Mensonges

Tout était un mensonge... Ses actes, ses propos, ses amis, sa vie entière.

Les gens qui la connaissaient pensaient côtoyer la « véritable » elle. Elle se savait suffisamment bonne comédienne pour donner le change. Des rires, des blagues, mais aussi des discussions sérieuses, de la colère, des disputes, des réconciliations. Faire croire aux humains qu'elle faisait partie des leurs lui demandait un grand investissement. Elle se surprit à sourire en imaginant la tête qu'ils feraient s'ils apprenaient qui elle était vraiment... Bien entendu, elle serait obligée de les éliminer juste après. Il était hors de question qu'elle laisse vivre quelqu'un qui savait.

°°°

Je sais. Que la Terre est ronde, que les pâtes se cuisent dans de l'eau chaude salée, que c'est mal de mentir. Et que la nouvelle copine de mon frère n'est pas humaine. Mais comme je trouve ça amusant que tout le monde la prenne au mot et boivent ses paroles, je n'ai rien dit à personne. En plus, ça donne un côté crédule à mon aîné. Lui qui ne se départit jamais de son air supérieur ne s'aperçoit pas des vraies capacités de sa petite amie. Enfin, petite, elle fait plus d'un mètre quatre-vingt alors qu'elle ne met jamais de talons. Ni de chaussettes, d'ailleurs. Elle revêt toujours des sandales et porte principalement des robes, longues de préférence. Ça la rend libre et aérienne, comme si elle pouvait s'envoler à tout moment.

Elle a surgi de nulle part un jour de printemps. Mon grand frère Cécile et ses amis Aoi, Bruno et Douglas disputaient un match de foot sur le terrain de l'école du quartier lorsqu'elle est apparue. Elle s'est jointe à eux, ils ont joué, discuté et elle est restée. C'était il y a trois mois. Quand Cécile a annoncé à nos parents qu'il était en couple, il y a eu un instant de silence. Puis tout a explosé. Une véritable grenade assourdissante composée de questions a assailli mes oreilles et m'a laissée abasourdie. Moi non plus, je ne m'attendais pas à une telle nouvelle, mais de là à ce que la réaction de papa et maman deviennent nocives pour la santé et qu'ils lancent de conserve une attaque éclair visant à récupérer des informations, c'est quand même exagéré. Et dangereux.

Je me suis naturellement éclipsée pour permettre à mon frère de gérer seul les parents. Solidarité fraternelle ? C'est quoi, ça ?

Une fois un cessez-le-feu établi, les négociations ont commencé. Gagnants ? Papa et maman. Sa copine est venue à la maison le weekend suivant.

Elle... Comment la décrire ? Légère, aérienne, vive, elle ne tient pas en place. Ses mots cristallins ravissent les oreilles, sa bonne humeur la fait rayonner. D'ailleurs, elle semble tout le temps heureuse. Je sais qu'il lui arrive de se disputer avec Cécile, parce qu'elle disparaît pendant deux jours et que mon frère tire une tête pas possible, mais c'est tout. Je ne l'ai jamais vue contrariée ou triste.

Elle s'est intégrée à ma famille en un temps record. Si j'ai bien tout compris, alors qu'une fois je passais un après-midi chez une amie, elle est venue faire de la pâtisserie avec maman. Maintenant, elles s'entendent comme les sœurs dans les films, c'est-à-dire trop bien pour être vrai.

Quand elle a expliqué avoir grandi presque coupée du monde avec un accès réduit aux technologies actuelles, mon père s'est mis à radoter sur la société contemporaine et l'omniprésence des écrans qui nuisent fortement au bon développement des enfants. Ils ont commencé à débattre de sujets politiques et communautaires. C'est de cette manière que mon père l'a acceptée dans la famille.

