Mensonge
Laïa.
D'aussi longtemps que je me souvienne, je n'ai jamais connu personne d'aussi formidable que toi. Quand, le premier jour de sixième, je t'ai vue, rangée avec les autres, j'ai immédiatement été intriguée par toi. Tes cheveux noirs de jais rassemblés en queue de cheval courte méchée de bleu, tes taches de rousseur et ton style... je n'arrivais pas à détacher mon regard. Pendant l'appel des classes, tu as été appelée juste après moi. Laïa Melan.
Très vite, nous sommes devenues inséparables. Je suis devenue plus joyeuse, et les journées de cours ne m'angoissaient plus, car tu étais avec moi. Mon éternelle solitude s'était enfin envolée. Oh ! Comme je me souviens...
Je me souviens de notre première sortie ensemble, à la fête foraine. Je t'ai maudite de m'avoir entraînée dans le train fantôme, et nous avons cassé nos voix en hurlant dans les montagnes russes.
Je me souviens des soirées film du jeudi soir. C'était toujours chez moi, et mes parents étaient ravis de t'accueillir. Nous mangions des pop-corn devant de grands classiques du cinéma, des comédies musicales, les Disney ou encore des films de SF et d'aventure.
Je me souviens de l'éclat de tes yeux lorsque tu te retournais vers moi avant d'éclater de rire ; cette étincelle dans l'ambre chaleureux de tes iris.
Je me souviens d'une sortie à vélo, au bord d'un lac. Tu m'as fait découvrir la vallée, et ton coin de baignade favori, en te moquant de ma maladresse à couper les parts de melon.
Je me souviens des fous rires en classe, que nous n'arrivions pas à contenir.
Je me souviens de la gêne ressentie le jour où tu a hurlé « I Kissed A Girl » de Katy Perry dans les couloirs. On a dansé comme des folles avant que la CPE ne nous rappelle à l'ordre.
Je me souviens de ton air émerveillé quand je t'ai conduite en haut de la vallée une nuit de pleine lune. Tu étais aux anges, et tes yeux brillaient de milles feux sous les diamants des étoiles.
Je me souviens de ce jour, au marché de Noël. Nous nous étions disputé le dernier churros, et tu avais juré d'être celle qui récupérerait le dernier grain de sucre. J'avais avalé le churros recouvert de sucre le sourire aux lèvres, te mettant au défi d'y arriver. Tu t'es approchée, et tu m'as embrassée sous la neige. Quel merveilleux souvenir...
Je me souviens...
Je me souviens du jour où tu as perdu le sourire. Je t'ai demandé si tout allait bien, tu m'as répondu que oui. Pourquoi ce mensonge ? Ne pas t'expliquer, ne pas m'inquiéter ? Je ne le saurai jamais. Comme les jours passaient, et que rien ne changeait, j'ai insisté. Tu m'as dit que c'était la fatigue, la pression des cours. Que ça passerait après les vacances d'été.
Mensonge.
Peu à peu tu t'es renfermée, tu as commencé à moins te confier. Moins attentive, sourires crispés. Cernes le matin, fatigue l'après-midi. L'étincelle dans tes yeux s'est ternie, puis s'en est allée. Je pressentais que tu ne me disais pas tout, mais je ne t'ai pas parlé, de peur que mes craintes se voient confirmées. Tu as commencé à porter plus de pulls, à dire que tu avais froid. Mensonge. Toi qui étais toujours la première en manches courtes, même sous 10 degrés.
Une fois, je t'ai attrapée pour te parler, et à mon contact tu as eu un mouvement de recul. J'ai eu peur de t'avoir fait mal, mais tu as dis que tu t'étais cognée contre une porte le matin. Mensonge.
Tu semblais de plus en plus mal, et, face à mes questions, tu niais. Tout allait bien, c'était juste un accès de fatigue. J'ai fini par y croire, par me persuader moi-même que j'étais paranoïaque, que tout était comme toujours. Mensonges.
Une marque sur ton bras, aperçue par inadvertance. Tu m'as dit que ton chat t'avais griffée en jouant avec toi. Que ce n'était rien. Mensonge.
