Chapitre 5 : Le Mexicain fête la mort

Une fois habillée et lavée, j'entends la porte s'ouvrir derrière moi. C'est tante Izabel.

- Que tu es jolie, me sourit-elle en passant un bras autour de mes épaules.

Elle me tourne pour que nous fassions face à mon grand miroir. Elle attrape ensuite mes longs cheveux raides et me les met sur le côté. Je croise son regard et n'y vois aucune once de tristesse.

- Pourquoi tu n'as pas l'air triste le jour de l'enterrement de ton petit frère ? je lui demande, sans baisser le regard.

- Que faisons-nous du 31 octobre au 2 novembre, chaque année ? me rétorque-t-elle sans répondre à ma question.

- Nous fêtons el Día de los muertos.

- Et que faisons-nous durant el Dia de los muertos ?

- Nous fêtons les défunts et lamort.

Elle hoche la tête et me sourit à travers le miroir. Puis elle me tourne pour que je sois face à elle.

- Assis-toi sur le lit, m'invite-elle.

Elle s'en va fouiller dans son sac à main et en ressort son porte-feuille d'où elle prend un papier plié en quatre. Elle revient à mes côtés et m'explique.

- Ici, au Mexique, la mort est vue comme une étape au bonheur éternel. María te l'a déjà expliqué. Tous les hommes sont destinés à mourir un jour, c'est inévitable. Et la mort est un salut qui te mène au bonheur éternel. Tous ceux qui ont passés l'arme à gauche sont beaucoup plus heureux qu'ici, crois-moi.

Je hoche la tête, le regard rivé devant moi.

- J'ai eu beaucoup de mal à comprendre ça étant jeune. Mais lorsqu'on ne voit plus la mort négativement, elle nous fait beaucoup moins mal. Je suis triste car je ne reverrai plus mon frère et mes parents avant ma mort, mais une fois décédée je les retrouverai. Ça te rend heureuse de savoir que tu les reverras après ? me demande-t-elle.

- Oui. Évidemment que oui j'en serai très heureuse.

- Tu n'es plus une petite fille de 10 ans, tu peux vivre sans tes parents. Ils t'ont élevée pour que tu deviennes une femme forte et indépendante. Et c'est ce que tu es devenue. Tes parents sont là, me sourit-elle en pointant son index sur mon cœur. Et tant qu'ils sont en toi, ils ne disparaîtront jamais de ta vie.

Ce qu'elle me dit me remonte le moral comme personne ne l'avait fait auparavant. Je commence à voir les choses différemment. Tante Izabel déplie la feuille qu'elle a sorti tout à l'heure. C'est la page déchiré d'un livre. Elle me fixe dans les yeux pour m'expliquer.

- J'ai volé cette page dans un livre de la bibliothèque lorsque j'avais ton âge. Ça vient du livre Le labyrinthe de la solitude, de Octavio Paz. C'est un écrivain qui a vécu toute sa vie ici, dans la capitale. Quand j'étais jeune, on n'avait pas d'argent à gaspiller dans l'achat de livres, du coup j'allais tout le temps à la bibliothèque et je lisais ce livre encore et encore. Mais il y a un paragraphe qui m'a fait énormément réfléchir sur la mort. Et j'ai voulu le garder pour moi alors j'ai arraché la page. La voici.

Elle me tend le papier et je lis à voix haute le paragraphe qu'elle m'indique :

- « Le Mexicain fréquente la mort, la raille, la brave, dort avec, la fête, c'est l'un de ses amusements favoris et son amour le plus fidèle. Certes, dans cette attitude, il y a peut-être autant de crainte que dans l'attitude des autres hommes ; mais au moins le Mexicain ne se cache pas d'elle, ni ne la cache ; il l'a contemple face à face avec impatience, dédain ou ironie ».

- Tu comprends maintenant ? Notre pays vit avec la mort, perpétuellement. Et crois-moi, c'est la plus belle chose de ce pays, à mes yeux. Tandis que dans la plupart des États, les gens se morfondent ou tombent en dépression à la mort d'un être cher, nous nous le célébrons comme il se doit et restons heureux. Parce que les personnes qui rejoignent l'autre Monde ne souhaiteraient
jamais que les vivants s'apitoient sur leur sort et deviennent dépressifs à leur mort. Tu penses que Marina, Estebán et Juan auraient voulu ça ?

Je n'ai pas besoin de réfléchir à la réponse.

- Pour rien au monde ils n'auraient voulu que je sois triste.

