Chapitre 38 : Aire de Bosgouet Nord
- Je déteste les aires d'autoroute.
C'est toujours la même chose, les gens sont toujours un peu ailleurs. Y a de tout dans les aires d'autoroute mais absolument tout le monde tire une gueule un peu ahurie, celle qu'on a après un long trajet en voiture, en train et en avion. On pense à la route, on pense à la destination finale, à ce qu'on y fera, si on a bien pris son sèche cheveux dans sa valise, on trouve tout cher mais on achète quand même parce qu'on se dit qu'un café pourrait avoir des effets salvateurs. Y a des gens bizarres et un tas de mères de famille débordées qui gesticulent dans tous les sens, elles, elles n'ont pas le loisir d'être paumées. L'aire de Bosgouet Nord est une très belle aire d'autoroute, très moderne, très grande, propre comme un centre commercial, Anna lui pardonnerait presque son nom bizarre. Ça suffit pas à la rassurer ni à lui donner envie de trouver des qualités à l'endroit, à vrai dire elle préfère presque les stations services miteuses aux nouveaux temples de la consommation autoroutiers. Le ciel est très bas et elle est toujours aussi perturbée par ce que John lui a dit à propos de sa mère, ça ne change pas.
- Quelle surprise.
Odile soupire, c'est pas comme si elle l'avait fait tout le long du trajet. Elle devrait peut-être lui en parler mais c'est compliqué de s'exprimer sur ce sujet, John dit que Céleste pourrait essayer de la contacter à Caen. Selon lui, elle n'a jamais cessé d'être sur leurs traces et peut tenter quelque chose à tout moment. Ça la rend folle, Anna, et ça Odile ne peut pas vraiment le comprendre. Comment pourrait-elle ? C'est de vingt ans de traumatismes entremêlés dont il s'agit. La disparition de sa mère, l'incompréhension des autres, l'annonce de sa mort alors qu'elle la savait vivante, sa recherche. Partout. Tout le temps. Dans tous les visages et dans tous les corps. Elle a attendu longtemps ce moment sans jamais l'admettre. À chaque fois qu'elle espérait, elle affirmait dans la seconde d'après que ça ne pouvait pas se passer. C'était trop dur d'espérer et maintenant elle ne fait que redouter. Elle a attendu d'avoir une conversation avec elle toute sa vie et le jour où ça pourrait arriver, elle n'en a plus envie. Parce que visiblement, cette fois discuter pourrait vouloir dire oublier.
- J'ai pas le droit de détester les aires d'autoroute non plus ?
Alors elle est aigrie et quelque peu désagréable, y compris avec les gens qui comptent. C'est toujours un peu électrique avec Odile, soit ça l'éclaire soit ça la brûle. Il y a des jours où son énergie est contagieuse et chasse tout ce qu'il peut y avoir de sombre dans ses pensées. Il y a d'autres jours où absolument tout ce qui est dit devient un sujet de dispute. Elle fuit ce genre de relations d'habitude, parce que c'est trop compliqué de ressentir vraiment des choses fortes. C'est prendre le risque d'être blessé et ça, elle a toujours voulu l'éviter.
- Tu pourrais être contente, on va peut-être pas avoir à attendre Caen pour s'envoyer en l'air. Alors je sais pas, réjouis-toi putain.
Mais cette fois, c'est différent. Elle a pas choisi d'être avec elle, ça s'est imposé. C'est peut-être le destin ou le fait qu'elles soient toutes les deux très bornées, mais c'est arrivé comme ça. Et même si elle l'envoie chier, elle aime qu'elle soit là.
- Je suis super contente là, ça se voit pas ?
Anna appuie rageusement sur le bouton de la machine avant qu'elle se mette à cracher de l'eau au café. Son autre main attrape celle d'Odile après une minute, peut-être deux. C'est fait instinctivement et toujours en colère, mais c'est fait. Sans doute qu'elle sert un peu trop fort mais la rousse ne dit plus rien et ça encore une fois, c'est un foutu miracle. Anna attrape son café, laisse Odile commander le sien et regarde le liquide s'écouler dans le gobelet en carton. L'armistice est signée.
- Il est passé où John, au fait ?
Coup d'œil à droite, coup d'œil à gauche, haussement d'épaules. Elle en sait rien, absolument rien.
- Il est pas parti se chercher un sandwich ? Ou alors il nous prend des chambres pour la nuit ?
Un éclair fend le ciel une nouvelle fois, elle sait pas trop pourquoi John ne veut pas reprendre la route malgré tout. De ce qu'elle sait, ils ne risquent rien dans une voiture. Elle suppose un peu automatiquement qu'il ne se sent pas suffisamment réveillé pour conduire sous la pluie ou qu'il est simplement très mauvais conducteur. C'est même pas sa voiture en plus de ça et les anglais aiment bien tout faire différemment. Coup d'œil à droite, coup d'œil à gauche et le vieux revient dans son champ de vision. Il lui pose une carte dans la main, gagné.
- 802. Tardez pas, on repart quand l'orage sera terminé.
Il y a un grand complexe hôtelier ici, le genre avec vingt-six étages et des chambres toutes identiques. Ça aussi, Anna le déteste. Il y a pas grand chose qu'elle aime ici à part la main qu'elle tient dans la sienne et elle a toujours cette curieuse impression que quelque chose va foirer. La blonde tourne la carte entre ses doigts, elle devient juste parano, c'est tout.
- Merci, porte de prison.
Sauf que John est déjà parti, Anna a l'impression qu'il lui cache quelque chose. Odile se retourne vers elle, un autre éclaire déchire le ciel. Ça crée une lumière blanche qui inonde le profil de la rousse une demie seconde, suffisamment pour qu'Anna remarque plein de détails qu'elle avait jamais vus avant. Elle a sans doute jamais été plus belle qu'éclairée par l'orage, y a des gens comme ça.
- Qu'est-ce qui va pas ?
L'inquiétude vient froisser ses traits, Anna secoue la tête. Elle peut pas l'expliquer, elle en a pas envie non plus. Elle sait pas si c'est légitime ou si elle commence à devenir folle, considère ses émotions comme du poison.
- J'ai juste besoin de décompresser.
Elle serre sa main, Odile s'inquiète toujours mais décide qu'elle mérite sa confiance pour une fois. Elle sirote son café, regard aimanté au sien.
- On monte ?
Anna qui acquiesce et le ciel qui gronde, l'électricité dans l'air qui augmente et elle qui ne sait toujours pas si c'est lié à Odile ou à son inquiétude qui monte. Huitième étage, Odile appelle l'ascenseur et elle s'occupe de sélectionner le bon bouton. Elles attendent, Anna tient toujours sa main. Son téléphone vibre quand elles arrivent devant la chambre avec le bon numéro, c'est John. Il lui demande de venir le retrouver au rez de chaussée.
- Qu'est-ce que c'est ?
Anna qui secoue la tête et lui dit de pas s'inquiéter, ses lèvres qui se déposent sur sa tempe rapidement. Elle lui dit de rentrer, qu'elle en a pas pour longtemps, regard inquiet et Odile qui lâche sa main. La porte se ferme, elle lui a laissé la clé. Anna reprend l'ascenseur, elle cherche longtemps dans le hall mais personne. Pas de réponse à ses messages, sa main qui brûle de plus tenir celle qui lui manque déjà. Le cœur qui bat à tout rompre quand elle retourne à son étage, elle veut rentrer dans sa chambre mais la porte est fermée. Elle frappe à nouveau, plusieurs fois pas de réponses. Elle répète mille fois son prénom mais personne ne répond, elle comprend à ce moment-là.
Elle avait raison.
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