Chapitre 4 : La douleur est un monstre terrifiant

Mon poing toujours collé contre son visage se met à trembler. J'appuie donc plus fort contre son crâne, prête à le réduire en bouilli. Je sens ses cheveux châtains sous mes doigts.

- Répète un peu ce que tu viens de dire.

- Ce sont les Tiradores qui ont volés les caméras de surveillance de Sublimeza et...

Mais je le coupe dans sa phrase.

- Qui sont les Tirodores ? Tu veux parler de tireurs d'élite ? je crie en le secouant dans tous les sens.

Il me pousse d'un seul coup en arrière.

- Lâche-moi un peu et laisse moi parler !

- Parle et dégage ! je tonne en collant mon visage au sien. Parle avant que je ne t'en foute une.

L'image de moi parlant avec cette énergumène me dégoûte et me met dans des états monstres.

- Ce sont les Tiradores, c'est le nom de notre gang, me répond-il d'un air dédaigneux.

- Il y a sûrement plus de cas sociaux que de tireurs d'élite dans votre gang, je lui raille au visage.

Je le vois serrer ses poings et m'en réjouis. Le frapper est la seule chose que j'attends.

- Je vais ignorer ce que tu dis et te fais seulement passer le message qu'on m'a ordonné pour toi. Nous avons les caméras de surveillance et savons qui a tué tes parents. Si tu veux plus d'informations, contacte ce numéro, m'explique Alejandro en me tendant une carte de visite. Il appartient à un homme répondant au nom de Rafaël. Et je te préviens d'avance qu'il est très bon en affaires. N'espère pas obtenir d'informations sans sacrifice.

Je regarde rapidement la carte de visite. Il n'y a qu'un numéro de téléphone. Rien d'autre.

- C'est tout ce que tu as à me dire ? je demande en m'éloignant un peu de lui.

- Non, rit-il. Tu ne voudrais pas entrer dans notre gang ? Ça manque de filles comme toi ! Des filles bonnes à...

Le coup de poing part tout seul. Et comme me l'a toujours appris mon père : frappe tant que tu es en position de force. Et lorsque je vois Alejandro tomber à la renverse, le visage en sang à cause de son nez, que j'ai sûrement cassé, je sais que j'ai l'avantage. Je lui donne un violent coup de pied dans le ventre.

- Ça c'est pour m'avoir fait tomber amoureuse de toi ! je crié, hors de moi.

Je donne un second coup, encore plus violent, dans ses bijoux de famille et je l'entends hurler à la mort.

- Ça c'est pour m'avoir menti !

Je vais enfin dire à voir haute, pour la première fois, l'acte épouvantable qu'Alejandro m'a fait subir. Mais alors que je m'apprête à lui donner un nouveau coup, je vois le bus arriver au loin. Je m'arrête donc dans mon geste, récupère mon téléphone, tombé par terre pendant mon premier coup, marche sur le corps amorphe de mon ex et monte dans le bus. Je paie avec le billet se trouvant dans ma coque de téléphone. Et lorsque le bus démarre, je vois Alejandro toujours au sol, les yeux fermés. J'espère qu'il ne se réveillera pas de ci-tôt. Les hommes comme lui méritent de mourir dans d'atroces souffrances. Et même si ce n'est pas à moi de faire la justice, ça me soulage de l'avoir frappé. Mais mon poing me fait mal.

- Vous allez bien, mademoiselle ? m'interroge une femme âgée, assise à côté de moi.

Je vois son regard fixé sur mon poing rouge, d'où coule quelques gouttes de sang.

- Ne vous inquiétez pas, ce n'est pas mon sang. J'ai corrigé un homme qui avait besoin d'être remis en place.

Je vois qu'elle hésite entre la peur et la fierté. Malgré tout, je lui fais un grand sourire et elle descend à l'arrêt de bus qui suit. Le trajet d'une vingtaine de minutes se fait tranquillement. J'écoute ma musique et regarde le paysage défiler par la fenêtre.

