Chapitre 48 : Ne me quitte pas
Quand elle est entrée dans cette gare, elle se sentait comme un lion dans une cage. Un animal sauvage qu'on avait affamé et tenté de domestiquer si longtemps qu'il n'en pouvait plus, était à bout de souffle. Un fauve prêt à laisser sa vie contre les barreaux s'il le fallait pour s'échapper, prêt à tout pour les briser. Les commerces avaient fermés depuis longtemps et il ne restait plus personne ici. Sur les écrans de la gare qui brillaient faiblement, plus aucun train affiché. Seulement l'heure. 2h45. Anna prend une grand inspiration, le calcul est vite fait. Alors elle se met à courir, courir comme si sa vie en dépendait. Les escalateurs sont éteints, c'est ce qui la marque en premier pendant qu'elle court vers le quai où tout à commencer. Naïvement, elle s'est dit qu'Odile l'attendrait. Qu'elles se retrouveraient ici, dans cet endroit où elles se sont rencontrées, et qu'elles s'enfuiraient.
Et puis en même temps, elle cherchait sa mère. La femme qui lui a donné la vie et qui l'a sûrement regretté, tout ce mal qu'elle a fait. Elle se sent tiraillée, incapable de savoir ce qu'elle cherche vraiment et encore moins à quel endroit. Elle sait seulement qu'elle doit courir, sauf qu'il n'y a rien ni personne près des quais. L'adrénaline monte et descend dans ses veines et lui fait vivre de véritables montagnes russes émotionnelles, elle s'attend à les voir partout et nulle part à la fois. À bout de souffle, Anna s'arrête devant les portes de la douane. Tout est fermé, aucun train de prévu avant plusieurs heures. Il reste quelques personnes qui dorment sur les bancs, d'autres qui ont l'air aussi perdus qu'elle. Et si elle s'était trompée ?
Elle retourne au point de départ. Découragée. C'est le moment où finalement, le lion comprend qu'il n'y arrivera jamais. C'est trop tard, il a manqué sa chance de s'enfuir et de bouffer ses geôliers. C'est très rare mais à ce moment-là, elle a simplement envie de pleurer. De s'asseoir au bord d'une marche et de pleurer pendant vingt minutes en attendant John. Simplement pour lui dire que lui aussi il devrait arrêter, qu'il n'y a rien à trouver ici. Mais elle peut pas, elle peut pas se résoudre à abandonner.
- Anna ?
C'est piquée au vif par cette voix qu'elle baisse les yeux. Revenue devant les écrans d'affichage, elle fixait le chrono en le voyant doucement défiler. Deux minutes. Son petit sprint a porté ses fruits, elle a été rapide. C'est la seule chose à laquelle elle pense, parce qu'elle ne parvient pas à croire que la voix entendue derrière elle est bien la sienne. Les larmes lui montent aux yeux, ça faisait longtemps. Son cœur s'affole, elle a l'impression que c'est la fin des temps. Apocalypse. Fin d'une ère, commencement d'une autre. Les scènes se bousculent dans sa tête quand elle sent sa main saisir la sienne, elle se souvient. Elle se souvient d'une autre époque où elles étaient toutes les deux au même endroit, où elle lui a dit qu'elles ne pourraient pas travailler ensemble. Elle se rappelle de tout, la façon dont le soleil éclairait la pièce, le rythme effréné de la gare aux heures de pointe, la pression due à l'enquête, tous ces souvenirs qu'elle avait enterré. Quand elle se retourne enfin, le visage d'Odile a l'air plus préoccupé que jamais. Mais elle va bien. Elle est en vie. Elle n'a rien.
- Tu m'as manqué.
Il s'écoule peut-être une seconde ou deux avant qu'elle ne fonde sur ses lèvres, cherche à aspirer l'air de ses poumons pour pouvoir respirer à nouveau. C'est salvateur, tout ce qu'elle craignait de ne jamais retrouver. Leurs lèvres sont salées, elle ne sait pas si ce sont ses propres larmes qu'elle boit ou celles d'Odile qui a forcement ressenti son trouble, son étrange tristesse. Ça n'importe que peu maintenant, elles sont ensemble. Ses mains se perdent dans les cheveux roux, s'accrochent à chaque mèche, chaque boucle sous ses doigts en espérant que tout ça ne soit pas un rêve. Qu'elle n'est pas morte et qu'il ne s'agit pas de son illusion paradisiaque.
- Je sais tout Anna, je sais absolument tout.
La blonde étourdie par le contact reprend un peu d'air qui n'est pas le leur et s'éloigne de quelques centimètres. Son nez contre le sien, elle secoue légèrement la tête.
- Non, pas tout.
Elle ignore qu'elle est une meurtrière, même si elle sait sûrement des choses qu'Anna ignore. La partie la plus importante, celle qui noue sa gorge à ce moment-là, Odile n'en a aucune idée. Elle a l'impression de suffoquer, ressent toute la honte qu'elle aurait dû ressentir lorsqu'elle s'est souvenue de ce qu'il s'est passé. Parce que c'est à elle qu'il faut lui dire maintenant, c'est à Anna de tout gâcher.
