Chapitre 21 : Se sentir plus vivante que jamais

Je lance un regard complètement paniqué à Julio avant de tourner ma tête vers ma sœur, au loin. Je la vois commencer à faire demi-tour pour courir le sprint de sa vie. Ni une, ni deux, je retire ma paire de chaussures à talon à une vitesse folle, mon corps se délie enfin et je pars sans prévenir à la poursuite d'Anastasia. Elle me distance largement étant donné que son sport de prédilection est l'athlétisme. Nous traversons le grand parc et je la vois tourner dans une rue adjacente. Je redouble d'intensité et la suis. J'ai le temps de la voir prendre une nouvelle ruelle mais lorsque j'y arrive, une dizaine de secondes après elle, je ne la vois plus. Elle a disparu.

- Ce n'est pas vrai ! je rage en donnant un coup de pied dans un caillou avant de me rappeler que je suis pieds nus.

Mes nerfs lâchent totalement et je me mets à pleurer dans la rue pavée.

- Rym ! Tu es là ! j'entends crier dans mon dos.

Je me rue dans les bras de Julio en éclatant en sanglots, mes chaussures toujours à la main.

- Je te jure, c'était Anastasia ! Pourquoi est-elle partie ? Pourquoi ne me donne-t-elle pas de nouvelle ? Qu'est-ce que j'ai fait Julio ?

- Rien, tu n'as absolument rien fait, Rym. Calme-toi. Ce n'est pas de ta faute.

- Comment peut-elle me faire ça ?

J'ai la certitude que c'était bien ma sœur. Sinon, la jeune femme ne serait jamais partie en courant en me voyant. Je suis essoufflée, en larmes et les pieds sales. Je me décarcasse depuis des semaines pour tenter de retrouver ma sœur, et les assassins de nos parents et de notre frère, alors qu'elle se balade tranquillement dans les rues de Mexico. Que se passe-t-il ici, bon sang ?

- Je suis fatiguée, Julio. Pourquoi m'arrive-t-il tout ça ?

- Il n'arrive des choses extraordinaires qu'aux gens extraordinaires. Et tu es loin d'être ordinaire, Rym.

Ce qu'il me dit me fait sourire une seconde mais ce que je viens de vivre me retourne dans tous les sens. J'ai revu ma sœur, elle est en vie. Mais pourquoi est-elle partie ? Pour quelle raison ne veut-elle plus de moi ? Pourquoi tente-elle de m'échapper ? Autant de questions sans réponse.

Julio attrape ma paire de chaussures à talon et me les met sous le nez.

- Enfile ça, essuie tes larmes et va à ton rendez-vous avec la plus grande journaliste du pays. Et rend tout tes proches fiers.

- Je vais essayer, je bougonne en mettant mes chaussures.

- Tu vas réussir, me convint-il en pointant un doigt sur ma poitrine.

Il plaque un énorme bisou sur mes lèvres et nous repartons main dans la main. Il finit le muffin qu'il a gardé dans sa main depuis tout à l'heure. Je n'en reviens pas d'avoir vu ma sœur ce matin. Et je n'en reviens pas de la façon dont elle a réagi. Je n'y comprends plus rien. Et ça ne m'empêche pas de me sentir complètement bouleversée à l'intérieur.

Nous finissons par rebrousser chemin, avec Julio, et revenons à la maison chercher nos voitures respectives. Nous nous enlaçons une dernière fois avant de partir, chacun de notre côté. Vingt minutes plus tard, j'arrive dans les locaux de Sublimeza, encore très perturbée par l'incident de ce début de matinée.

Il est neuf heures et j'entre dans mon bureau pour commencer le travail. Une heure plus tard, Katerina vient frapper à ma porte :

- Anabel Hernandez est arrivée.

- Nous n'avions pas rendez-vous dans une demi-heure ? je l'interroge en jetant un coup d'œil à l'horloge de la pièce.