Tante Izabel me fixe, son éternel sourire plaqué sur le visage. Et la phrase que je viens de dire à voix haute continue de raisonner dans ma tête. Ils n'auraient jamais voulu que je sois triste. Et, en tant que vivants, n'est-ce pas notre devoir que de respecter les volontés des défunts ? Rien que pour ça, je n'ai pas le droit d'être triste.

- Et tu n'aurais pas un remède qui fonctionne aussi bien pour la disparition d'Ana ?

- J'ai un rendez-vous avec les détectives après l'enterrement, me répond-elle, gravement.

J'allais enchaîner avec une nouvelle question quand la porte s'ouvre sur María.

- Nous allons partir, nous prévient-elle avant de refermer la porte derrière elle.

Ma tante tourne la tête vers moi.

- Tu es prête, mi amor ?

- Grâce à toi, oui. Je suis prête à tout affronter maintenant.

Je la prends fortement dans mes bras en la remerciant pour tout ce qu'elle vient de me dire. Je ne la remercierai jamais assez pour ça. Je vais pouvoir me concentrer sur la recherche de ma petite sœur. Car, après tout, j'ai une avance sur tout le monde : j'ai des indices sur la personne qui l'a enlevée et j'ai le numéro d'un certain Rafaël qui pourrait fortement m'aider.

*

Les cérémonies et les enterrements sont très brefs au Mexique. Après les hommages rendues à l'Église, nous avons tous marché jusqu'au cimetière. Tous les cercueils étaient fermés puisqu'il ne restait que des bouts de corps des victimes. Nous étions plusieurs centaines. Étaient présentes les familles et les amis de toutes les victimes de l'explosion. Les hommages et les discours des membres des familles qui ont été prononcés étaient extrêmement touchants. J'ai pleuré, mais pas pour les mêmes raisons qu'hier et des jours qui ont précédés. Les mots des familles étaient touchants, j'ai pleuré d'émotion. Certes, la tristesse et toujours là, et elle ne partira pas avant un moment. Mais je prends tout le positif que María et ma tante m'ont donné pour le mettre en avant et me soulager. J'ai besoin de passer à autre chose ; pour moi, pour ma santé et pour mon entourage.

Nous sommes tous de retour à la maison pour un immense repas, comme cela se fait à chaque décès. Nous nous rassemblons en famille autour d'un bon repas où nous nous remémorons nos souvenirs avec les personnes décédées. Je n'avais jamais compris l'intérêt de faire ça avant. Aujourd'hui, je comprends : c'est pour garder en mémoire les souvenirs du passé afin qu'ils ne s'effacent jamais et que les morts vivent à jamais en nous.

- Tu veux de la salade ? me demande María en bousculant Gabriela sur son passage.

Je secoue la tête et me sert un verre d'eau. Il fait chaud dans cette maison avec tout ce monde. Ma famille au complet est réunie ici, il y a une bonne cinquantaine de personne rien que dans le salon. J'étouffe.

- Je sors prendre l'air, je préviens Julio et Gabriela en me levant de table.

Lorsque j'ouvre la porte, l'air frais me surprend. Il fait beaucoup trop chaud à l'intérieur. Je salue de la main deux de mes oncles qui fument dans l'allée. Nous parlons quelques minutes avant que je ne voie tante Izabel arriver à grands pas. Je me précipite vers elle mais je la vois jeter un regard inquiet à son mari.

- Alors, tu as des nouvelles ? Tes détectives t'ont appris quelque chose ? je m'inquiète face à son attitude.

- Ma chérie, rentre à l'intérieur, j'aimerais parler à Marco.

Elle attrape donc la main de son mari mais je l'arrête dans sa lancée.

- C'est ma sœur et j'ai le droit de savoir. Alors dis-le moi.

Son regard s'attriste instantanément. Elle est rarement dans un état comme ça.

- Dis-moi ce qu'il se passe, je la supplie en lui prenant le bras. Je t'en prie...

Elle prend une grand inspiration et relâche la main d'oncle Marco. Elle s'assoit sur les marches, devant la maison et nous invite à faire pareil. Nous nous installons donc, mes deux oncles et moi.

- La police ne va pas tarder à arrêter les recherches, nous confie-t-elle, les larmes aux yeux.

- Seulement quelques jours après la déclaration de disparition ? Mais pourquoi ? s'inquiète un de mes oncles.

- Ils... Un... Un gang est mêlé à son enlèvement.

Oh non. Comme je le redoutais, le surveillant a parlé à la police.

- Le surveillant qui a vu Anastasia partir a expliqué que l'homme qui était venu la chercher avait sur l'avant-bras un tatouage représentant un couteau.

