Chapitre 18 - Un dîner presque parfait
Adrien tournait en rond dans l'entrée du manoir où il avait vécu toute sa vie durant. Il se sentait comme un étranger dans cet endroit. Mais il constata avec une certaine amertume qu'il ne s'y sentait plus chez lui depuis la mort de sa mère. Il tirait nerveusement sur son veston de soie rouge qui lui allait parfaitement. Comme on pouvait s'y attendre d'une pièce faite sur mesure. Celle-ci, c'était Marinette qui l'avait fabriqué de ses propres mains. Et il dut reconnaître qu'elle avait réalisé un travail d'orfèvre, apportant un soin particulier aux finitions. Il était très confortable et avait une coupe simple mais élégante.
Posté devant la fenêtre, il sortit dans le froid de l'automne pour accueillir l'amour de sa vie. Son ancien chauffeur et garde du corps, le « gorille », avait été mandaté pour aller chercher la demoiselle. Lorsqu'il lui ouvrit la porte, elle sortit une jambe chaussée d'un escarpin blanc. Elle lui prit la main qu'il lui tendait et en sortit vêtue d'un manteau enveloppant. Elle s'était coiffée d'un chignon asymétrique tombant sur la nuque. Une orchidée blanche y était piquée. Adrien sentit son cœur s'emballer.
-Mon cœur, on est attendu et tu risques d'attraper froid comme ça, le rappela-t-elle à la réalité.
-Tu es magnifique, murmura-t-il en déposant un baiser sur sa joue.
Elle sourit de plaisir en lui prenant le bras pour rentrer. La jeune femme était déjà venue à plusieurs reprises dans cette bâtisse. En civile comme en masquée. Il s'en rappelait. Mais aujourd'hui, c'était à son bras qu'il allait officiellement la présenter à son père.
-Je suis nerveuse, murmura-t-elle en crispant sa prise sur son bras.
-Tout va bien se passer, lui assura-t-il.
Marinette lâcha un soupir de résignation. Lorsqu'il lui prit son manteau, il découvrit son œuvre et en resta pétrifié sur place. La soie rendait d'une manière totalement différente sur elle. L'apprentie styliste avait créé une robe élégante avec un col bateau qui laissait deviner ses épaules sans les dévoiler. Les manches s'arrêtaient au coude et le retombé aux genoux. La coupe était vintage, style année 50, mais elle avait ajouté des détails d'évocation asiatique. Tel que des boutons en pierre fine à l'encolure. C'est à ce moment-là qu'il remarqua qu'elle s'ouvrait par le devant et que c'était une robe portefeuille avec une fermeture éclair discrète sur le côté.
Un raclement de gorge le ramena à la réalité, la jeune femme avait un sourire satisfait. Il secoua la tête et l'accompagna jusqu'à la salle à manger où son père les attendait. Il leur tournait le dos et pivota tel un automate à leur arrivée. Adrien sentit ses doigts se crisper sur son avant-bras. Lui-même était assez nerveux quant au bon déroulement de la soirée.
Gabriel Agreste serra la main de la jeune femme puis les invita à s'asseoir. On leur apporta une entrée qu'on aurait pu qualifier d'œuvre d'art. Marinette se perdit un peu dans la contemplation de la présentation qu'elle n'entendit pas la question du grand styliste. Adrien lui donna un petit coup de pied. Elle sursauta et s'excusa de ne pas avoir entendu sa question. Le mannequin pinça les lèvres. Son père détestait se répéter.
-Je vous demandais, répéta-t-il lentement, ce que vous pensiez de la dernière collection Ducci ?
Agreste fils eut un moment de doute, où voulait-il en venir ?
-La collection est d'inspiration gréco-romaine avec un goût moderne pour l'or et l'argent, commença-t-elle avec une assurance qui surprit Adrien. Elle veut exprimer le faste et la décadence de notre millénaire.
-Vous semblez dubitative quant à ce choix ? l'interrogea son père.
Adrien ne pouvait se sentir plus étranger à cette conversation qu'un amateur de bataille corse au milieu de joueurs de poker professionnels. Et c'est en silence qu'il mangea, écoutant néanmoins avec attention l'échange se déroulant devant ses yeux.
-C'est le moins que l'on puisse dire, déclara Marinette sans ciller. Les lignes se ressemblent toutes depuis quelques années déjà. Le directeur artistique semble tourner en rond. J'ai cru à une farce lors de la dernière fashion week. On aurait dit un copié-collé de la précédente collection.
-Il est risible que quelqu'un d'aussi inexpérimenté le remarque et pas le reste de la presse, déclara finalement le grand styliste.
Est-ce que le compagnon de « quelqu'un d'aussi inexpérimenté » pouvait interpréter cette sortie comme un compliment ? Rien n'était moins sûr. Le silence s'installa. Seul le bruit des couverts sur les assiettes le troublait.