- Elle s'en excuse et m'a dit que ça ne la dérangeait pas d'attendre.

- Non, il n'y a aucun souci, Katerina. Je vais aller la chercher.

C'est mon premier rendez-vous officiel en tant que cheffe d'entreprise. Je me sens particulièrement fière et m'en vais accueillir, comme il se doit, la journaliste. Je me dirige de pied ferme vers la petite salle d'attente. Je trouve Anabel Hernandez assise, les jambes croisées, en train de feuilleter un magazine de mode. Elle a les cheveux courts parsemés de mèches blondes et une grande frange qui part du côté gauche de son front pour finir derrière son oreille droite. Elle se lève pour me serrer la main. Elle a une prestance et une allure à couper le souffle. Mais je ne me laisse pas abattre et l'invite à me suivre dans le long couloir de bureaux. Je ferme la porte derrière nous et l'incite à prendre place sur la chaise face à mon bureau et ma pile de dossier. Je m'assois à mon tour avant d'entamer la conversation.

- Que me vaut l'honneur de votre visite, Madame Anabel Hernandez ? je lui demande avec un grand sourire.

- J'aimerais vous proposer une interview en direct, dans deux jours, sur la plus grande chaîne de télévision du pays.

Elle va droit au but, j'aime ça chez les gens.

- Pourquoi moi ? je la questionne simplement en croisant mes jambes.

- Vous n'êtes peut-être pas sans savoir que plusieurs magazines ont déjà fait des articles entiers concernant vos parents, et surtout votre mère qui est devenue une icône de la mode.

- Oui, j'ai pu en voir passer quelques uns.

- Et bien d'autres magazines ont fait des articles vous concernant.

Je lève mon sourcil droit.

- Je n'étais pas au courant, j'avoue en penchant la tête sur le côté. Que disent-ils ?

- Que vous représentez la femme de demain, me sourit-elle en sortant un grand carnet de son sac.

- Sérieusement ? je m'étonne.

- Une jeune femme de vingt ans qui devient cheffe d'entreprise du jour au lendemain et qui n'a pas une vie banale attire forcément l'attention. Les gens en ont marre de voir les interviews de stars qui ont tous la même vie et les mêmes hobbies. Les téléspectateurs veulent voir des personnes auxquelles ils peuvent s'identifier. Et croyez-moi que vous êtes la femme que beaucoup aimerait devenir. Je pense que vous pouvez avoir un grand avenir en tant que femme influente.

Je souris sous les compliments qui me touchent sincèrement.

- Des articles dans des magazines c'est bien. Mais une interview officielle devant des millions de téléspectateurs, c'est encore mieux, continue-t-elle en souriant. En plus d'être une publicité pour Sublimeza, l'interview pourra être bénéfique pour vous et pour les autres. En tant que personne, je pense sincèrement que vous avez beaucoup à apprendre aux autres.

- Vous n'êtes pas la première à me dire ça cette semaine, je rigole, gênée.

- Voyez-vous, je suis une femme et lorsque j'étais plus jeune, je n'avais aucun modèle féminin à qui je pouvais réellement m'identifier. Il n'y avait que des stars superficielles qu'on voyait se prélasser à la télévision. J'aurai aimé avoir une Rym comme exemple.

- C'est plutôt vous qui êtes devenue un exemple. Vous êtes une journaliste reconnue, vous avez réussi votre vie dans tous les sens du terme.

Elle secoue la tête, visiblement en désaccord avec moi.

- J'ai bientôt cinquante ans. Vous, vous avez la chance d'en avoir vingt. Qui peut se vanter de réussir autant que vous au même âge ? Très peu de personnes, surtout au Mexique. Vous avez beaucoup à apporter dans ce monde et faire cette interview vous permettrait de vous exprimer directement aux gens eux-mêmes. Je pense que ça ne pourra apporter que du positif.

- Est-ce que je devrais parler de la mort de ma famille ? je demande, revenant brutalement à la réalité.