Et puis tu as commencé à venir moins souvent en classe. La première semaine, tu as dit que tu avais attrapé la grippe. Une autre fois, que tu devais t'absenter pour motif familial, ou encore pour cause de rendez-vous médicaux. Mensonges.
Je ne savais pas quoi faire. Tu me répondais « ne fais rien ». Mais je ne le pouvais pas. Si tu savais à quel point il m'était douloureux de te voir souffrir, et refuser mon aide ? Si tu savais à quel point je me sentais impuissante face à ton immense détresse, dont je ne connaissais même pas la raison ? Si tu savais comme j'étais déchirée entre la perspective d'en parler à quelqu'un au risque de te perdre, ou celle de tout garder pour moi et de te voir te détruire une peu plus chaque jour sans pouvoir t'aider ? Si tu le savais, tu n'en n'a rien laissé paraître. Peut-être que tu n'étais plus capable de le voir...
Peut-être que si j'avais insisté, cette histoire se serait terminée autrement.
Peut-être que si j'en avais parlé à un adulte, j'aurais trouvé quelqu'un ayant la capacité de t'aider.
Peut-être que si j'avais continué, que si je ne m'étais pas menti à moi-même, j'aurais réagi avant qu'il ne soit trop tard.
Peut-être que j'aurais pu...
J'aurais pu te forcer à parler, que se soit à moi ou à quelqu'un d'autre.
J'aurais pu essayer d'autres choses afin de te rendre un semblant de sourire.
J'aurais pu... pardonne moi.
Pardonne moi de ne pas avoir su que faire.
Pardonne moi si je t'ai blessée, si j'ai empiré les choses.
Pardonne moi de ne pas avoir eu le temps de t'aider.
Pardonne moi... je m'en voudrai toujours.
Je m'en voudrai toujours d'avoir mis mon téléphone en silencieux.
Je m'en voudrai toujours d'être partie à la bibliothèque, en le laissant sur la table.
Je m'en voudrai toujours de ne pas être rentrée plus tôt.
Je m'en voudrai toujours d'avoir vu ton message trop tard, celui où tu me demandais de te rejoindre afin de tout m'expliquer. Avant ton départ.
Ah ! Laïa, si seulement tu avais répondu à mes appels paniqués, si seulement tu avais attendu cinq minutes de plus avant de renoncer, si seulement tu n'habitais pas au dernier étage, si seulement ce satané ascenseur avait été réparé plus tôt, si seulement il y avait eu quelqu'un chez toi ce soir-là, si seulement tu avais entendu mes cris désespérés, si seulement tu avais détourné la tête, si seulement tu avais su que jamais je ne t'ai laissé, que je t'ai répondu dès que possible, si seulement tu n'avais pas eu ce doute en moi, ces cinq minutes de doute qui ont suffi pour que tout bascule, si seulement j'étais arrivée ne serai-ce que trente secondes plus tôt avant que tu ne passe le pas si seulement, si seulement, si seulement, si SEULEMENT... !
Si seulement j'avais pu réagir, au lieu de te voir debout sur ce fichu toit-terrasse. Si seulement tu t'étais retournée, tu m'aurais vue à temps. Si seulement le vent n'avait pas couvert ma voix. Si seulement j'avais réussi à attraper ton bras avant que tu ne bascules...
Cette image me hante. Moi, à bout de souffle, qui débouche enfin sur le toit-terrasse. Le froid qui me brûle la gorge, le vent qui fait voler tes cheveux. Ma panique, mes cris suppliants, couverts par ce vent rugissant. Mes jambes qui me précipitent vers toi, au moment où tu fais le pas de trop. Mes doigts qui effleurent ton pull, tes cheveux. Et ce regard ; tes yeux plongés dans les miens durant la chute. Ce regard me hantera toute ma vie. Tristesse, peur, mélancolie. Regrets, amour, sérénité. Étonnement, surprise, espoir. Ce regard si puissant dans lequel j'ai lu à la fois tout et rien. Ce dernier regard que tu m'as lancé, et le reflet de tes dernières pensées dans tes iris embrasés.