-Il a été porté à ma connaissance que vous êtes étudiante à la Cité des Arts, mademoiselle. Vous travaillez activement à votre réseau à ce que je constate ?
Les joues de Marinette se colorèrent sous l'émotion tandis qu'il se retenait de lui envoyer son assiette à la figure. Il respira quelques instants pour museler l'impulsivité qui lui commandait également de lui dire des choses pas polies pour un sou. Il échangea un regard avec la jeune styliste, elle hocha légèrement de la tête pour lui signifier que ça allait. Ayant terminé l'entrée, elle reposa ses couverts et prit la parole.
-Vous me surestimez, monsieur. Je n'ai fait que répondre à votre... invitation.
La façon dont elle avait prononcé le dernier mot rimait avec « convocation ». Subtil. Adrien retint son souffle, si ça, ce n'était pas un tacle... Sachant à quel point elle admirait le travail de son père, il avait conscience qu'elle était dans une position difficile. Guettant sa réaction, il crut surprendre les commissures de ses lèvres se relever furtivement. Mais peut-être l'avait-il juste rêvé ?
-Votre directrice me vante vos talents, auriez-vous un book à me montrer ?
Marinette ne retint pas l'expression de surprise, et de panique fugace qui lui vint. Elle jeta un regard interrogateur à Adrien qui n'avait pas prévu que cela tournerait en entretien professionnel. Il ne put que faire un signe de dénégation. Il voyait très bien qu'elle contrôlait difficilement sa respiration mais elle tint bon.
-Je vous prie de m'excuser mais je ne l'ai pas apporté. C'était censé être un dîner d'ordre personnel. Si vous souhaitez que je vous le montre, je pourrais toujours prendre un rendez-vous avec Nathalie, répondit-elle finalement.
-Beaucoup de personnes tueraient pour avoir la chance de me montrer leur travail, répliqua Gabriel Agreste, impassible.
-C'est dommage, je n'ai aucun goût pour le meurtre, lui répondit-elle un peu sèchement.
La tension dans l'air était palpable. Adrien commençait à avoir des sueurs froides. Cette discussion prenait un tournant des plus indésirables.
-Vous êtes bien naïve de croire que vous pourrez vous en sortir toute seule dans ce milieu, continua le styliste avec dédain.
-Je n'ai jamais eu cette prétention. Mais, il est intéressant de constater que vous me reprochez à la fois de rechercher vos bonnes grâces puis de les refuser, répliqua Marinette sur le même ton.
Adrien tendit son verre vide au majordome qui le servit en vin rouge. Il le but lentement mais sûrement, faisant une entorse à sa ligne de conduite héroïque. C'était un cauchemar. Un cauchemar. Il lui avait pourtant assuré que tout se passerait bien, non ? C'était lui le naïf dans l'histoire. Il sentait presque l'air crépiter et s'attendait même à voir des arcs électriques surgir entre son père et sa bien-aimée.
On apporta le plat principal mais personne n'y prêta attention.
-Vous ne manquez pas de caractère, ni de confiance en vous-même.
Marinette ne dut pas trouver utile de répondre car elle garda le silence.
-Et il semble que vous ayez une ligne de conduite à laquelle vous vous tenez.
Une expression méfiante dansa sur le visage de la jeune femme.
-Vous en aurez bien besoin si vous comptez évoluer dans le milieu, et, peut-être un jour, rejoindre notre famille, déclara sobrement Gabriel Agreste.
Son fils n'en crut pas ses oreilles. Etait-ce un compliment ? Un vrai de vrai ? Il ne reconnaissait que difficilement la valeur des autres.
-Et toi, Adrien. As-tu finalement décidé de ce que tu allais faire de ta vie ?
Fermant les yeux, il soupira, résigné. Il tendit son verre vide au majordome qui s'empressa de le remplir. « Tout va bien se passer », il se serait donné des claques.
-Je n'ai pas pour projet immédiat de faire des études.
-Et pourquoi cela ? Tu ne comptes pas rester oisif tout de même ?
-Je n'ai pas dit cela. Je souhaiterai me consacrer à l'humanitaire, déclara Adrien.
Il regrettait déjà d'avoir partagé son projet avant même que le sourcil de son père ne se crispe. Marinette lui communiqua son soutien du regard.
-Aux bonnes œuvres ? Nous n'avons pas besoin de redorer notre image, mon fils.
-Là n'est pas la question, père. Il s'agit de convictions. Vous n'ignorez pas qu'en 2013 l'usine du Rana Plaza, au Bangladesh, s'est effondré et a causé plus d'un millier de morts ?
Son père sembla chercher dans sa mémoire.
-Oui. Et ?
