Chapitre 1
C'est toujours la même rengaine quand je traverse l'atrium du Ministère.
Mécaniquement, je renvoie des saluts, esquisse des sourires, empoigne des mains.
Je me fiche de ne pas reconnaître les visages de ceux que je croise. Autant de silhouettes difformes qui ressemblent aux créatures qui ont longtemps hanté mes nuits. Les cauchemars se sont calmés après la thérapie, mais les mains que je serre sans distinction continuent de me sembler glaciales. Même vingt ans après.
Les mines rayonnent encore quand je m'arrête quelques secondes pour prendre le temps d'un échange un peu plus personnalisé. Pourtant, derrière les sourires de façades, ma mâchoire serrée est douloureuse. Que voient-ils en moi qui peut bien les rendre à ce point niais après une simple poignée de main ?
À croire que le monde sorcier est resté bloqué à l'Après-Bataille.
Je distribue des sourires et les tapes amicales en me faufilant dans l'ascenseur dont les portes sont sur le point de se refermer. Je suis pris au piège dans une autre conversation inintéressante avec des employés du Département des Transports Magiques puis je souffle de soulagement quand la cabine magique atteint enfin l'étage du Département des Aurors.
Je presse le pas en esquivant les saluts jusqu'aux quartiers de ma Section, j'y dépose mes affaires avant de filer directement dans le bureau du directeur.
Ron est penché sur des parchemins, le combiné d'un vieux téléphone calé contre son oreille, tout en repoussant du coude la pile de dossiers qui penche dangereusement. Vu l'état chaotique de son bureau, il est arrivé il y a plusieurs heures. Ron a toujours été bien plus matinal que moi, à moins que ce ne soit moi qui débarque de plus en plus tard.
Il me fait signe de m'asseoir dans un des fauteuils tandis qu'il poursuit sa conversation importante à travers le combiné. J'avise la grosse horloge de son bureau, la matinée est définitivement bien entamée.
Ron a décidément mieux géré l'Après-Guerre.
Il m'a sans surprise accompagné à l'Académie, a décroché le diplôme d'Auror en même temps que moi, sauf que lui a grimpé les échelons pour se retrouver à la tête d'une Section du Département. La suite logique serait une nomination à la Direction de tout le Département, dans quelques années. Pendant ce temps-là, je me contente de jouer encore les marionnettes pendant les cérémonies officielles.
Malgré ses responsabilités, malgré le temps qui a filé, Ron reste mon meilleur ami.
Il arrive toujours à m'accorder du temps malgré sa pile de dossiers instable et ses journées bien remplies. Quand il met fin à l'appel, il range les parchemins dans un dossier qu'il dépose sur la pile qui penche dangereusement.
Il étire grands ses bras tout en faisant craquer son dos et se lève pour retirer la cape de son uniforme qu'il accroche à une patère.
— Quoi de neuf, Harry ?
Il agite sa baguette pour que deux tasses apparaissent sur son grand bureau et une théière se met à siffler. Un petit pot de lait et une sucrière lévitent jusque sur son bureau qu'il dégage difficilement, puis il finit par verser l'eau chaude dans nos tasses. Je tends la main vers mon thé et me concentre sur le sucre que j'y verse pour ne pas avoir à lui répondre.
Ron n'est pas dupe de mes silences butés, mais il sait quand ça ne sert à rien de forcer, alors il penche la tête, grimace un sourire compatissant.
De toute façon, c'est la même rengaine.
Chaque matin est difficile.
Chaque matin, l'envie de m'enfuir de cette mascarade gonfle un peu plus.
Je me débats avec les morceaux cassés, les attentes étouffantes, les cases étroites et cette boule dans la gorge qui grossit.
Le Sauveur du Monde Sorcier qui étouffe dans son costume, quelle ironie !
Je peux difficilement m'épancher sur mes névroses. "Quelle ingratitude" titreraient certaines gazettes, "après tout ce qu'on lui sert comme révérences depuis des années "!
On pourrait croire que les choses se sont tassées vingt ans après la Grande Bataille et la fin du règne de Voldemort, sauf que je suis toujours bloqué dans cette case qu'ils ont créée pour moi. Le Héros modèle, le Gendre idéal, le Sorcier parfait... Comme une fichue étiquette, impossible à retirer. La colère qui menace sans cesse de déborder me rend pénible et irritable à ce qu'il paraît. C'est ce que répétait Ginny quand on passait notre temps à nous prendre la tête. Les disputes ont d'abord été réglées rapidement sur l'oreiller avant de laisser place aux reproches remplis de rancœur. Infoutu d'apprécier le bonheur que j'avais à portée de main, qu'elle disait. Puis les cris et ses envolées agacées ont laissé place à des silences assourdissants.