J'espère que tu n'as jamais cessé de croire en moi. Que tu n'as pas douté de ma venue. Savoir que malgré ces infimes minutes de retard, tu n'es pas partie en croyant que je t'avais abandonnée, comme les autres. Je l'espère vraiment.
Je suis tellement désolée, Laïa. Tellement, tellement désolée...
Chaque hiver, je repense à ce jour, sous la neige. A ce baiser que tu m'as donné, et que tu ne m'as jamais expliqué. Il y aurait pu en avoir tant d'autres...
Pourquoi m'as-tu menti ?
Sans tes mensonges, j'aurais pu te sauver, je me serais inquiétée plus tôt et je n'aurais pas fermé les yeux comme je l'ai fait, parce que te croire, et croire que tout allait bien était plus simple. Pourquoi me mentir ? A moi ?
Souvent, on ment pour protéger une personne de la vérité. Soit cette vérité est trop dure à entendre, soit on en a honte, et l'on préfère la masquer. Mais même le plus petit mensonge peut avoir d'immenses conséquences...
Tu m'as sûrement menti car tu ne comprenait pas ce qui t'arrivait ; du moins au début. Et puis, tu as dû me mentir par peur de ma réaction. Comme si cela allait suffire pour m'éloigner de toi... pauvre idiote. Je n'en reviens pas que tu aies pensé ça. Et pourtant... je sais que ce genre de réactions sont malheureusement les plus fréquentes. Non, je n'arrive pas à m'y faire. Ta mort n'en n'est que plus douloureuse, si tu m'as quittée en ayant perdu tout espoir en moi. Je préfère penser que tu m'as menti pour me protéger. Pour ne pas m'inquiéter de ton état ; pour ne pas m'attrister, et éviter de me bouleverser avec cette prise de conscience. Je préfère penser que là a été la raison de ton silence.
Ce que tu ne savais pas, et que tu ne sauras jamais, c'est qu'il m'est infiniment plus dur d'avoir vu ta souffrance augmenter, et ton silence persister, pour finalement échouer à te sauver. La plus énorme erreur de toute ma vie, à n'en pas douter. Si tu m'avais parlé, bien sûr que j'aurais été bouleversée. Mais au moins je n'aurais pas ce sentiment d'inutilité. Culpabilité. Culpabilité de me dire que je n'ai pas fait tout ce qui était en mon pouvoir, car jusqu'au bout tu as tout fait pour te cacher. Culpabilité de savoir que tu ne croyais plus en moi aussi fort qu'avant. Culpabilité de savoir que tu es partie seule. Que la plus importante décision de ta vie, tu l'as prise en te croyant seule, et que je suis arrivée trop tard pour te détromper. Culpabilité quand je pense que tu n'as pas été assez soutenue, conseillée, accompagnée. Culpabilité incessante, qui me poursuit inlassablement, et ce pour l'éternité.
S'il y a bien une raison pour laquelle ton mensonge était mal fondé, c'est celle-là. En pensant me protéger, tu as instillé en moi ce sentiment de culpabilité, de regrets par rapport à tout ce que j'aurais pu faire de plus. Et ne pas savoir si j'en ai fait assez, ou trop peu, cela me rend malade. Ce mensonge a été la plus grosse erreur de ta vie, et mon refus de voir la vérité mon plus mauvais discernement.
Pourquoi me mentir ? Au fond, le mensonge, même basé sur de bonnes intentions, finit toujours par se révéler au grand jour, et la douleur en est bien plus intense que si la vérité n'avait jamais été cachée.
Car comme le dit ce proverbe,
« Avec un mensonge, on va très loin, mais sans espoir de revenir en arrière... »
NDA : ce texte a été écrit comme participation au concours de @Poildecarotte07, sur le thème (vous l'aurez deviné) du mensonge. C'est le tout premier concours auquel je participe haha, ça me fait bizarre !
J'espère que cela vous aura plu ;)
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