- J'ai tué Helga. Je l'ai tué, Odile. C'est ma faute si ma mère est partie et je ne sais pas si elle pourra un jour me pardonner.
Sa voix sonne paniquée, ses mots incontrôlés. Pour une fois, elle ne maitrise rien de ce qui lui arrive et la seule chose qui lui permet de ne pas perdre pied c'est les mains chaudes d'Odile proches de sa nuque. La seule chose qui l'empêche de sangloter et de tout arrêter.
- Il faut que tu me dises où elle se trouve. Odile, s'il te plait.
La rousse hésite un moment, elle le voit dans ses yeux. Elle pourrait lire n'importe quoi dans ses yeux désormais, déchiffre aussi sans mal ce que veulent dire ses lèvres entrouvertes. Elle hésite, pas très longtemps cependant. Sa main prend la sienne.
- Viens. Dépêche toi.
Anna se rend compte que sans même en avoir parlé, elle a senti l'urgence. Elle a senti dans sa voix qu'il était inutile de tergiverser et qu'il fallait se hâter. Aller le plus vite possible pour tenter de rattraper dix ans perdus dans l'incompréhension et la peur d'une enfant de onze ans. Odile gravit les marches une à une et Anna ne lâche jamais sa main. Elles atteignent la douane, savent toutes deux qu'il n'y a qu'un seul quai français dans cette gare et qu'elles ne le connaissent que trop bien. Les portes automatiques sont fermées, c'est avec un extincteur qu'Anna force le passage. Elle frappe une fois, deux fois, trois fois et la vitre se brise. Une alarme sonore retentit dans tout le batiment, il leur reste dix minutes.
- Je crois... je crois qu'elle sera là.
Essoufflée, Odile s'arrête devant la porte et la regarde comme si elle voulait dire quelque chose sans oser le faire.
- Tu devrais y aller seule, je pense.
Anna secoue la tête, hors de question. Hors de question de se séparer à nouveau, de la perdre et de prendre le risque de ne jamais la retrouver. Les yeux d'Odile sont plein de larmes quand elle lui parle à nouveau, ça lui brise le cœur. Elle le sent, au fond de sa cage thoracique. Le craquement.
- Tu devrais partir avec elle, Anna. Vous avez des choses à rattraper.
A nouveau, elle ne fait que marquer la négative, incapable d'imaginer partir sans la jeune femme. Le plafond au dessus de leur tête tremble, le train s'en ira sans doute bientôt. Un coup d'œil vers l'horloge l'informe qu'il ne reste que huit minutes. C'est de ça dont elle avait peur. Ce choix.
- Va-t'en. On se retrouvera. On se retrouvera, je te le promets. Va-t'en, Anna.
Son regard passe de la porte brisée à elle. Elle entend des sirènes à l'extérieur, John la tuera s'il la trouve seule ici. Il la tuera ou elle se fera arrêter. Pendant ce temps-là, Odile s'éloigne. Un pas, puis deux. Elle est déjà trop loin.
- Je t'aime, ça va aller.
Alors elle se met à acquiescer. Les larmes coulent sans s'arrêter. Elle la regarde s'éloigner une minute entière, elle sait qu'il faudra déguerpir le plus vite possible. Quelque chose de terrible lui broie la trachée, elle a peur de ne jamais la retrouver. Au bout d'une minute, elle détourne le regard.
Et elle court.
Elle court pour atteindre le quai, le rejoint en moins d'une minute. Lorsqu'elle arrive, une dizaine de personnes sont occupées à charger des colis bien empaquetés dans un train de marchandise. Quelqu'un est là pour le superviser mais ne porte pas son uniforme. Elle connait toutes ces personnes, ce sont ceux qu'elle appelait oncles et tantes fut un temps. C'est pour ça qu'ils s'arrêtent tous et se mettent à la fixer. Tous les souvenirs circulent à vive allure entre eux, véritable concerto de leur passé.
- Anna ?
Elle se retourne vivement, sans attendre. Elle est là.
- Maman.
Elle aimerait la serrer dans ses bras mais n'ose pas s'avancer, elle est juste fatiguée. Elle est épuisée, aussi bien physiquement que mentalement. Elle seulement besoin de retrouver l'aura réconfortante d'une mère qu'elle a perdu depuis bien longtemps. Leurs yeux se rejoignent, leur couleur et leurs larmes sont les mêmes.
- Je suis désolée maman.
Anna ne ressemble plus qu'à une petite fille de onze ans s'excusant d'avoir fait la bêtise de sa vie, en sanglots. Ce qu'elle n'a jamais pu faire et ce qu'elle a dû oublier pour éviter de s'effondrer. Céleste rompt la distance entre elles en quelques pas et la serre dans ses bras. C'est à ce moment-là qu'elle retrouve la part d'elle qui lui manquait. Exactement à cet instant.
- Viens, il faut qu'on s'en aille.
Alors elle part, monte dans ce train. Elle fait le choix d'oublier son cœur qui conteste encore sa décision d'avoir lâché cette main pour retrouver d'autres bras.
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top