- Je vous poserai des questions pour orienter vos réponses mais vous êtes libres de parler de ce que vous souhaitez. Et si une question pour perturbe, vous n'êtes pas obligée d'un répondre.

Elle me fait un grand sourire avant d'ajouter :

- Je suis sûre que tu as pleins de sujets qui te tiennent à cœur. Tu pourras les aborder samedi, si tu acceptes de passer l'interview télévisée.

Je la fixe dans les yeux pendant plusieurs secondes. Je suis perdue dans mes pensées. Je cherche du négatif dans la proposition qu'Anabel Hernandez me fait. Mais je ne trouve pas une once d'obscurité dans ce qu'elle dit.

- Je suis d'accord, Madame Hernandez. J'accepte l'interview de samedi.

- Vous m'en voyez ravie ! s'enjoue-t-elle en arborant un immense sourire, révélant des dents parfaites.

- Mais je n'ai jamais fait ça de ma vie. J'ignore comment cela se passe.

- Venez au studio de la chaîne de télévision pour dix-neuf heures. Je vous attendrai personnellement. Vous serez maquillée et sûrement coiffée. Vous serez parfaite !

Je note sur un bout de papier tout ce qu'elle me dit. Je hoche la tête en même temps, essayant de partager son enthousiasme. Mais le stresse me fait paniquer. Je vais passer à la télévision. Je n'arrive pas à y croire.

- Je suis réellement honorée de pouvoir avoir cet entretien télévisé avec vous. Nous allons faire un carton ! Vous êtes vraiment différente des autres femmes que j'ai pu rencontrer au cours de ma vie, Rym Abril. Je perçois chez vous une bonne âme. Vous irez loin, j'en suis sûre.

- C'est moi qui vous remercie de l'opportunité que vous m'offrez de pouvoir m'exprimer ainsi en public.

- Et je suis heureuse que ce soit à moi que vous accordez votre première apparition télévisée. Tout sera parfait ! Il faut que je me mette au travail, s'excite-elle en frappant des mains, toute contente.

J'éclate de rire face à son comportement. J'aime tomber sur des personnes comme elle dans la vie. Des personnes gentilles, drôles et qui ont travaillées dur pour arriver où elles en sont. Anabel Hernandez est ce qu'on pourrait appeler aujourd'hui une « girl boss », et j'aimerais vraiment le devenir à mon tour. Nous finissons par discuter de nos parcours respectifs et de nos vies personnelles. J'apprends qu'elle est en couple avec un avocat et qu'elle a trois enfants. Trois garçons.

- Pas facile d'être la seule femme d'une famille ? je rigole.

- Je sais faire porter ma voix, donc je n'ai aucun problème. Une vraie femme sait se faire respecter par n'importe qui et sait remettre à sa place les personnes qui ne le font pas. Et je me considère comme une vraie femme, je sais m'imposer.

- Bienvenue au club, je souris en levant les bras.

J'ai réussi à m'imposer dans un monde aussi sombre que les gangs. Et je suis fière de ça, entre autre. Finalement, le rendez-vous avec Anabel Hernandez dure une heure trente et nous nous quittons, le sourire aux lèvres. J'ai adoré mon entretien avec elle. Je la raccompagne donc jusqu'à la sortie en lui souhaitant une bonne fin de semaine en attendant de la revoir samedi prochain. Je referme la grande porte en verre derrière elle, les lèvres étirées. Je ne saurai exprimer la gratitude que j'ai d'avoir de telles opportunités dans ma vie. Cet entretien, je ne le dois qu'à moi. Certes, je n'ai pas créé Sublimeza mais j'y ai participé puisque j'y travaillais déjà lorsque mes parents étaient encore de ce monde. Et j'ai repris les reines, fière de perpétuer le travail que ma famille a fournie toute sa vie. Je commence à voir les résultats de mon travail et de ma vie acharnée. Je suis fière de moi. Et c'est l'un des plus beaux sentiments de ce monde.

