parents et la sœur de Sophie et notre voisin du dessus. Du coup, on sera huit.

– Le voisin avec qui tu joues des fois au footsal?

   Sophie ricana depuis le couloir.

– Tu veux dire celui avec qui il prétend jouer au footsal et avec qui il va boire des bières ? Ouais, c'est bien lui!

   Victor hocha la tête en rigolant alors que Julien protestait sans conviction. C'était bien là le style de son ami, un vrai sportif du dimanche. Victor traversa la pièce en se délestant de son manteau, dont la jeune femme se saisit pour le ranger dans la chambre d'amis. Les appartements parisiens ne permettaient guère les grands rassemblements, même si avec ses deux chambres et ses soixante mètres carrés, celui de ses amis était déjà pas mal du tout, au vu des prix du marché. Mais ils avaient l'habitude de s'organiser pour rationaliser l'espace au mieux et Victor se sentait à l'aise dans les lieux familiers qu'il fréquentait assidument.

– Je croyais que Sam partait dans sa famille à Béziers ?

   Julien secoua la tête.

– Ouais, c'était ce qui était prévu à la base, mais un de ses éducs est en arrêt et il doit assurer la permanence de demain à sa place. Il était un peu deg, mais bon... Il a l'habitude maintenant.

   Victor opina avec compassion. Après leurs études communes, Samuel avait brillamment passé les concours de la fonction publique, tout comme lui l'avait fait. En revanche, à la différence de ses propres choix généralistes, et à l'étonnement général au vu de son caractère pour le moins primesautier, le jeune homme avait choisi d'intégrer le corps des directeurs de la protection judiciaire de la jeunesse. Il dirigeait désormais un foyer pour mineurs délinquants et l'investissement qu'il y mettait faisait la fierté, mais aussi parfois l'incompréhension, de ses amis.

– Ouais mais c'est cool pour nous, en revanche !

   Les deux amis se sourirent, satisfaits de leur programme et de la compagnie, et Victor sentit l'étau qui lui serrait le cœur se desserrer un peu plus. Passer du temps tous ensemble, quel qu'en soit la cause, était toujours un plaisir et il mesurait à sa juste valeur à quel point ce qu'il partageait avec ses amis était rare et précieux.

   Pendant qu'il fignolait ses bûches et en terminait la déco, les invités arrivèrent au compte-goutte.

   Il rit doucement lorsqu'un corps musclé vint le coller, lui enlaçant la taille, et qu'un souffle taquin lui chatouilla la nuque.

– Ça va mon chat ? Tu tiens le coup?

   Victor posa la boîte de paillettes alimentaires rose bonbon dont il parsemait son glaçage au fromage frais et se retourna pour tomber sur une barbe négligée, un crâne rasé et des yeux gris inquiets.

– Ouais ça va, juré. Je suis content d'être ici.

– Ok... Tu me promets que si tu craques tu ne restera pas tout seul dans ton trou, hein? Je me doute que la semaine risque d'être un peu difficile pour toi.

   Victor leva les yeux au ciel mais se sentit malgré tout touché par l'attention. Bien sûr, se complaire dans le trip du mec dépressif allait vite devenir lourdingue pour tout le monde mais pour cette soirée, se laisser cocooner et cajoler par ses proches avait un certain attrait, il devait bien se l'avouer.

– Promis juré, Sam. De toute façon, je n'aurai pas le temps de m'apitoyer sur mon sort, t'inquiète. Il va y avoir un monde de fou à la librairie pendant encore dix jours au moins.

   Julien, qui faisait des allers-retours entre le salon où il installait les arrivants et la cuisine, ricana à ses mots.

– Ça doit te faire drôle de bosser pour de vrai !

   Victor et Sam roulèrent des yeux de concert et le chassèrent à coup de torchon, pour l'un, et de bourrades pour l'autre. C'était là une plaisanterie récurrente entre eux. Après leurs études en sciences politiques, la moitié du groupe d'amis s'était dirigé vers le secteur publique et l'autre vers le privé, et les clichés et les vannes volaient généralement bas. D'autant plus maintenant que le changement d'orientation radical de Victor l'avait conduit à abandonner le confort du statut de fonctionnaire pour se lancer dans l'aventure entrepreneuriale. Il ne comptait néanmoins pas abandonner son allié historique et prit la défense du secteur public face à l'attaque du privé.

– Tu peux parler, monsieur je suis en télétravail quatre jours sur cinq ! On sait tous ce que ça veut dire !

– Ouais, renchérit Sam. Pause café à 10h, 11h, 14h, 15h, visio en slip et bière à 17h!

   Julien gloussa sans démentir. Son poste de gestionnaire de portefeuille pour une banque d'investissement avait des avantages certains, celui d'être maître de son temps en particulier, et il était trop honnête pour le nier.