Lorsque je rentre chez moi, toute la famille est réveillée et prend le petit-déjeuner ensemble dans le salon. María est dans le bureau en train de nettoyer les étagères. Je lui fais un signe de la main pour annoncer mon arrivée et elle me rend un grand sourire.

- Bonjour, mi amor, me dit tante Izabel en revenant de la cuisine, non sans me coller un bisou sur la joue.

J'en profite pour dire bonjour à chaque membre de la famille. J'attrape un pancake, histoire de manger quelque chose ce matin. L'ambiance est un peu tendu. Tout le monde essaie de faire semblant qu'il n'y a pas eu l'accident. Je ne sais même plus comment me comporter. Je n'arrive pas à faire semblant. C'est plus fort que moi. Donc, pendant que certains racontent leurs anecdotes en buvant leur café, moi je suis au fond du canapé et écoute d'une oreille distraite. D'un seul coup la sonnette se déclenche. Plus personne ne bouge. C'est María qui part ouvrir la porte. Et comme nous le redoutions, ce sont trois agents de police que nous voyons arriver dans l'encolure de la porte. Mais plus ils se rapprochent de nous, plus je reconnais la policière. C'est elle qui a pris ma plainte, il y a quelques années, concernant Alejandro. Mais je n'ai pas le temps de réfléchir plus longtemps que mon cœur se brise de nouveau lorsqu'un des policiers parle :

- Nous avons identifié toutes les personnes décédées.

Les trois agents nous adressent des regards amplis de compassion et de bienveillance. Je sers la main de María, qui vient s'asseoir à côté de moi. Je fixe l'agent dans les yeux, ne voulant rater aucun de ses mots.

- Nous avons retrouvé les corps de Marina Abril et de Juan Abril. Le corps de Marina Abril étant brûlé aux deux tiers tandis que le corps de Juan Abril a été calciné aux trois quarts. Quant à Estebán Abril, nous n'avons pas retrouvé son corps mais supposons qu'il a été entièrement brûlé. Nous avons cependant retrouvé trois dents qui lui appartiennent bel et bien, comme l'a révélé le test d'ADN fait à partir de l'ADN de sa fille, Rym Abril.

Il me cherche du regard et je lève la main, les yeux débordants de larmes.

- Votre père a dû se trouver à l'endroit même où la bombe a explosé. C'est pour cela que nous n'avons retrouvé que trois dents. Les autres doivent avoir été réduites en poussière ou éparpillées dans les alentours. Mais celles que nous avons retrouvées lui appartiennent bien.

J'essaie de rester forte, de tenir bon, en vain. Je regarde autour de moi, seule la petite sœur de mon père pleure et tante Izabel lui tient fort la main. J'envie les adultes d'être aussi forts.

- Toutes mes condoléances, nous dit la policière en baissant respectueusement la tête. Les funérailles auront lieu demain matin pour l'ensemble des personnes décédées dans l'explosion. Nous vous donnons tout le courage qu'il sera possible de vous donner.

Puis elle me regarde dans les yeux et me dit :

- Bon courage, Rym Abril.

Je sais que derrière cette phrase se cache bien plus que ce qu'elle ne veut dire. Elle m'a reconnue, elle se souvient de ma plainte.

Les membres de ma famille la remercient et raccompagnent les agents à la porte. Moi, je reste sur le canapé, immobile. Je n'arrive plus à bouger, ni à parler. Les larmes coulent à flots sur mes joues avant de s'écraser sur mon sweat. Je suis officiellement orpheline. C'est fini. Je n'ai plus aucune chance de revoir mes parents un jour. Ni mon frère. María revient vers moi, les larmes aux yeux. Elle se rassoit à mes côtés et me fait un gros câlin de côté. Je m'effondre dans son bras.

- Je ne pourrai plus jamais prononcer les mots « papa » et « maman ». C'est fini...