- Devinez qui passe à la télévision samedi soir ? je demande en entrant dans notre salle de pause.

- La meilleure patronne du monde ? rigole Tony en levant son verre de café vers moi.

Je fais une petite révérence en riant et la petite dizaine de salariés de la pièce lèvent leurs verres en me félicitant.

- Tous devant nos postes de télévision samedi soir ! s'écrit mon directeur général préféré.

- Qui dit encore poste de télévision à part toi, Tony ? je demande en lui donnant un petit coup dans le bras.

- D'accord, répond-il en faisant semblant d'être vexé. Samedi soir, je vais regarder toutes les autres chaînes de télévision où tu ne seras pas !

J'éclate de rire et nous restons une dizaine de minutes à parler tous ensemble avant de retourner à notre travail. Une fois dans mon bureau, j'attrape mon téléphone pour appeler Julio. Par chance, il répond. C'est rare qu'il décroche lorsqu'il travaille.

- Est-ce que ça te dirait d'accompagner une demoiselle pour son interview samedi ?

- Dans deux jours ? s'étonne-t-il.

- Faut croire que la chaîne veut vraiment cette interview.

- Je t'accompagnerai avec plaisir, mi amor. Tu vas rendre tout le monde très fier de toi.

Je souris en espérant que mes parents puissent me voir de là où ils sont. J'aurai aimé les rendre aussi fiers de leur vivant. Je raccroche finalement avec Julio qui doit retourner travailler et préviens tous mes proches, y compris María, de mon interview. Tout le monde me promet de regarder la télévision samedi soir. Je souris comme une idiote. Je suis terriblement fière de moi.

*

La journée fatidique est arrivée. María est partie rejoindre sa sœur pour le week-end, je suis donc seule à la maison en ce samedi après-midi. Je n'ai plus les mots pour décrire l'anxiété que je ressens face à cette interview. En deux jours, j'ai pu voir mon nombre d'abonnés sur les réseaux sociaux augmenter dangereusement et j'ai reçu un nombre incalculable de messages de soutien. J'ignorais qu'autant de personnes me connaissaient.

Hier, j'ai allumé la télévision avec María et nous sommes tombées sur une bande annonce de l'interview. Ça m'a fait un choc de me voir ainsi dans une bande annonce publicitaire. Je comprends maintenant pourquoi les gens commencent à s'abonner en masse à mes réseaux sociaux, où je ne suis pas tellement active, d'ailleurs. Cette frénésie commence à me faire peur mais je me sens assez courageuse pour tout affronter. J'ai vécu le pire et je n'ai plus peur d'affronter quoi que ce soit.

Je me suis préparée un plat de pâtes et me suis installée devant un bon film, sous ma couverture, dans le salon. Je considère que ma vie est parfaite. À l'heure d'aujourd'hui, je me sens vraiment heureuse et accomplie. Mais mon portable se met à vibrer sur la petite table devant moi. Je me tords en deux pour l'attraper. C'est mon petit-copain.

- Qu'y a-t-il, Julio ?

- Je suis vraiment désolé, Rym. Deux de nos collègues sont absents que je suis d'astreinte ce soir.

Une bouffée de déception s'empare de moi.

- Tu ne seras pas avec moi ce soir ?

- Je suis terriblement désolé, mi amor. J'ai tout fait pour changer les emplois du temps mais mon chef a été très ferme.

- Ce n'est pas ta faute, je réponds après quelques secondes, un goût amer en bouche.

- Je vais finir tard dans la nuit. Je regarderai ton interview en différé. Je me ferai pardonner, Rym. Je suis encore désolé.

Je hoche les épaules avant de me rendre compte qu'il ne peut pas me voir.

- Ce n'est pas grave, je soupire en pensant le contraire.