   Victor termina ses gâteaux et admira un instant son œuvre. Il avait toujours aimé cuisiner mais avec une petite fille aussi gourmande que la sienne, il s'était récemment mis à la pâtisserie et il progressait vraiment. Il nota de refaire une session bûches avec Avril lorsqu'elle serait avec lui la semaine du Nouvel An. Après tout, même si Noël serait passé, la période permettait quelques excès.

   Lorsqu'il rejoignit le salon, tout le monde était arrivé et il embrassa sans façon la famille de Sophie. Sa petite sœur, Éloïse, éternelle étudiante, était une habituée de leurs sorties lorsqu'elle passait à Paris entre deux stages et ses parents avaient souvent accueilli la bande dans leur maison en périphérie de Toulouse, aussi les connaissait-il bien. Il se soumit sans broncher aux accolades et bises sincères, sans avoir besoin de forcer son plaisir.

– Comment vas-tu Victor? Sophie nous a dit pour toi et Marine, je suis vraiment désolée pour vous deux.

   Il recula et retourna à la mère de Sophie un sourire navré.

– Ce sont des choses qui arrivent, je suppose... Je ne suis ni le premier ni le dernier à divorcer...

   Elle claqua sa langue dans un jugement clair et un mouvement de tête sec qu'il ne prit pas pour lui. De toute évidence, Sophie avait fait son propre retour de la situation où il apparaissait comme un ange face à une harpie et il était ici et maintenant absous de toute faute qu'il aurait pu commettre pour couler son mariage.

   Un grand jeune homme à la peau couleur sombre qui le regardait avec curiosité se leva du canapé où il s'était posé et lui tendit la main.

– Salut, je suis Lucien.

– Le voisin du dessus, je suppose?

   Il sourit largement et Victor nota les fossettes joviales et les yeux bruns pétillants au dessus des joues parsemées de tâches de rousseur plus foncées.

- Ouais c'est ça. Je joue l'incruste ce soir. J'étais seul pour Noël et Sophie et Julien ont eu la bonté de m'accueillir, tel un pauvre chien perdu.

   Victor rigola et prit place à côté de son interlocuteur. C'était bien le style de ses amis de juger tout à fait impossible de laisser qui que ce soit passer Noël seul, et il n'était pas surpris le moins du monde de cette invitation.

– Tu ne pouvais pas aller dans ta famille pour le réveillon ?

   Il crut voir une légère lueur de peine traverser les prunelles chocolat fondu et craignit une seconde d'avoir fait une jolie gaffe. Mais le sourire de son nouvel ami s'agrandit et il expliqua avec enthousiasme, ses mains bougeant au rythme de sa voix chaude.

– En fait, je décolle dans deux jours pour Zanzibar pour le boulot et je vais y rester plusieurs mois, du coup j'ai un max de trucs à gérer ici avant. C'était trop juste de repartir à côté de Lyon, où vivent mes parents, pour revenir ensuite ici.

   Victor ouvrit de grands yeux.

– Zanzibar? Putain, c'est super classe! Tu bosses dans quoi pour aller te dorer la pilule là-bas ?

   Ils s'interrompirent pour accepter la coupe de champagne que leur tendait Sophie et se levèrent pour trinquer. Lorsqu'ils se rassirent, Victor porta à nouveau son attention sur son voisin pendant que les conversations s'engageaient de tous côtés.

– Je suis ingénieur en éco-construction. Je bosse pour un gros groupe de tourisme équitable et je vais superviser la construction d'un resort pas trop dégueu sur le plan environnemental.

– Ho c'est hyper cool! Tu gères le côté recyclage, c'est ça ?

– Pas seulement. Je travaille depuis le début du concept avec l'architecte sur le choix des matériaux pour la construction, les circuits de traitement des déchets, l'approvisionnement énergétique, tout le truc. Le but, c'est de créer un endroit luxueux les pieds dans l'eau plus responsable sur le plan éthique.

– C'est vachement bien!

– Ouais c'est sympa, j'avoue. J'adore mon taf, surtout quand il me fait voyager dans des lieux de rêve.

   Il lui adressa un clin d'œil malin et Victor pouffa.

– Et toi, tu fais quoi?

– Libraire, j'ai ouvert ma propre boutique il y a quelques mois.

– C'est génial ! Elle est située où ?

– Vers Gare du Nord, en contre-bas de la rue la Fayette. L'environnement est pas dingue mais ça marche pas mal, il y a beaucoup de passage.

– Trop bien! C'est une librairie généraliste ?

Victor secoua la tête, la passion pour son métier le faisant sourire sans qu'il ne le réalise, éclairant son visage anguleux et briller ses yeux sous ses lunettes.