Avec moi, ça a pris plus de temps. Sans doute à cause de ma méfiance, certes naturelle, mais qui s'est accrue depuis que je me sais adoptée. Mes parents biologiques m'ont abandonnée. À chaque fois que je rencontre quelqu'un, je me dis que cette personne aussi pourrait me laisser tomber. J'ai du mal à accorder ma confiance.

Lorsqu'elle m'a proposé d'aller au cinéma ensemble, j'ai failli refuser avant de voir les yeux remplis d'espoir de maman. Elle avait sa frimousse d'enfant, ce visage qu'elle fait quand elle est sur le point de recevoir un cadeau, une bonne nouvelle ou une réponse positive. Elle a l'air si innocente dans ces moments-là que je ne peux pas faire ma rabat-joie. J'en viens même à oublier qu'elle m'a punie il n'y a pas si longtemps que ça.

Donc, nous nous sommes rendues au cinéma, juste toutes les deux. Elle pour se rapprocher de moi, moi pour faire plaisir à maman. En sortant de la séance, elle m'a invitée à boire un jus. C'est là que j'ai eu, pour la première fois, une impression étrange.

Elle m'a dit : « Ce film est un chef-d'œuvre, même si la scène avec l'oiseau était déplaisante. »

« Celle où ils envoient un pigeon pour transmettre un ultime message demandant des renforts ? »

« C'est ça. »

« Je ne vois pas où est le problème. Au contraire, c'est un moment vraiment touchant. À travers le pigeon, c'est leur dernière lueur d'espoir qu'ils transmettent. »

« D'un point de vue scénaristique, le geste est effectivement émouvant, mais les oiseaux sont faits pour être libres, pas utilisés à des fins de divertissements ou enfermés dans des cages. »

« Certains n'ont jamais vécu autrement. Ils seraient incapables de se débrouiller seuls dans la nature. »

Au moment où j'ai prononcé ces mots, elle m'a lancé un drôle de regard, déclencheur de ma curiosité. Il y avait quelque chose de sauvage, de brûlant, de primordial dans ses iris brun orangé. Malgré ce petit accrochage, on est rentrées bras dessus, bras dessous. Et mon observation a commencé.

Les premiers jours n'ont pas été très fructueux. Elle mangeait sans problème, vivait comme une personne normale, discutait de tout et de rien. Par contre, elle évitait d'évoquer son passé. Cécile m'a expliqué que ses parents étaient décédés récemment dans un accident et que, depuis, elle prenait soin de ne pas en parler. Mouais, ça se tient.

J'ai tapé son nom de famille dans un moteur de recherche et, après quelques minutes, c'est devenu évident : aucun couple de ce nom n'était mort dans les vingt dernières années. Tout du moins, ça n'avait pas été signalé en ligne.

Maintenant que j'avais déniché son premier mensonge, il me fallait continuer mes investigations — à la hauteur de ce qu'une ado de quinze ans pouvait faire. Je me suis donc contentée de patienter et de bien la surveiller, surtout quand elle se croyait seule.

Elle avait un hobby un peu étrange, celui de pouvoir rester des minutes entières à la fenêtre, observant la nature et, plus particulièrement, les oiseaux. Une fois, elle s'adonnait à cette activité en attendant mon frère quand je suis rentrée plus tôt de l'école. Je pensais être la première arrivée, alors j'ai fait comme d'habitude : j'ai ouvert la porte, posé mon sac à l'entrée, me suis déchaussée et rendue dans la cuisine. Je l'ai découverte en train de siffloter, comme si elle communiquait avec les volatiles. Et qu'ils lui répondaient. Ça a duré un moment avant qu'elle ne me remarque. Elle a ensuite sautillé sur place en déblatérant des explications semblables à des pépiements précipités. J'ai profité de l'occasion pour lui proposer un accord : je serais muette comme... pas une tombe, par rapport à ses parents... comme une souris, si elle me parlait de son enfance. Elle a hésité trop longtemps pour que ce soit honnête, puis elle a acquiescé.