Je n'arrive pas à calmer mes pleurs et laisse échapper de la morve sur le gilet de María. Je passe mes deux mains dans son cou et des gémissements de douleur sortent de ma bouche. J'entends tout le monde se précipiter dans le salon mais je n'arrive pas à me calmer. La douleur est trop intense, beaucoup trop forte. Elle me bouffe de l'intérieur. La douleur est un monstre aux dents lacérées qui ronge l'âme et martyrise le corps. Et elle continue jusqu'à ce qu'il ne reste plus rien.

- Je n'arrive pas à croire que je ne les reverrai plus jamais, je sanglote dans le cou de ma gouvernante.

- Calme toi, ma chérie. Je suis là, tout va bien. Pense fort aux êtres qui sont encore de ce monde.

María est l'une des personnes les plus optimistes que je connaisse, avec tante Izabel. Elle est persuadée que notre chemin est tout tracé, que notre mort est prévue depuis le début, et que rien ne pourra y changer.

- Tu sais très bien, mi amor, qu'on se retrouvera tous au Paradis, et qu'à ce moment-là, on vivra une vie tellement belle. Marina et Estebán sont partis et, avec Juan, ils vont être très heureux là-haut, même si leur mort a été atroce.

Je hoche la tête, essayant de me convaincre de ce qu'elle raconte. Je sors mon visage de son cou, maintenant trempé, et mon oncle me tend un mouchoir.

- Et pour Anastasia ? je demande, en me mouchant fortement.

- On ne peut rien faire, se désole ma tante. C'est à la police de gérer sa disparition. On ne peut absolument rien faire, si ce n'est attendre et prier.

- Nous sommes riches, on ne peut vraiment rien faire ? je dis, innocemment.

- J'ai déjà engagé trois détectives privés concernant la disparition de ta sœur, me prévient tante Izabel. Je n'ai pas encore eu de retour.

Plus personne ne parle. Tout le monde se regarde dans le silence le plus total. C'est une nouvelle fois la sonnerie de la porte d'entrée qui retentit et brise le silence de la pièce. María se dégage de mon corps pour retourner ouvrir. Je pousse un profond soupire de désespoir. Puisque personne n'a repris la parole, on entend distinctement le dialogue.

- Bonjour, Gabriela. Je suis désolée mais Rym a besoin de beaucoup de repos.

- Elle ne veut pas me voir ? se demande-t-elle.

Je me lève lentement et, avant que María ne dise quoique ce soit, réponds :

- Laisse, je vais lui parler.

María hoche la tête, m'embrasse la tempe et s'en va. Je sors et ferme la porte derrière moi. Je prends violemment Gabriela dans mes bras.

- Merci d'être venue.

- Ils viennent de dire à la radio qu'ils avaient identifié les corps. Je suis désolée, bella.

On reste dans les bras l'une de l'autre, sans rien dire, pendant quelques minutes. Sentir sa chaleur corporel et son parfum me rassure. Je me détache doucement d'elle, mais sans la regarder dans les yeux.

- Je ne peux pas te faire entrer, je vais monter dans ma chambre et somnoler. Je n'ai la force de rien. Mais demain viens aux funérailles. J'aurai besoin de toi.

- Je comptais venir, me répond-elle doucement avec un petit sourire. Prends soin de toi, bella. Tu sais que je t'aime fort. Tu es la plus forte.

Elle me claque un bisou sur la joue et me fait un dernier sourire sincère avant de partir. On a tous besoin d'une meilleure amie dans sa vie. Je la regarde partir dans la grande allée devant notre maison. Puis je vois un homme entrer par le portail, toujours ouvert, et la croiser. Au premier abord, je ne le reconnais pas, mais plus il s'avance, plus je me rends compte que c'est sa tenue civile qui m'a perturbée. En effet, il est vêtu d'un jean noir, d'un t-shirt blanc à manches longues et d'une paire de baskets blanches. Ça lui va vraiment bien.