Je finis par raccrocher, les larmes aux yeux. J'avais une telle hâte que nous allions ensemble dans les locaux de la chaîne. Je me sentais rassurée à l'idée qu'il serait dans les coulisses pendant mon interview. Toute mon excitation redescend d'un seul coup, me rendant extrêmement triste. J'appelle donc la seule personne capable de me réconforter.

- Il y a un problème, Rym ? s'inquiète María devant mon appel.

- Julio ne peut plus venir avec moi ce soir, je dis d'une petite voix en baissant le son de la télévision.

- Que s'est-il passé ?

- Il doit finalement travailler. Je ne lui en veux pas, ce n'est pas de sa faute. Mais je suis terriblement déçue.

- Tu veux que je rentre pour t'accompagner ? propose-t-elle.

- Toi tu restes chez Mariana, je dis fermement, non sans sourire. Je vais demander à Rafaël.

Il y a un silence de quelques secondes avant qu'elle ne me demande :

- Qui est ce Rafaël ?

- Un très bon ami à moi.

- Comment se fait-il que je ne le connaisse pas ?

- Je le connais depuis moins de deux mois. Il n'est pas encore venu à la maison.

- Demande donc à ce Rafaël, rigole-t-elle. Sinon, pourquoi pas à Gabriela ?

- Elle est partie en week-end avec son petit-ami. Elle m'a promis d'être devant la télévision ce soir.

- Elle ne raterait ça pour rien au monde ! Mais dis-moi, tu as mangé ?s'inquiète-elle.

- Oui, je rigole en jetant un coup d'œil à mon assiette posée sur mes genoux. Des pâtes en sauce, un régale !

Elle rit et nous continuons un peu à parler de l'interview. Mais j'entends à travers le combiné que Mariana l'appelle. Je laisse donc María tranquille et raccroche en m'affaissant dans le canapé. J'avale une bouchée de mon repas avant d'appeler Rafaël. Il décroche à la troisième sonnerie.

- J'aime quand tu réponds vite, je souris à travers le téléphone.

- Fais attention à ce que tu dis, je vais finir par ne jamais te répondre si tu continues comme ça !

Je pouffe de rire en levant les yeux au ciel.

- Que fais-tu ce soir ? je lui demande en croisant les doigts pour qu'il n'est rien de prévu avec le gang.

- Journée de repos, je suis chez moi là.

- Je te propose une activité que tu n'as sûrement jamais fait de ta vie !

- Je t'écoute, rigole Rafaël.

- J'ai une interview à la télévision ce soir. Une journaliste m'a proposé cet entretien il y a deux jours. Veux-tu m'accompagner ?

- Ma mère avait raison ! s'exclame-t-il en riant. Elle m'a dit qu'elle t'avait vu dans une sorte de bande annonce ou quelque chose comme ça, je lui ai répondu qu'elle avait dû rêver.

J'éclate de rire en jetant ma tête en arrière.

- Non, elle avait raison ! je déclare, tout sourire.

- Je t'accompagnerai avec plaisir, Rym. Mais tu n'as pas de petit-copain ?

- Il travaille ce soir, il n'a pas pu se libérer.

- Quel dommage, tiens ! ricane Rafaël avec un air sarcastique. Je vais me faire un plaisir de t'accompagner. Je passe te prendre à quelle heure ?

Je lui donne l'heure puis lui explique le contexte de l'interview. Le pourquoi du comment. Il se dit très fier de moi et a très hâte de venir me prendre. Je lui retourne le compliment avant de raccrocher et de finir de manger. Je passe l'après-midi à lire pour me changer les idées et réponds à quelques messages d'encouragement que j'ai reçu. Mais je suis devenue une boule de nerfs. Je finis par prendre ma douche pour me détendre. Le choix de la tenue devient alors mon souci principal. Je sais que l'interview se passera sur des fauteuils. J'oublie donc toutes mes tenues comportant des robes. Je n'ai pas envie que des caméras face des zoom sur mes sous-vêtements si jamais je ne m'assois pas correctement. Finalement, fidèle à moi-même, je décide d'opter pour un tailleur pantalon rouge que j'ai acheté sur-mesure il y a moins d'un an. Pour le côté décalé, je choisis une petite paire de baskets blanches. J'agrémente ma tenue de bijoux et prend un sac à main blanc dans mon dressing. Je me regarde sous tous les angles dans mon miroir, je n'ai pas le droit à l'erreur. La tenue est chic et efficace, c'est parfait ! À peine dix minutes plus tard, j'entends sonner à ma porte. Rafaël est vêtu, encore et toujours, d'un pantalon noir et d'une chemise blanche.