Je touille lentement le sucre dans ma tasse sans lever les yeux vers Ron.
C'est toujours délicat de lui parler des détails de ma séparation avec Ginny. Même s'il m'a toujours soutenu quand la relation a commencé à s'effilocher, ça reste son frère. Aussi, je réserve certains détails à Hermione, toujours plus retenue et avisée sur le sujet...
Toujours est-il que se séparer quand on est mariés avec trois enfants est déjà une plaie en soi. Le faire quand tous les regards du monde sorcier scrutent le moindre détail de votre vie, c'est à peine soutenable.
Devoir supporter les ragots, les positions d'opinion, les débats dégueulasses dans les gazettes, pour ou contre, les papiers abjects de prétendus gratte-papiers... toute cette merde, je commence à en avoir l'habitude. Les nouvelles rumeurs sur mon célibat, sur ma sexualité instable, les racontars ineptes sur ma bisexualité que j'ai choisi d'assumer, ça pique, mais je peux encaisser...
Qu'Albus n'ait plus envie de me parler et s'évertue à me démontrer combien il me déteste, c'est la goutte d'eau qui fait déborder le vase.
Certains jours, la sensation est amère sous la langue, j'ai l'impression d'avoir foiré sur toute la ligne : le mariage, la famille, l'image parfaite du Sauveur du Monde Sorcier... tout se casse la figure.
En attendant, je ne fais rien pour améliorer cette image qu'ils aiment tant, celle du Sauveur parfait qui me colle à la peau. Pire, j'ai envie de l'arracher, de dépecer ce masque hypocrite qui me pèse.
Mais c'est aussi compliqué de confier à Ron que j'étouffe et que j'ai envie de tout plaquer et de me barrer loin d'ici. Comme Hermione, il pourrait me faire remarquer que je devrais retourner voir la psy qui nous a accompagnés après la Grande Bataille. Sauf que, vingt ans après, j'ai l'impression de me répéter à chaque séance et que rien n'avance. Certaines choses semblent juste bloquées. Comme cette douleur dans la gorge quand je pense au fiasco qu'est devenue ma vie en quelques semaines. Comme quand je repense à la mine renfrognée d'Albus qui m'en veut de ne pas rester à la maison le dimanche soir.
Alors je me noie dans le boulot : les enquêtes, les filatures, l'épluchage de dossiers, la recherche d'indices... Chaque enquête est différente, les plus complexes me tiennent occupé les nuits où les insomnies sont tenaces. Elles m'aident à repousser les pensées noires et les ruminations qui ne mènent à rien. Les plus simples, vite expédiées, sont frustrantes, mais nourrissent mon besoin de satisfaction, rapide et immédiate. Alors chaque matin, je viens quémander à Ron de nouvelles enquêtes à traiter pour combler le vide.
Régulièrement, il me demande si je veux réessayer de collaborer avec une jeune recrue. Il promet que ce partenaire sera soigneusement sélectionné cette fois et son dossier inspecté sous toutes les coutures.
Sauf que je bosse mieux en solo. Sans compter que le dernier binôme a été un fiasco : le jeune Auror a failli y rester parce qu'il ne savait pas équilibrer son admiration sans faille avec de la concentration, nécessaire dans cette ligne professionnelle. Seul, les enquêtes me demandent parfois plus de temps que si je pouvais challenger un partenaire, mais au final ma tranquillité d'esprit est assurée quand je n'ai pas à jouer les baby-sitters ou l'Auror senior qui a survécu au pire.
Ron ouvre un tiroir et en sort une petite pile de dossiers qu'il me tend.
Ils sont fins. Ça sent les enquêtes rapides ou des vérifications administratives de routine. Il m'en sort de plus en plus dernièrement, j'avance trop vite sur les affaires en cours, d'après lui.
Ron râle à chaque fois, mais mon efficacité à boucler des dossiers qui traînent lui fait gagner des points pour sa Section du Département quand chaque année on récompense les meilleures équipes.
Je ne vais pas me plaindre de ces tâches ingrates qu'il me confie, je préfère encore m'occuper l'esprit que de me tourner les pouces en essayant d'ignorer les derniers ragots parus dans la presse sorcière.
Sur ces affaires mal classées, Ron reste mon supérieur hiérarchique et même si on a fait les quatre cents coups ensemble, et qu'on a mené nos premières missions d'Aurors comme des frères d'armes, je peux aujourd'hui difficilement critiquer la lenteur de certaines enquêtes, ni descendre ouvertement certains membres de la classe politique sorcière sans le mettre dans une position compromettante.
Tandis qu'on boit nos tasses de thé en silence, on tapote à la lourde porte. Une jeune femme se faufile dans le bureau, s'excuse du dérangement et dépose quelques dossiers devant Ron.
