Chapitre 10


Le lendemain, le lit de Potter est défait quand je me réveille, je ne l'ai même pas entendu sortir. Quel intérêt d'avoir une chambre double pour me surveiller s'il est toujours à l'extérieur ?

Je profite de son absence pour monter sur le toit-terrasse. Le Grand Bazar s'étend à mes pieds, entre les tuiles ocres ébréchées et les bâches de tissu coloré se devinent d'anciens caravansérails, de vastes passages intérieurs autrefois lieux de rendez-vous privilégiés des marchands itinérants. Aujourd'hui, les cours abritent des échoppes sorcières, des terrasses confidentielles et des ateliers d'artisans d'art magique. Depuis la mosquée du quartier, la voix rocailleuse d'un muezzin s'élève et entonne un appel à la prière. Plus loin, je devine les eaux du Bosphore, le fleuve qui encercle la ville, dont la couleur se confond avec le ciel dégagé.

Je délaisse mon livre et profite de la sensation d'apaisement que procure cette vue sur les toits qui semblent s'étendre à l'infini.

Vers midi, je récupère ma tasse de thé et redescends dans la chambre pour me préparer à sortir quand Potter rentre.

Il s'avachit sans un mot sur son lit, son carnet sur sa cuisse pour y griffonner des notes.

Je me retiens de lui faire remarquer que sa cape poussiéreuse et ses bottes dégueulasses ont foulé le sol du grand marché et que les draps dans lesquels il va dormir sont à présent souillés.

À la place, je me racle la gorge pour savoir à quel moment notre collaboration va réellement commencer.

— Quand est-ce que tu auras besoin de moi, Potter ?

— Je te le ferai savoir, lâche-t-il sans même lever les yeux de sa page.

Je pourrais me contenter de sa réponse floue, sauf que ma part du marché implique de confectionner correctement la Memoriae Captiva, et pour cela d'anticiper un minimum.

Alors, après des jours de relatif silence, je lui impose la réalité de ma présence qui semble tant l'agacer.

— J'ai besoin de savoir, Potter. La potion ne se fait pas en un claquement de doigts, figure-toi !

— Fais-la en avance s'il le faut, et on avisera le moment venu...

— Ça ne marche pas comme ça. Une fois faite, la potion a un temps d'expiration très court. Celle d'hier est déjà impropre ! Si je dois la faire tous les jours, et que tu ne l'utilises pas dans le délai imparti, je vais avoir besoin de réapprovisionner mon stock et de...

— OK, me coupe-t-il.

Je retiens le reste de la tirade que j'avais ébauchée en imaginant qu'il s'obstine, juste par principe.

— OK ?

— OK pour te réapprovisionner. On se trouve en plein milieu du plus grand marché sorcier, tu devrais pouvoir trouver ce dont tu as besoin.

— Est-ce que j'ai le droit de sortir seul ou tu vas me chaperonner à chaque fois ?

Il lève enfin ses yeux vers moi.

— Je t'accompagne...

*

Dans le Grand Bazar Sorcier, les échoppes de loukoums et d'épices côtoient les étals d'herbes diverses, de poudres inconnues et de flacons aux étiquettes d'un autre temps, les amulettes et les pierres magiques succèdent aux chapeaux à la dernière mode sorcière. Le Grand Bazar Sorcier pourrait être une petite ville dans la ville. On pourrait y vivre sans jamais sortir dans les quartiers moldus, tout comme on pourrait finir par s'y perdre. Dans le dédale infini, une partie des ruelles est dédiée aux ingrédients nécessaires à la concoction de potions. Les étals se suivent et se ressemblent, certaines plantes sont visiblement cultivées de l'autre côté du pays, certains vendent des graines à prix d'or, quelques marchands semblent avoir le monopole sur certains ingrédients selon leur provenance.

J'avise ma liste et compare chaque étal avant de repérer ceux qui semblent d'une qualité supérieure et authentique. Même sur les marchés sorciers, les arnaqueurs font fortune et la vigilance est de mise.

On peut être étonné qu'une potion ne fonctionne pas aussi bien qu'espéré, ou qu'elle n'ait pas le résultat escompté. On peut parfois blâmer le potionniste d'un manque de précision ou de concentration dans ses mesures, mais souvent la qualité même des ingrédients compte énormément.

Pour me faire comprendre, je signe avec mes mains le volume et la quantité dont j'ai besoin. Le marchand les pèse sur une fine balance, esquisse un sourire charmeur en me proposant du supplément, mais je refuse poliment. Inutile de prendre plus que prévu, la plupart des ingrédients nécessaires à la Memoriae Captiva se périment très vite et il est préférable de refaire son stock régulièrement plutôt que de concocter des potions de haute précision avec des ressources de mauvaise qualité.