- Ça t'arrive de porter autre chose que cette tenue ?

- Je t'ai déjà dit que nous, les hommes, n'avons pas beaucoup de choix au niveau vestimentaire.

- Ça c'est toi qui le dit, je rigole en fermant la porte à clef derrière moi.

Nous nous dirigeons vers sa voiture. Enfin, une des voitures du gang. Ma préférée.

- Tu as pris la voiture de sport orange ! je m'excite en sautillant sur place.

- Je sais que c'est celle que tu préfères.

Je lui lance un regard de biais. Je ne fais que sourire, le stresse a laissé la place à l'excitation. J'ai hâte de faire raisonner ma voix sur des sujets qui me tiennent vraiment à cœur. Rafaël ouvre ma porte puis s'assoit du côté passager. Je ne fais que parler pendant tout le trajet. Je suis tellement pressée que je m'imagine que parler fera passer le temps plus rapidement.

- Tu sais qu'une fois, mon père, en passant une interview à la télévision,a quitté le plateau juste après avoir fini de parler. Il n'a demandé l'autorisation de personne, le journaliste était encore en train de parler et il est parti.

- Pourquoi ?

- Il m'a expliqué que s'il voulait que son interview soit vue dans tout le pays, voire à l'étranger, il fallait être audacieux et se faire remarquer. C'est un coup de pub gratuit, si tu veux. Et ça m'a fascinée quand j'ai vu la vidéo.

- Ton père ne manquait pas d'imagination, commente Rafaël en se garant en créneaux non loin des locaux. Allez, Rym, à toi les studios !

Nous sortons de notre belle voiture orange et nous dirigeons vers les locaux de la télévision.

- Tu es pile à l'heure, Rym ! me félicite Anabel Hernandez en frappant dans ses mains. Oh, mais qui as-tu ramené ici ?

Elle dévisage sans gêne Rafaël, qui se tient en léger retrait.

- C'est Rafaël, un ami, je réponds finalement.

- Seulement un ami ?

- Seulement un ami, je rigole alors qu'elle baisse ses lunettes pour le regarder de plus près.

C'est vraiment une femme comique. J'aime bien ses manières, elle ne fait de mal à personne et nous met dans de bonnes conditions. Anabel nous demande de la suivre et nous nous engageons dans un dédale de couloirs et d'escaliers. Tout est si grand ! Après quelques minutes de marches, nous arrivons dans le salon de maquillage et de coiffure.

- Je te présente Brenda, c'est elle qui va s'occuper de toi ce soir, me sourit Anabel en me laissant à ses soins.

- J'adore ta façon de t'habiller, me complimente Brenda en hochant doucement la tête.

Je la remercie avec un sourire des plus sincères puis m'assois sur la chaise à roulette devant elle pour passer au maquillage. Je me laisse faire comme je le fais avec Yanissa avant mes missions au gang. Je discute avec la maquilleuse et Rafaël en même temps. Ça me détend. Brenda décide de ne pas me coiffer puisque ma longueur de cheveux et leur raideur lui conviennent parfaitement.

Finalement, l'heure tourne et le moment fatidique arrive. Une montée de stresse s'empare de tout mon corps lorsqu'on me met dans une salle, avec Rafaël, pour attendre l'interview. Mon partenaire essaie tant bien que mal de me faire relativiser mais le stresse ne part pas. C'est la toute première fois que je passe à la télévision. J'ai si peur. La porte s'ouvre d'un seul coup, nous faisant sursauter. C'est Anabel.