- Bonjour, Julio.

J'essaie de sécher mes larmes rapidement, en vain. La douleur ne part pas. Une fois à mon niveau, et sans avoir besoin de dire quoique ce soit, Julio me dit, d'un air triste et terriblement désolé :

- Toutes mes condoléances, Rym. J'ai appris la nouvelle il y a quelques minutes et j'ai filé chez toi.

- Je te remercie.

Ce sont les seuls mots que je parviens à sortir. Un silence s'installe entre nous. Je le brise assez rapidement.

- Je peux te laisser entrer, si tu veux, mais je ne serai pas là, je vais aller dans ma chambre. J'ai besoin d'être seule.

- Je vais laisser ta famille tranquille, je voulais m'assurer que tu allais bien.

- Et comme tu peux le voir, ce n'est pas le cas, je rétorque, fatiguée.

- Est-ce que tu veux que je vienne demain, à l'enterrement ? me rétorque-t-il en me fixant dans les yeux.

Ses yeux noirs sont si envoûtants. La question qu'il m'a posé reste en suspens. Est-ce que je veux qu'il vienne ? Est-ce raisonnable qu'il vienne ? Le cœur à ses raisons que la raison ignore.

- Oui, viens demain.

Il décroche un sourire qui va parfaitement avec son beau visage. Je pose une main légère sur son bras musclé.

- Merci d'être là, vraiment.

Nous parlons encore quelques minutes avant qu'il ne reparte. Je rentre chez moi et monte directement à l'étage. Je pose la monnaie de mon ticket de bus dans un bol sur ma table de nuit, remets mon casque sur les oreilles et enclenche toute une série de musique triste. J'ai besoin de déprimer un bon coup.

*

C'est ma tante qui me tire de mon sommeil. Je ne me rappelle même plus m'être endormie hier. La douleur est aussi un monstre qui assomme les gens de sommeil. Elle fait tellement mal que le sommeil est la seule solution à son calvaire.

- Réveille-toi, mi amor. Il faut te préparer pour la cérémonie.

J'entends tante Izabel ressortir de la pièce et me laisser me réveiller tranquillement. Mais plus aucun de mes réveils ne se fait dans la joie et la bonne humeur. Je n'ai plus envie de sortir de mon lit, d'affronter la réalité. J'aimerais échapper à tout ça.

Je pousse un profond soupire et me mets en position assise dans le lit. Je remarque que ma tante a installé mes affaires sur la chaise de mon bureau. Il faut que je me prépare pour l'enterrement des mes parents et de Juan. C'est quelque chose que je n'avais imaginé que pour dans une vingtaine d'années. Et me voilà, à vingt ans, à devoir enterrer mes parents et mon grand frère. La vie est vraiment cruelle.

- Tu es réveillée ? j'entends à travers la porte.

- Oui, María.

Elle repart aussi vite qu'elle est venue. Je dois me préparer et aller aux funérailles. Je vais démarrer une nouvelle vie. Une vie d'orpheline, une vie sans parent, mais une vie quand même. Je suis en vie, Dieu m'a laissé la possibilité de conquérir le monde et d'accomplir ma destinée. Je ne peux pas gâcher la chance que j'ai. Maintenant que j'ai tout perdu, je me rends compte de ce qu'il me reste. Il me reste moi, ma vie et mes proches. Et je dois faire en sorte de tout préserver. Comme le dirait María : « si tu es toujours en vie, c'est pour une bonne raison ». Et je compte bien savoir ce que le destin me réserve pour m'avoir laissée sur cette Terre.

- Merci de m'avoir donné une chance de pouvoir accomplir ma destinée, je prie, les yeux clos. Merci de me permettre de rendre justice pour mes parents, pour mon frère et pour ma sœur disparue.

Lorsque je rouvre les yeux, une force invisible me parcourt le corps. Je suis prête à affronter l'enterrement de ma famille. Je suis prête à affronter la vie.

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