- Il ne te l'avait pas dit ? s'étonne la mari de ma tante à mon attention.

- Il a dû s'en rappeler après. Nous n'avons pas parler longtemps, je mens effrontément.

- On sait tous les quatre ce que ça signifie, continue ma tante. Anastasia a été enlevée par un membre d'un gang.

- Ça n'a pas de sens, je lâche, perdue. Le surveillant m'a bien dit qu'elle connaissait l'homme. Elle l'a même appelé « papa » pour pouvoir sortir du collège. Comment connaîtrait-elle un membre de gang ?

Personne ne me répond. Nous sommes tous perdus et je suis effondrée. La police sait maintenant qu'un gang est de la partie. Ils ne continueront jamais les recherches, de peur de devoir les affronter. Les gangs ont beaucoup trop de pouvoirs à Mexico et la police ne veut pas s'y frotter. Surtout que la moitié des agents sont corrompus par les gangs et les trafics de drogue.

- La police a arrêté les recherches ? je demande, pour avoir une réponse claire.

- Les détectives m'ont dit que non mais que ça ne saurait tarder.

Nous restons tous les quatre plongés dans le silence le plus total. Je ne retrouverai plus jamais ma sœur. Mais alors que je commence à perdre tout espoir, une idée me vient en tête. Je me lève d'un seul bond et, sans un mot, rentre à la maison et monte directement dans la chambre de ma sœur. Je prends son téléphone et l'allume.

- Mince, je rage.

Il est verrouillé. J'essaie un premier mot de passe. Échec. Un second. Échec. Je réfléchis quelques instants pour mon dernier essai. Je tente ma date de naissance et le téléphone se déverrouille. Je m'en vais rapidement sur ses réseaux sociaux mais rien de louche ne me saute aux yeux, dans un premier temps. Jusqu'à ce que je vois que le compte de son réseau social préféré n'existe plus. Il a été supprimé. Je tombe sur une page de connexion. Je me connecte avec mon compte personnel et cherche « Anastasia Abril » dans la barre de recherche de mes abonnements. Introuvable. Plus de nom, plus de photo, plus aucune information. Ce n'est pas normal. Plus rien n'est normal dans sa disparition. Je vais dans les messages de son téléphone. Rien d'anormal. Sa dernière conversation remonte au matin de sa disparition, et c'était un message de mon père. Le numéro suivant est le mien et rien d'anormal ne suit. Tout est incompréhensible dans cette histoire. C'est à n'y rien comprendre. Et ça me désole. Je pensais vraiment que je trouverai quelque chose.

*

La sonnerie de mon téléphone me sort de mon sommeil. Je tâtonne sur ma table de nuit afin de le trouver et fait tomber mon bol de pièces de monnaie. Je marmonne dans ma barbe quelques insultes avant de finalement mettre la main sur mon téléphone. J'entrouvre les yeux pour décrocher.

- Oui ? je demande au hasard.

- Salut, Rym, c'est Gabriela. Je n'ai pas eu de nouvelles de toi depuis hier matin, je voulais m'assurer que tu allais bien.

Elle est adorable mais je vais la frapper. Je rouvre les yeux et vois qu'il est à peine sept heures du matin.

- Gabriela, on n'appelle pas les gens à cette heure-ci !

- Est-ce un drame de m'inquiéter pour toi ? me rétorque-t-elle, faisant mise d'être offensée.

Elle regarde trop de telenovelas, ça lui monte à la tête.

- Je vais bien Gabriela, maintenant je retourne dormir. Et toi aussi.

Nous continuons de parler encore quelques minutes puis je raccroche et essaie de me rendormir en vain. Je maudits ma meilleure amie de tous les noms, mais elle s'inquiétait, alors je passe l'éponge. En même temps, je la comprends. Ça fait plusieurs jours que je passe seule, dans ma chambre, à lire. La lecture m'aide à me recentrer sur moi-même et j'en avais grandement besoin.

Mais j'ai tellement besoin de dormir aussi ! N'arrivant plus à retrouver le sommeil, je sors de mon lit en soupirant fortement. Je ramasse les pièces que j'ai fait tomber. Mais en récupérant le bol, par terre, je découvre en-dessous une carte de visite. Le numéro du dénommé Rafaël. Je repose toutes mes affaires sur ma table de nuit mais garde en main la carte de visite. Je suis une personne de nature très curieuse et j'ai besoin d'avoir de nouvelles informations. Alors, ni une, ni deux, j'envoie un message à l'homme : « Rafaël ? », je demande. Je sais qu'en faisant cela, j'entre en contact avec un gang mais je n'ai pas le choix. Il faut que je sache. Je pose mon téléphone, ne m'attendant à aucune réponse avant quelques heures mais mon portable se met à vibrer.