Il les feuillette d'un geste, en dépose sur la haute pile de dossiers et en pousse deux vers moi, avant de hausser des sourcils équivoques.
— Il y en a une qui n'est pas indifférente à ton charme...
Je fronce les sourcils avant de comprendre de qui il parle.
Il fait un signe du menton vers la porte que la jeune Auror vient de refermer et je secoue la tête.
Et après ? Tout le monde me reluque de cette façon. Difficile d'ailleurs de différencier ces regards qui se posent constamment sur moi. Il y a les regards admiratifs, les envieux, les séducteurs, les impressionnés, les avides, les affamés... C'est franchement compliqué de différencier la simple admiration de la séduction, et le fiasco avec la dernière jeune recrue en était un parfait exemple, un rappel constant que je dois garder une posture ferme avec les gens dont je ne connais pas les motivations. Prendre le risque de braquer quelqu'un qui tente une manœuvre de séduction en pleine mission d'infiltration est bien trop dangereux.
Aujourd'hui, je suis franchement crevé de devoir gérer les egos des uns, les déceptions des autres, d'appâter les envies lubriques de certains, tout en y trouvant mon compte.
Ron se contente de lever les yeux au ciel en se renfonçant dans son fauteuil.
— Tu ne vas pas finir ta vie comme un moine, Harry ! Tes derniers partenaires sont plutôt des mecs, mais si j'ai bien compris le principe de la bisexualité c'est que tu es potentiellement encore intéressé par les femmes. Donc je te fais la remarque au cas où tu n'aurais pas remarqué ses signes peu subtils...
Je remercie mon meilleur ami d'avoir aussi bien intégré ma bisexualité. Non pas que j'avais particulièrement envie d'être transparent sur ce point pour le reste du monde, mais les gazettes sorcières se font un plaisir de raconter n'importe quoi après ma séparation avec Ginny. Les rumeurs ont circulé, les ragots, les sous-entendus... certains que j'ai pu démonter, d'autres qui n'étaient que la vérité. Sauf que je ne veux pas qu'on croie que j'ai quitté Ginny parce que je préférais les hommes. On s'est séparés pour tout un tas d'autres raisons, que j'aime les hommes ne jouait pas dans la balance. Ginny le savait, elle l'avait accepté. J'ai moi-même fini par accepter il y a des années que ce n'était pas une déviance mal assumée. Que les gazettes colportent des ragots m'emmerde, mais qu'ils utilisent les bons termes pour m'étiqueter, par Merlin !
Le regard que Ron pose sur moi est presque inquiet, alors je me concentre sur le fond de ma tasse.
— Désolé, je ne suis pas d'humeur, Ron...
— Je sais Harry, mais... Ginny a refait sa vie, tu as le droit de refaire la tienne...
C'est un fait, Ginny a tourné la page assez vite.
Je soupçonne même que sa nouvelle relation avec ce poursuiveur devait couver depuis un moment. Je ne peux pas lui en vouloir, j'étais infect sur la fin.
On ne se parlait plus, on ne se voyait plus, je peux comprendre si elle trouvait du réconfort ailleurs.
Mais qu'elle ait refait sa vie aussi vite, tout en impliquant les gamins dans sa nouvelle relation me fait royalement chier.
Même si notre séparation était certainement la meilleure chose à faire pour garder un lien à peu près fonctionnel entre nous et les gamins.
Même si Albus me déteste à présent.
Même si je ne vois pas comment je pourrais à mon tour construire une nouvelle relation saine quand je ne sais pas différencier leur admiration sans borne et leur séduction malsaine.
Alors mine de rien, la remarque de Ron pique un peu.
— Je sais que j'ai le droit de refaire ma vie...
Sauf que je ne sais pas comment m'y prendre.
Je ne vais pas me mentir, ça donne envie d'être complice avec quelqu'un, de partager les choses simples de la vie, de se comprendre dans un sourire. J'aimerais comme tout le monde trouver quelqu'un qui me connaisse par cœur, finir une journée pourrie en bonne compagnie, et traîner le matin en étirant le temps de caresses et de mots tendres.
Mais il faudrait que cette personne puisse supporter mon humeur massacrante, mes traumas en pagaille et les fantômes qui me collent aux basques.
Rien que l'ampleur de la tâche me décourage, alors c'est pour l'instant plus simple de me concentrer sur le boulot et de me jeter à corps perdu dans les affaires qui s'éparpillent sur le bureau.
Je me lève pour poser ma tasse de thé dans sa soucoupe, tends la main pour récupérer les dossiers à vérifier et remercie Ron dans une grimace. Pour le reste, on verra plus tard.
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