- C'est la coupure publicité, tu peux venir avec moi, nous allons nous installer.

Rafaël me claque un bisou sur la joue en me souhaitant bonne chance. Je lui rends un demi-sourire, l'autre moitié étant paralysée par l'anxiété. Lorsque j'entre dans la grande salle, je vois un grand public en face de deux fauteuils. Indirectement, c'est comme si je m'adressais à ce public. Et ça me panique.

- Tu es stressée ? me demande la journaliste en m'invitant à m'asseoir sur le fauteuil de droite.

- Dire que je suis stressée serait faible, je plaisante.

- C'est toi qui a le pouvoir, Rym. C'est toi qui parle et les autres qui t'écoutent. Rappelle-toi que les autres ne peuvent rien contre toi.

Et tandis que l'on accroche un micro à mon blazer, je réfléchis à la dernière phrase d'Anabel. Elle est bougrement vraie. Mais je n'ai pas le temps de réfléchir plus qu'un compte à rebours commence et qu'Anabel Hernandez prend la parole devant les caméras qui se trouvent face à nous.

- Bonsoir à toutes et à tous. Aujourd'hui, dans une interview des plus intimes, j'ai le plaisir d'être en compagnie d'une jeune femme. Elle a vingt ans, elle est cheffe d'entreprise, elle fait des études de droit, elle est forte, elle est intelligente et elle est belle, déclare-t-elle en insistant comiquement sur le dernier mot. J'ai l'honneur de vous présenter, pour tous ceux qui ne la connaissent pas encore, Rym Abril.

Un tonnerre d'applaudissement retentit face à nous.

- Dis-moi, Rym, comment vis-tu ta nouvelle vie en tant que cheffe d'entreprise ?

Je me sens poussée d'une force infinie qui évapore tout le stresse qui m'envahissait jusqu'alors. Je me sens légère et je me sens forte. Plus forte que jamais. Et je me sens prête à parler de tout.

- Ça m'est arrivé du jour au lendemain, je commence en regardant Anabel dans les yeux. J'ai perdu ma famille d'un seul coup, sans prévenir. Et Sublimeza a été un moyen pour moi de perpétuer la mémoire de mes parents. Certes, ce n'est pas facile tous les jours, même au travail, mais j'avance doucement.

Je fais des petits gestes de vagues avec mes mains, ce qui fait sourire la journaliste.

- La vie est remplie d'imprévus en tout genre, certains pires que d'autres. Il n'y aucune vie n'est parfaite par définition. J'en suis la preuve. Mais il faut toujours faire avec ce que Dieu nous donne. C'est une phrase qu'on m'a répétée toute ma jeunesse et je l'applique au quotidien. Se renfermer sur soi-même et passer sa vie à voir le négatif ne vous apportera jamais rien de positif. Je le pense sincèrement. Vous avez un toit au-dessus de la tête, vous avez de quoi manger, vous avez une famille autour de vous ? Très bien, c'est parfait. Il n'en faut parfois pas plus dans la vie pour être satisfait. Certaines personnes dans le monde ne peuvent même pas dormir dans un endroit chaud.

- Tu as l'air de soutenir des points de vue très humanistes ? m'interroge Anabel.

- Si vous saviez tous les points de vue que je soutiens ! je rigole en regardant la caméra.

La journaliste sourit en regardant ses notes.

- Que penses-tu de la jeunesse d'aujourd'hui, Rym ?