- Déjà ? je m'étonne en voyant mon téléphone sonner.

Les gens sont à l'affût dans les gangs, dites donc ! Le numéro est masqué. Je tousse un bon coup pour avoir une voix claire et réponds :

- Qui est à l'appareil ? je demande, sur la défensive.

- C'est toi qui a demandé Rafaël ?

La voix est grave et j'imagine bien un ténébreux à l'autre bout de l'appareil. Mais je dirai que la personne à une trentaine d'années.

- Oui, c'est moi.

- Je suis Rafaël, je t'écoute.

J'adore sa voix.

- Je suis Rym. Vous avez envoyé un imbécile me donner votre numéro afin d'avoir plus d'informations concernant la mort de ma famille.

- Tu nous l'as bien amoché, d'ailleurs, rit-il.

- C'est ironique ? je demande, perplexe.

- Non, Alejandro ne nous sert pas à grand chose. Et j'adore discuter avec des filles aussi douées.

- Je ne vous ai pas contacté pour ça, je rétorque.

- Je sais. Nous devons nous rencontrer pour que nous passions un marché.

Sa voix est devenue très sérieuse. Ça me donne froid dans le dos. On se croirait dans un de ces films d'espionnage américain.

- Le rendez-vous se fera dans l'endroit que j'aurai décidé. Et en plein après-midi, je dis, sérieuse.

Je suis loin d'être née de la dernière pluie, et surtout pas naïve. Je pose mes conditions et il les suit.

- Le rendez-vous sera aujourd'hui, à quinze heures, me dit-il.

- Quinze heures au Café Avellaneda, je réponds du tac au tac.

Je le sens sourire à travers son téléphone avant qu'il ne raccroche. Le reste de la matinée et de la journée se passe normalement. J'ai fini le bouquin que j'ai démarré hier. Il n'y a plus que Maria et moi dans la maison. La police a officiellement abandonné les recherches concernant Ana. Rafaël est mon dernier espoir à toutes les questions que je me pose.

Lorsque quatorze heures trente pointe le bout de son nez, je sors de la maison, prends mes clefs de voiture et m'en vais au point de rendez-vous. Je suis en avance d'un quart d'heure. Je m'assois donc à une table et me commande un café en attendant que ce Rafaël n'arrive. Je regarde autour de moi, il y a des familles, des groupes d'ados, des gens normaux. C'est rassurant. Je ne le montre pas mais j'ai la boule au ventre de rencontrer une sorte de chef de gang.

Une minute avant l'heure du rendez-vous, la porte du café s'ouvre dans un cliquetis sonore et un homme brun, vêtu d'une chemise blanche et d'un pantalon noir, entre. Il balaie la pièce du regard et ses yeux s'arrêtent sur moi. Il m'a reconnue. Mais il n'a absolument pas trente ans. Je lui donnerai vingt-cinq ans à tout casser. Il s'avance vers moi sans hésitation en prend place sur la banquette en face.

- Rym, c'est ça ? m'interroge-t-il en levant la main pour appeler un serveur.

Je hoche la tête, il commande son café et nous commençons à parler.

- Que veux-tu savoir ? commence-t-il.

- Comment savez-vous qui a fait exploser Sublimeza ?

- Nous avons les caméras de surveillance.

- Je veux une preuve.

- Et moi je veux que tu rentres dans notre gang.

Je reste bloquée sur sa dernière phrase. Les mots ne se forment pas dans ma bouche. Je n'arrive pas à parler.

- Je sais que ça surprend, démarre-t-il, mais je sais tout de toi, Rym. Et je sais que tu es une championne en sport en combat. Et tu pourrais nous être extrêmement utile.

- Je n'ai pas l'intention d'entrer dans un gang, je crache en poussant ma tasse de café.

- Même si tu pourrais te venger de l'assassin de tes parents ? Quoi que c'est à cause de ton père tout ça.

Il rigole dans sa barbe. Il est si insolant. J'ai envie de le gifler.

- Qu'est-ce que tu viens de dire ? je le questionne en passant au tutoiement.

J'inspire un bon coup. Combien de secrets va-t-on encore me cacher ?

- Qu'est-ce que mon père a à voir avec ça ? je réitère en me penchant vers lui.

- Je vois que tu n'es pas au courant, raille-t-il en buvant une tasse de son propre café.

- Au courant de quoi ?

-Ton père faisait parti d'un gang.

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