– Non, on est branché science-fiction, fantasy, polars, BD et mangas. Un truc de geeks, quoi. On fait principalement du livre neuf mais on a aussi un rayon occasion pour des livres non réédités, des vieux auteurs de SF, ce genre de choses.

   Un rire spontané s'échappa des lèvres charnues du métis.

– Ça me paraît parfait, c'est tout ce que j'aime ! Et avant ça, tu faisais quoi ?

   Victor grimaça. Il avait pourtant de quoi être fier de cette partie révolue de sa vie mais l'ennui et la sensation d'enfermement qu'il y avait alors ressenti avaient tendance à remonter lorsqu'il l'évoquait, ce qui en faisait un sujet de discussion inconfortable pour lui.

– J'étais directeur financier dans la fonction publique. Le dernier établissement où j'ai bossé était une université. C'était... C'était franchement chiant.

– Ouais, ça en a l'air. Tu connais Sophie et Julien depuis longtemps ?

   Victor regarda ses amis avec chaleur. Sophie était en grande discussion avec sa sœur et Sam, qui couvait cette dernière d'un œil langoureux. Victor l'avait toujours soupçonné d'avoir un petit faible pour l'étudiante, même si leurs cinq ans d'écart et son attachement à sa vie de patachon freinait le jeune homme. Sans compter que s'il avait tenté quoi que ce soit, Sophie l'aurait proprement émasculé... Julien, lui, papotait tranquillement avec ses beaux-parents.

– Depuis bientôt quinze ans, ça commence à faire. On était étudiants ensemble à Toulouse.

– A Sciences-po, c'est ça ?

– Oui, exactement. Avec Samuel, ici présent, Fanny et Hakim qui passent le réveillon en famille on s'est tous rencontrés en première année et on a accroché. On a passé nos quatre ans collés les uns aux autres et voilà.

– Et vous êtes tous à Paris maintenant ?

   Victor roula des yeux.

– Le centralisme à la française, ouais. Hakim est devenu journaliste et bosse au Monde et Fanny est maître de conférence à la Sorbonne en socio.

– C'est cool que vous soyez aussi proches, c'est rare que les amitiés durent dans le temps.

   Victor acquiesça avec enthousiasme.

– Ouais, on reste la même bande soudée et on se voit sans arrêt. Sophie est la marraine de ma fille, par exemple, même si ça a scandalisé mes frangines.

– Tu as une fille?

   L'air étonné de Lucien ne fut pas une surprise mais la réalité de sa situation, un peu oubliée autour d'une coupe de champagne, de toasts de foie gras et d'une conversation agréable, lui revint comme un boomerang. Victor se racla la gorge et répondit.

– Oui, elle a six ans... Elle est avec sa maman pour Noël.

– Mince, je suis désolé...

   Le grand brun le regarda avec compassion.

– Ça ne doit pas être facile à cette période...

   Victor sentit une boule grandir dans son abdomen mais força un sourire contraint.

– Nan c'est clair. Surtout que c'est assez récent, on n'est séparés que depuis quelques mois avec Marine, sa mère. C'est le premier Noël que je passe sans ma fille. Et vu que les relations ne sont pas tops...

   Lucien hocha la tête avec compréhension.

– Les ruptures c'est toujours la merde. Alors avec un gamin au milieu, en plus... J'ai eu la chance de pouvoir rester pote avec mon dernier ex mais c'est plutôt une exception qu'autre chose, je pense.

   Victor fronça les sourcils, pas bien certain d'avoir compris quand l'info atteignit son cerveau.

– Ton dernier ex?

– Mmmh ouais. C'était un copain à la base et il est resté un assez bon ami, même si on ne se voit plus beaucoup.

   Constatant l'air légèrement égaré de son voisin, Lucien le regarda avec un sourcil légèrement arqué.

– Je suis gay. C'est un souci?

   Conscient qu'il était à deux doigts de se comporter comme un connard, Victor se sortit de sa surprise et secoua vigoureusement la tête.

– Non, pas du tout, excuse-moi. C'est juste que Julien et Sophie ne l'ont jamais mentionné et j'ai été surpris, c'est tout.

   Il piqua un fard devant la moue ironique du grand brun.

– Il faut croire que j'ai certains préjugés et que tu n'y corresponds pas et c'est sacrément stupide de ma part, pardon, vraiment.

   Lucien passa l'éponge avec indulgence et un gentil signe de main et ils reprirent une discussion animée, alors que les bouteilles s'ouvraient et que la joyeuse assemblée devenait de plus en plus bruyante. Et peu à peu, au fur et à mesure que la soirée avançait, Victor se laissa griser dans la chaleur d'un Noël bien moins triste qu'il ne l'avait redouté.

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