-Eh bien, nous ne pouvons décemment continuer un tel mode de vie sans voir le sang que nous avons sur les mains et la misère dont nous sommes responsables. Il ne s'agit pas de redorer son image, il s'agit d'avoir une éthique et une conscience. Votre travail est empreint de beauté et d'idéal, cela ne vous choquerait pas de savoir qu'il est souillé par la souffrance d'autres êtres humains ? Pouvez-vous être certain que la fabrication de nos lignes de vêtements ne causera pas une autre catastrophe de ce genre ?
Le styliste s'adossa dans sa chaise, les mains croisées devant son visage. Visiblement plongé dans une intense réflexion, Marinette mangeait sans vouloir participer à la conversation.
-Et que souhaites-tu faire, concrètement ? lui demanda-t-il.
-Je... eh bien... Je ne peux changer le monde. Mais j'aimerai au moins faire en sorte que votre maison de couture soit exempte de cet aspect peu reluisant de l'industrie textile.
-Ainsi, tu voudrais un poste de contrôle de la chaîne de production ? D'éthique ? suggéra son père.
-Quelque chose comme ça, peut-être avec le soutien d'association qui milite dans ce sens. J'ai la motivation mais pas encore les compétences, reconnut humblement Adrien.
Son père retomba dans une énième séance de réflexion.
-Je me réjouis que tu veuilles t'investir dans l'entreprise familiale, lâcha-t-il finalement. Il est vrai que ce serait mieux si mes créations ne soient pas entachées par le sang et la sueur d'êtres humains exploités. A fortiori, des enfants. Ce n'est pas comme cela que la haute couture pourra garder ses titres de noblesse. Prends rendez-vous auprès de Nathalie pour que nous discutions avec nos directeurs de produits.
Le cœur battant la chamade, Adrien crut qu'il hallucinait. Il regarda Marinette qui souriait d'un air réjoui. Il se pinça la jambe. Aïe. Non, il ne rêvait pas. Son père l'approuvait et le soutenait dans son entreprise.
-Je suppose que c'est à vous qu'Adrien doit cette soudaine prise de conscience ? lança le styliste.
Relevant fièrement la tête, Marinette le lui confirma.
-Il n'a fait que me demander un conseil, je lui en ai donné. Le reste... ne dépend que de lui, expliqua-t-elle sobrement, toujours un peu sur la défensive.
Sur ces entrefaites, on leur apporta le dessert. Gabriel Agreste observa longuement la jeune femme, sans rien ajouter. Marinette s'excusa pour aller « se rafraîchir », pour ne pas dire « fuir dans les toilettes ». Les laissant seuls, son père en profita pour y aller de son petit commentaire.
-Elle a du répondant, fit-il en entamant sa part de gâteau.
-Oui, en effet.
Adrien avait perdu son éloquence quelque part entre l'entrée et les quelques verres de vin rouge qu'il avait bu pour se donner du courage. Ou pour anesthésier son malaise, il ne savait plus.
-Est-ce que sa robe et ton veston sont ses créations ?
Il cligna des yeux, sans comprendre tout de suite.
-Euh, oui, oui.
-Hm.
Le jeune homme n'en pouvait plus, il voulait juste partir. Et vite.
-Je pense que ta mère l'aurait apprécié, lâcha-t-il soudainement sans se départir de son impassibilité habituelle.
Adrien avala de travers sa bouchée de gâteau et faillit s'étouffer. Le majordome accourut pour lui taper généreusement dans le dos jusqu'à ce qu'il se rétablisse.
-J'aurais aimé qu'elle soit là, Adrien. Hier encore, tu étais un enfant et aujourd'hui, tu deviens un homme. Le temps file entre doigts, sembla-t-il se desoler.
Le jeune homme ne sut trop comment réagir devant ce si rare partage de son géniteur.
-Si c'est bien elle, l'amour de ta vie, ne la perds jamais. C'est une chose dont on ne se remet pas.
Marinette revint s'asseoir pour manger son dessert. Si elle avait surpris leur conversation, elle n'en montra rien.
Dans la limousine qui les ramena chez lui, Adrien gardait le silence, observant le décor nocturne de la ville défiler devant ses yeux. Il se tourna finalement vers Marinette dont il tenait la main, doigts entremêlés.
Pour la première fois de sa vie, il lui semblait avoir compris son père. Mais il ne pouvait nullement s'en réjouir. S'il l'avait délaissé et s'était noyé sous le travail, c'était pour oublier sa douleur de l'avoir perdu. C'était pour ne pas revoir sans arrêt les mêmes yeux verts que les siens. Pouvait-il affirmer qu'il ferait différemment si cela lui arrivait ? Il en conçut une immense tristesse et constata au bout d'un moment qu'il pleurait sans retenue.
Marinette le prit dans ses bras où il trouva refuge pour exprimer la peine de cet adolescent laissé à lui-même face à la disparition d'une mère et l'abandon de son père.
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Bon, on approche lentement mais sûrement de la fin de ce premier tome.
Oui, il y aura un second tome ^^
Merci de m'avoir lu jusque là et à bientôt /0/
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