Chapitre 6 : Paul
Elle ne croit pas à toutes ces conneries, Anna. À ces histoires de forces maléfiques qui influent sur nos actions, nos esprits, nos pensées, guident nos actes et entourent d'un halo mystérieux les événements troubles. Elle ne croit pas aux histoires de fantômes, de vampires, de génies magiques qui offrent trois vœux. Elle ne croit qu'en l'Homme et elle sait à quel point ce dernier peut être mauvais, pernicieux, malin. Elle sait à quel point il est plus facile de croire que des forces supérieures s'affrontent quelque part, le Bien et le Mal. Que ce sont ces forces les responsables de ce qu'il se passe sur notre planète, mais Anna sait ce n'est pas le cas. Elle sait que les vrais monstres, ce sont nous. Le vrai Mal, les méandres du cerveau humain. Et on ne lui fera pas dire que ce qu'elle a ressenti dans cette chambre d'hôtel, dans la voix de cette femme, lui donne l'impression d'avoir assisté à quelque chose qui n'a rien de normal. Quelque chose qui ne répond pas aux lois que l'on connait, qui n'a ni maître, ni limites. On ne lui fera pas dire et pourtant elle y croit. À cet instant, elle se dit que cette enquête n'est pas de son ressort. Ni du ressort d'aucun flic, en vérité.
- On est un "on" alors maintenant ?
Heureusement qu'elle s'est mis à parler celle-là, elle était presque en train de l'oublier. Est-ce qu'elle s'est résignée à l'idée de devoir se la coltiner aujourd'hui ? Oui. Est-ce qu'elle s'est résigner à l'idée de devoir se la coltiner sur toute la durée de cette foutue enquête ? Par tous les dieux, bien sûr que non.
- Aujourd'hui je n'ai pas suffisamment de force pour en dépenser inutilement à essayer de vous faire fuir, aujourd'hui. Demain en revanche, vous avez plutôt intérêt à ce que je ne vous croise pas. Plus jamais.
Elle ressort la voix de policière stricte et sévère, et elle le fait bien. C'est dans son tempérament d'être aussi froide, aussi calme, mesurée et incroyablement sèche. Des fois, elle se dit qu'elle n'est que ça. Qu'une flic aigrie, sans vie sociale ni vie de famille. Merde, c'est sacrément triste tout ça. Anna se reprend en entrant de nouveau dans la gare. Toute l'enquête ne se déroulera pas ici mais c'est plus pratique de laisser une unité sur le terrain si la scientifique a besoin de plus d'analyses. Elle fait partie de cette unité. Elle ne la dirige pas, mais c'est visiblement elle la plus énergique de leur troupe de joyeux lurons, alors a pris les choses en main.
- Qu'est-ce qu'on vous a dit ? Au téléphone ?
- Quoi ?
- Au téléphone ? Vous aviez l'air en colère.
Bon sang, cette femme est pire qu'une MST. On l'attrape sans le savoir et après, c'est super dur de s'en débarrasser.
- Je n'étais pas en colère, simplement frustrée. Ils ont la vidéo-surveillance, la scène qu'ils m'ont décrite me parait... improbable, disons. Et ils m'ont parlé d'Henriette aussi, la mère de Laura. Elle fait partie des disparus.
- Qu'est-ce qu'il y a sur la vidéo-surveillance ?
Anna souffle une deuxième fois, elle sait qu'elle enfreint la loi en parlant à une pure inconnue d'une enquête ultra confidentielle mais sa présente est réconfortante, en un sens. Et elle a un bon sens de la déduction, elle est futée. Elle sait qu'elle peut lui être utile et pour l'instant elle préfère se fier à son instinct qu'au règlement. Les deux jeunes femmes entrent à nouveau au poste de douane, désert.
- Ils sont partis manger, on va bien voir par nous-mêmes.
Enfin en vérité, elle n'en sait rien. Il est tard, alors elle suppose qu'ils sont partis manger. Si ça se trouve, ce qui a fait disparaitre ces onze personnes a bouffé ses collègues et ne va tarder à les dévorer elles aussi. Anna pianote un instant sur le clavier usé du bureau et finit par trouver le fichier en question.
- Ils ont laissé un mot ? Les flics de tout à l'heure ? Un post-it, n'importe quoi ?
Anna entend quelques papiers bouger de leur place et se maudit une nouvelle fois pour l'imprudence dont elle fait preuve. Elle a du se cogner la tête pour laisser entrer une fouine pareille au beau milieu d'un lieu d'enquête.