D'après ce qu'elle m'a appris — à nouveau, je n'ai aucune preuve pour infirmer ou affirmer ses révélations —, elle a grandi dans un petit village sylvestre. Son père était sculpteur de bois. Il travaillait dans la forêt pour être au plus près de la nature et ressentir l'essence même de son métier. Parfois, il l'emmenait avec lui ; elle aimait se faufiler habilement entre les troncs. Quant à sa mère, elle demeurait à la maison et prenait soin du nid familial.

Mon frère est rentré à ce moment-là. J'ai tenu ma promesse, je n'ai rien dit sur ses discussions avec les oiseaux. J'ai tout au plus glissé un commentaire sur sa magnifique voix. Elle a souri, l'incident était clos. Pour elle. Pas pour moi.

Je respecte toujours ma parole, personne n'a été mis au courant, mais je me suis questionnée sur son lien avec les volatiles.

Pour multiplier mes occasions de la voir, j'ai incité, euh, proposé gentiment à maman de l'inviter pour notre semaine de vacances montagnardes. On en organise une chaque année, à la fin de l'été. Ma « nouvelle grande sœur » a accepté sans hésitation de se joindre à nous.

Nous avons ainsi passé cinq jours ensemble. La plupart des activités se sont déroulées normalement — à noter qu'elle paraît s'ébrouer en sortant de la rivière. J'avais prévu de la surveiller la nuit aussi pour être sûre qu'elle restait dans la cabane de location, mais j'étais trop occupée à récupérer de mes journées éprouvantes. C'est éreintant de guetter sans cesse le moindre signe étrange.

J'ai tout de même fait une découverte en fouillant... inspectant... l'aidant à ranger sa valise : il y avait, parmi ses robes, de longues plumes brun et blanc. Je les ai discrètement empruntées — sans intentions mauvaises ou cachées, juste pour m'assurer qu'elles étaient bien propres. Je les ai soigneusement remis en place après les avoir prises en photo — pour ma culture générale. Dès notre retour, je les ai comparées avec les images d'un livre ornithologique ; si mes conclusions sont correctes, il s'agit de pennes d'aigle. Comment se sont-elles retrouvées dans ses affaires ?

Puis il y eut la veille de la rentrée. Un jour qui avait commencé normalement avec le dernier contrôle du matériel scolaire. Tout était prêt pour le lendemain. Cécile m'avait invitée — une fois n'est pas coutume — au glacier. À quinze ans, je suis toujours aussi friande de délicieuses et rafraîchissantes glaces, de préférence italiennes. En chemin, nous avons vu sa copine au loin. J'ai laissé mon grand frère aller payer les exquises sucreries pendant que je la rattrapais. Enfin, que je courrais pour tenter de l'atteindre.

Elle a tourné dans un passage parallèle. J'ai hésité à l'appeler, mais l'occasion était trop belle : je me suis tue, préférant l'observer depuis la rue principale, dissimulée par la foule. Il était près de midi ; le soleil brillait haut dans le ciel, ses rayons s'engouffraient dans les petites allées et projetaient les ombres humaines sur les pavés. C'est ainsi que j'ai vu, malgré le muret qui cachait sa silhouette, son corps se transformer. Ça m'a fait penser à l'une des premières scènes d'Harry Potter, celle où la professeure McGonagall passe de chatte à femme. Sauf que cette fois, c'était réel.

Bien que sa taille approchait celle d'un félin domestique, son envergure était bien plus étendue. L'ombre s'est ébrouée, comme si elle se réveillait après un long sommeil. Puis ses ailes se sont déployées et elle a décollé dans un froissement animal. Quelques secondes plus tard, un aigle s'éloignait dans le ciel.

« Tu l'as trouvée ? » m'a demandé Cécile.

« Non, il y avait trop de monde. »

En rentrant, j'ai pris mon journal et j'ai noté toutes mes observations.

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