- Ne m'en parlez pas ! je m'exclame avec des grands gestes en me réinstallant sur mon fauteuil. Je trouve que les nouvelles générations sont en train de se perdre. Notamment à cause des réseaux sociaux. Je suis née sans Instagram, sans Twitter, sans Facebook. J'ai pu voir leur création et leur développement. J'ai un recul lorsque j'utilise ces réseaux sociaux, comme tous les adultes. Mais les jeunes d'aujourd'hui n'ont pas ce recul. Ils n'arrivent pas à se mettre à l'esprit que la majorité des photos qu'ils voient, si ce n'est toutes, sur les réseaux sociaux, sont retouchées. Les vrais corps n'existent pas, ou très peu, sur ces plate-formes. Les jeunes sont là, à se comparer sans arrêt à des corps imaginaires. Vous voulez vous comparer ? Très bien. Mais dans ce cas-là, allez vous comparer aux personnes dans la rue. Sortez de chez vous et comparez-vous si ça vous chante ! Et vous verrez que les physiques vont très vite changer de ceux des réseaux sociaux. Les jeunes grandissent dans le mensonge d'une société qui les rabaisse sans arrêt.

J'assume chacun des mots qui sort de ma bouche. Pour la première fois de ma vie, je dis ce que je pense et on m'écoute.

- Et en parlant de physique, je poursuis en croisant les jambes, vous ne savez pas à quel point ça me rend folle de voir une société se construire sur des critères physiques. L'idée d'embaucher une personne, pour un travail, en basant cette embauche sur des critères physiques me répugne. L'idée de se mettre en couple avec une personne pour son physique me dégoûte. Un physique nous ait attribué dès la naissance. Nous ne le choisissons donc pas, nous ne pouvons donc rien y faire. Et il y a des personnes, dans ce monde, qui viennent juger une personne entière, c'est-à-dire un mental, un caractère et une personnalité, sur des critères physiques ? Un physique qui, je le rappelle, n'a pas été choisi ! Dans quel monde vivons-nous pour voir ce genre de situations encore aujourd'hui ? Et je ne parle pas du fait que ce critère physique est beaucoup plus imposé aux femmes qu'aux hommes !

Dès que je me mets à parler de sujets sensibles, on ne me retient plus. C'est terminé, je suis devenue un moulin à parole.

- Les hommes ont peur de l'indépendance des femmes, c'est un fait. Une femme indépendante fait peur aux hommes car une telle femme n'a plus besoin d'homme. Ces derniers nous ont imposés pendant des siècles leur patriarcat et, grâce à des grandes femmes, nous avons pu obtenir notre indépendance, même si la bataille n'est pas encore gagnée. Mais ce qui me choque, Anabel, c'est qu'il existe encore des gros bâtards machos, qui rabaissent les femmes, qui les battent et qui les insultent sans recevoir aucune sanction. Des femmes sont tabassées et violées tous les jours. Et je ne parle pas à travers le monde, mais seulement au Mexique. L'État ne met rien en place pour ces femmes démunies ! Et je trouve ça honteux. C'est la honte pour notre gouvernement d'abandonner ainsi des femmes qui forment la puissance de notre société. Sans les femmes ces bâtards ne seraient même pas de ce monde et ils osent les rabaisser ?

Je tourne la tête vers la caméra, plus sérieuse que jamais.

- Je vais verser un million d'euros à l'association « Sociedad Protectora de la Mujer ». Et tous les mois, je verserai cinq mille euros en plus. Je vous le promets. Quelqu'un doit faire bouger les choses dans ce pays pour aider les femmes. Et si l'État ne veut pas bouger ses fesses pour le faire, je vais volontiers m'en charger.

Je croise le regard fier d'Anabel. Je souris de toutes mes dents puis je décide, sur un coup de tête et devant les applaudissements du public, de quitter le plateau de la même manière que mon père l'a fait par le passé. Je fixe donc une dernière fois la caméra, lance un dernier sourire à Anabel et me lève du fauteuil. Je me sens aussi forte que mon père à ce moment-là. Alors, en sa mémoire et en la mémoire de toutes les femmes mortes sous les mains de bâtards pathétiques, je repars la tête haute et fière de moi. Je me sens traversée par un brin de folie et me sens plus vivante que jamais. C'est définitif, une nouvelle page de ma vie vient de se tourner.

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