- Je ne vois rien. Et de votre côté ?
Anna secoue la tête en lançant la vidéo. La salle d'attente qu'Odile a traversée il y a quelques heures est de couleur jaune, jaune poussin. Le sol carrelé est d'un beige fade, extrêmement fade. Il y a bien douze personnes sur cet enregistrement, treize si on compte le chien. La salle d'attente est pleine à craquer car exiguë, il y a une coupure de courant. Très brève, mais ceux qui sont regroupés dans cette salle d'attente semblent échanger un regard, discuter silencieusement.
- Ils se connaissent.
Anna remonte un peu la bande et ralentit la vitesse. Ce qui est étonnant, c'est leur âge. Onze passagers du même train à peu près sexagénaires, c'est peu commun. Laura était la seule à ne pas être d'un âge avancé. La lumière s'éteint à nouveau, un, deux, trois, quatre, cinq secondes. Lorsqu'elle se rallume, plus personne n'est dans la salle. Le souffle d'Anna est coupé, la caméra s'éteint mais...
- Attendez.
Odile, derrière elle évidemment. La rousse pointe du doigt le petit chien alors qu'Anna remonte un peu le temps, elle stoppe la vidéo.
- Regardez, il regarde par-là. Juste ici. Vous voyez cette ombre ?
La flic fronce les sourcils, c'est presque imperceptible mais en effet, il y a une ombre. Proche d'eux mais sans l'être assez pour être vue, il y avait une ombre.
- Oui. Il y avait un treizième passager dans cette salle, et non je ne parle pas du chien. Il y avait quelqu'un avec eux, quelqu'un qui ne voulait pas être vu.
- Vous pensez que c'est lui qui a fait le coup ?
- C'est possible. Tout ce qu'on sait c'est qu'il était encore là quand les onze disparus ne l'étaient plus. Et la caméra a coupée.
- Pourquoi elle a coupée ?
- Ils m'ont parlé d'interférences au téléphone. Ça ne tient pas debout, quelqu'un l'a forcément éteinte délibérément.
Un mal de crane cinglant la prend soudainement, cette affaire est un véritable casse-tête et c'est à eux qu'on l'a donnée. Pourquoi ? Ils ne veulent pas apprendre la vérité ? Il leur faudrait des moyens, beaucoup plus de moyens que ce qu'ils n'ont pour enquêter sur une affaire aussi sérieuse.
- J'ai commandé des pizzas. Vous avez besoin d'une pause, je crois. Et de toute manière, on doit d'abord découvrir les identités des disparus. Vous avez des pistes ?
Elle a mal à la tête mais pas suffisamment pour la regarder comme si elle cherchait encore à l'arnaquer, encore à lui soutirer des informations pour son bout de papier. C'est sûrement le cas mais au point où elle en est, elle n'est pas d'humeur à lui refuser quoi que ce soit.
- Non, ils n'étaient pas enregistrés dans les fichiers de la SNCF comme étant des passagers de ce train. Ce n'est pas étonnant, les billets ne sont pas toujours nominaux surtout si on les achète à la dernière minute. Tout ce qu'on a c'est Henriette et...
Anna pointe du bout du doigt l'homme assis à côté d'elle.
- Son mari, Paul. Des recherches sont en cours pour trouver leur adresse. Je pense que ces gens se connaissaient. Ils ont l'air de se connaitre, vous ne trouvez pas ? C'est comme s'ils étaient complices au point de pouvoir échanger sans dire un mot. Vous comprenez ? Ce genre de lien, ça ne se construit pas en un jour. Si on trouve où ils habitent, alors peut-être qu'on aura l'identité des autres.
Odile reste silencieuse quelques minutes, trop longtemps pour qu'Anna ne suspecte pas qu'un gigantesque cataclysme s'abatte sur eux prochainement.
- Oui, je comprends. Cette histoire est incroyable.
La blonde hausse les épaules, elle aimerait bien jouer les flics endurcies et lui dire que des trucs comme ça, elle en voit tous les jours mais en vérité... cette histoire est effectivement peu banale.
- Vous devriez rentrer. Je vais me débrouiller pour la suite. Merci d'avoir été là quand...
- Donc vous essayez de me voler ma pizza, c'est ça ?
Anna reste bouche-bée un moment, quelques secondes peut-être avant de sourire, de sourire vraiment.
- Peut-être bien, en effet.
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