Je signe à nouveau en indiquant un dernier ingrédient, pour aller au-delà de la barrière de la langue. Étrangement, au moment de négocier, l'anglais revient rapidement aux lèvres du sorcier. Il m'en propose un prix beaucoup trop haut pour être honnête, mais ça fait partie du jeu au Grand Bazar Sorcier. Je baisse drastiquement le prix, lui, s'insurge en riant, descend un peu son prix, je sors de ma besace quelques pièces pour lui montrer que je n'ai pas autant qu'il demande, il lève exagérément les yeux au ciel, ajuste sa proposition, je fais mine de réfléchir quelques instants, il fait un nouvel effort que je n'attendais pas forcément et je finis par accepter enfin le prix proposé.

— Vous êtes dur en affaires ! s'esclaffe le type dans un anglais parfait.

Il me tend la main que je lui serre volontiers en souriant pour sceller la vente, avant de m'aider à empaqueter les ingrédients. Enfin, par coutume, il m'offre un thé aux pommes parfumé à la cannelle sur le coin de son comptoir.

Dans mon dos, Potter s'impatiente sans retenue devant notre échange improbable. Quand le marchand lui propose à lui aussi un verre de l'amitié, il me foudroie d'un regard noir avant d'accepter le geste poliment.

Dans la liste de mes ingrédients, il ne reste que la poudre de baies d'açaï que je n'ai pas trouvée sur ce marché. Le marchand m'explique en sirotant son thé que c'est plutôt rare par ici et que j'en trouverai peut-être sur les marchés orientaux, sur l'autre berge de la ville.

Je finis par le remercier avant de reprendre notre chemin entre les étals du marché. Je fourre mes derniers achats entre les mains de Potter qui râle un peu, sauf qu'il n'a aucune excuse à avancer pour s'en défaire. Il a voulu m'accompagner pour me surveiller, autant qu'il serve à quelque chose !

Techniquement, la liste de mes emplettes est complète, exceptée la poudre rare, mais je fais traîner l'exploration dans ce Grand Bazar complètement fascinant. Rien à voir avec notre Chemin de Traverse.

Les gargotes qui servent des assiettes de mezzés côtoient les vendeurs de café noir, les cartomanciennes se mêlent aux sorciers derviches-tourneurs aux yeux hypnotisants, les forgerons d'armes magiques se succèdent aux tailleurs de cape sur mesure...

Même Potter ne peut s'empêcher de ralentir devant chaque étal pour admirer les curiosités locales.

Sortir de la chambre minuscule nous fait du bien. Rien ne nous oblige à nous parler, ni à être courtois, mais au moins le chaos du marché efface le silence tendu. Dans une nouvelle allée, les étals de besaces magiques laissent place aux victuailles locales, et je retrouve le stand de loukoums où je m'étais arrêté la veille.

Il y a encore de nouvelles saveurs sur le présentoir. Ceux à la rose étaient doux et légèrement sucrés, ceux à la pistache avaient un goût étonnant. Le gars derrière l'étal nous accueille avec sympathie, et avec un grand sourire fait léviter quelques douceurs pour nous les faire goûter. Baklavas, tulumba, lokma... égrène le marchand en pointant les différentes pâtisseries que je ne connais pas. Potter esquive le plateau d'un geste méfiant mais, de mon côté, je goûte celui enrobé de miel qui fond délicieusement sur la langue en crépitant.

— Je vais en prendre un assortiment !

Potter, les bras chargés de paquets, me juge avec un regard noir.

Je hausse un sourcil, décidé à ne pas laisser ma bonne humeur vaciller sous ses constantes mauvaises ondes.

— Je peux le payer avec mon argent, si c'est le problème...

Il lève les yeux au ciel, en jetant un regard autour de nous.

— Ce n'est pas le souci, on n'est pas en vacances, je te rappelle !

Je me mords la langue pour ne pas faire de remarques sur sa soirée de la veille et Potter dépose de mauvaise foi quelques pièces sur le comptoir.

L'après-midi est bien entamé et, comme Potter est en attente d'informations, nous convenons de nous rendre au marché sorcier oriental le lendemain pour y acheter ce qu'il me manque encore sur la liste des ingrédients.

Dans la chambre, tandis que je fais l'inventaire de mes achats pour les reconditionner dans des flacons et des contenants plus appropriés, Potter se déchausse et enfile des habits plus confortables que son attirail d'Auror.

— Tu ne ressors pas ?

— Non.

Il a cette façon de répondre sèchement qui n'invite absolument pas à la conversation.

Assis en tailleur sur son lit, penché sur son carnet de notes, sa plume est nerveuse.

J'inspire et expire doucement pour ne pas laisser son attitude puérile m'atteindre.

Je me concentre sur mes ingrédients pour faire le vide en moi. Je range méticuleusement les plantes séchées dans des tissus, les graines dans des sachets en papier protecteur, j'agence mes fioles pour m'y retrouver plus facilement. Sur certaines, je corrige des noms qui se sont effacés à force de les manipuler.

Quand je termine mon inventaire, je sors d'un état quasi méditatif. Je prends un temps pour contempler chaque chose rangée correctement à sa place. Je pousse un soupir de satisfaction en refermant le couvercle du coffret et le glisse sous mon lit.

Je déblaie la petite table et la nettoie méticuleusement avant d'aller m'enfermer dans la petite salle d'eau pour faire une toilette sommaire et revêtir à mon tour des vêtements plus confortables.

Quand j'en sors, Potter a tiré la table entre nos deux lits, et a déballé des plats à emporter.

Je reviens m'asseoir sur le bord de mon lit en ajustant la couverture qui protège mes draps. Potter, lui, est avachi dans ses draps défaits, un genou remonté sous ses fesses, déjà prêt à piocher dans le plat d'assortiments de mezzés.

Je récupère quelques bouchées de chaque mets pour remplir mon assiette, j'agite ma baguette pour attirer vers nous les verres qui sèchent au bord de l'évier et la carafe d'eau, puis nous mangeons en silence.

Chaque bouchée est un délice et je ne me lasse pas de ces nouvelles saveurs, rien à voir avec la nourriture anglaise grasse et insipide ! Une fois mon assiette vide, je m'essuie les lèvres dans ma serviette et lève un regard déterminé vers Potter.

— Et si tu me parlais de l'enquête...

Il pourrait m'envoyer balader, continuer à tout garder pour lui, s'entêter à être exécrable, jouer au petit con qu'il a toujours été, mais il soutient mon regard. Il prend le temps de terminer son assiette, s'essuie les doigts dans sa cape et remonte ses binocles d'un geste. Et puis, contre toute attente, il commence à me raconter comment il a mis le nez dans une affaire louche au sein de son propre Département. Il me parle de rapports de missions falsifiés, de leur Réserve au registre trafiqué, d'objets scellés mystérieusement manquants... Il fiche ses yeux accusateurs sur moi comme si j'allais mettre en doute la véracité de ses propos, mais comme je ne dis rien et me contente de piocher un baklava dans la barquette en lui faisant simplement signe, il se détend et poursuit sur sa lancée.

Il confie ses doutes sur tout un pan de son propre Département, de son enquête à l'Allée des Embrumes puis auprès de collectionneurs de pièces rares. Il fait une pause avant d'évoquer que les objets sortis d'Angleterre pourraient être des reliques d'ancienne magie noire, que certains collectionneurs sont prêts à acheter à prix d'or ces pièces rares d'une autre époque.

Il pioche à son tour un baklava et laisse le silence s'étirer. Tout en se léchant les doigts pleins de miel, sa voix baisse d'un ton.

— Et si ces reliques de magie noire tombaient entre les mains d'un sorcier qui ne se contenterait pas de les collectionner, qui pourrait avoir des plans... plus extrêmes ?

— Ça fait beaucoup de suppositions, Potter. Ce n'est pas ton syndrome du héros qui te travaille ? Tu ne te sentirais pas désœuvré après... Tu-Sais-Qui ?

Il me fusille du regard et ne laisse pas passer mon hésitation.

— Alors quoi, vingt ans après, t'oses toujours pas dire son nom ? Voldemort n'est plus et je ne cherche rien à combler, merci bien !

Aucune répartie ne me vient. Il y a des blessures et des traumas difficiles à panser, même quinze ans après, et je ne veux pas attiser sa paranoïa en remettant en doute ses intuitions basées sur pas grand-chose.

Toutefois, je saisis son inquiétude.

Il soutient mon regard comme s'il me défiait de le contredire ou s'attendait à une autre réaction, mais j'ai besoin de temps pour assimiler ces nouvelles informations.

— Il y a un truc louche dans cette affaire. Trop de coïncidences étranges, de zones grises et de non-dits suspects... je sens qu'il y a quelque chose et mon intuition me trahit rarement. Sauf que cette fois, je dois apporter des preuves irréfutables. J'en ai besoin pour pouvoir frapper un grand coup dans la fourmilière. Sans preuve concrète, le Ministère ne bougera pas le petit doigt. C'est là que tu interviens.

Face à mon silence prudent, il finit par piocher un autre baklava. La sensation de ces sucreries à la pistache enrobées de miel est d'une douceur extrême sous la langue, et lui non plus ne peut pas résister à la tentation d'en reprendre un deuxième.

Je repasse mentalement les maigres indices qu'il a accumulés jusque là, les preuves dont il aurait besoin pour étayer son dossier. Il lui faut des aveux, des témoins directs qui peuvent certifier qu'un trafic a échappé au contrôle des Aurors britanniques.

Je me fiche de son envie de briller auprès du Ministère, mais je me prends à organiser mentalement l'avancée de son enquête, à visualiser les différentes connexions, les liens entre ses bribes d'indices et tente d'imaginer comment renforcer chaque point pour avoir un tableau plus sérieux.

J'appréhende également mieux ma place dans cette enquête : sans la Memoriae Captiva, ses théories échafaudées sur la base d'intuitions ne valent rien. Je peux comprendre sa réticence à partager ses hypothèses encore fragiles, mais il doit en être venu à la même pénible conclusion : sans mes compétences, son enquête est vouée à l'échec, et ça rééquilibre complètement notre collaboration.

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