Chapitre 35 : Une valse à mille temps

- Tout ça, ça vous regarde pas. Et puis vous êtes qui d'abord ?

John qui se contente d'être là et qui dit rien, Odile qui aimerait bien mener l'enquête mais qui pense trop à Anna. Voilà où ils en sont et Germaine n'aidera pas à améliorer la situation. En fait, elle compte bien faire tout ce qu'elle peut pour leur mettre des bâtons dans les roues. La vieille n'arrête pas de s'agiter à travers la pièce, rabat les rideaux, jette régulièrement un coup d'œil vers l'extérieur, gesticule, pointe le doigt vers eux, donne un coup de pied dans son fauteuil roulant. En vérité si elle voulait vraiment qu'ils partent, elle n'aurait qu'à appeler l'aide-soignante qu'Odile a affectueusement rebaptisée Cerbère. Ce qu'elle ne fait pas. Alors la rousse conclut qu'elle est simplement contente d'avoir de l'attention et souhaite que ça dure le plus longtemps possible.

- La police ?

Sauf qu'Odile ne compte pas se laisser insulter.

- La police, et puis quoi encore. J'ai une tête de poulet ? J'ai une tête à frapper de braves gens qui viennent manifester ? J'ai une tête à forcer des mamies menteuses à me raconter leurs petits méfaits de jeunesse ? Oui. Ça oui par contre. Le reste, absolument pas. Alors vous allez arrêter de m'embêter et passer aux aveux fissa.

L'espace d'un instant, elle cherche une menace à proférer sans forcément en trouver. Coup dur.

- Sinon Sergei mon oncle russe va vous retourner les rotules.

John se redresse comme si elle venait de lui piquer le derrière avec une aiguille à tricoter, il n'a pas l'air totalement pour les menaces mais n'a pas de meilleure idée non plus. Alors il se contente à ce moment là d'avoir l'air méchant, ce qu'il ne fait pas très bien.

- Allez, j'écoute.

Odile croise les jambes, prend des airs de psychanalyste alors que les minutes défilent dans sa tête. Ils n'ont pas beaucoup de temps et doivent se dépêcher.

- Très bien, puisque je n'ai pas le choix.

Encore une fois, elle l'a. Germaine adore être écoutée, c'est probablement la chose qui s'avère la plus utile à savoir pour Odile dans cette conversation. Elle adore se mettre en scène aussi.

- Je n'avais pas un rôle très important, mais tout de même...

C'est pour ça qu'elle la laisse raconter ce qu'elle sait déjà. Le trafic, son rôle d'intermédiaire en France, leur bande. C'est pour ça qu'elle ne la coupe pas malgré le compte à rebours qui défile dans sa tête. Parce qu'elle veut avoir une chance de saisir la vérité.

- Céleste veut les tuer pour ce qu'ils ont fait à Helga. Et je crois que maintenant qu'elle les a eu, elle veut avoir ma peau aussi.

Elle a presque manqué de s'endormir mais se réveille juste à temps pour ça, ça l'électrifie d'un coup et elle en lâcherait presque son stylo porte-bonheur.

- Helga. Je veux entendre parler d'elle. Qu'est-ce qu'ils lui ont fait ?

John lui jette un coup d'œil dissuasif, l'air de dire que c'était pas du tout ce qu'ils avaient convenu et qu'elle ferait mieux de s'en tenir au plan. Mais heureusement pour Odile, il est coincé dans son rôle d'oncle russe silencieux et très menaçant.

- Y a pas grand chose à dire vous savez... elle a simplement mis son nez où il fallait pas. Céleste et elle sont tombées amoureuses, personne s'y attendait alors personne n'en parlait. On réalisait pas à quel point elle était importante pour elle et j'étais pas avec eux à ce moment, sinon...

La journaliste mord sa langue, merde. Elle est repartie. La voilà qui discute du rôle qu'elle aurait pu avoir, aurait dû avoir, n'a pas eu puisqu'elle était à Paris au moment des faits. Ce dont Odile se moque éperdument, mais tant pis. Elle écoute. C'est nécessaire.

- Enfin bref, ils ont rien vu. Céleste voulait inclure Helga dans notre petite combine. Elle lui a montré les œuvres d'art, les artefacts, elle lui a tout dit. Alors ils lui ont effacé la mémoire.

- Effacé la mémoire ?

- Effacé la mémoire.

- Comment ?

- Avec le miroir.

- Le miroir ?

- Le miroir.

Odile s'arrête pour éviter de continuer à répéter les mêmes mots à l'infinie. Merde, c'est ce que lui a dit John pour les amnésies d'Anna. Ce foutu miroir. Mais c'est des conneries, pourquoi un miroir effacerait des souvenirs ? Ça turbine à mille à l'heure dans la tête d'Odile, elle essaie de faire le lien entre ce qui est arrivé à Helga et ce qu'il se passe en ce moment dans la tête d'Anna. Elle ne croit pas un seul instant à ces histoires d'objets qui ont des pouvoirs, elle sait qu'il y a une explication logique à ça. Il faut seulement la trouver.

- Enfin c'est ce qu'on a déduit, puisque c'est à ce moment là qu'on l'a trouvé. Helga a été la première sur laquelle on l'a testé. Elle a tout oublié après ça. Absolument tout. Non seulement le trafic, mais aussi sa vie, qui elle était, ce qu'elle faisait là, ce qu'elle voulait. Tout. Alors elle a sauté dans le vide et elle est morte.

Silence pesant qui s'abat sur la pièce, Odile reste conne pendant que John fronce les sourcils garde les yeux rivés sur le sol.

- Elle s'est...

La vieille acquiesce gravement, contente d'avoir enfin des gens à qui raconter ses petites histoires sordides comme on raconterait des ragots, commérages de quartier. Alors elle poursuit, semble jamais vouloir s'arrêter.

- Céleste ne s'en est jamais remise. Elle a disparue après ça et on a plus jamais entendu parler d'elle. Sa fille...

- Vous pensez qu'elle a été exposée, c'est ça ?

Elle y croit pas, elle fait de son mieux pour pas y croire. Mais Germaine hausse les épaules, l'air de dire qu'elle en sait rien mais qu'elle, elle y croit.

- Aucune idée, j'étais pas là. Mais la petite se rappelait plus de grand chose si je me souviens bien. Il a fallu tout lui réapprendre. Quoi d'autre si ce n'est ça ?

Pas loin, John perd patience alors qu'Odile reste bloquée sur l'idée qu'un miroir puisse enlever ce que les êtres humains ont sûrement de plus précieux. C'est ridicule. Elle fera des recherches là-dessus, quoi qu'il en soit son temps de parole est écoulé.

- Et Aimée ? Elle était en France une semaine avant les disparitions. Et depuis...

Germaine semble comprendre deux trois choses, qui est John tout d'abord. Odile a un peu de mal à piger comment plusieurs personnes peuvent travailler ensemble durant des années et ne pas se connaitre du tout mais s'imagine que c'est normal pour les criminels. La mine de la vieille s'assombrit, elle secoue la tête.

- Mon pauvre John, elle n'a jamais atteint la France.

Odile observe le visage de l'anglais se décomposer, elle voit aussi l'aide-soignante réapparaitre et leur dire que leur quart d'heure est terminé. Odile doit quasiment le porter à l'extérieur, il ne veut plus avancer, tous ses muscles semblent si lourds et en vérité, la jeune femme peut le comprendre. Elle a peu aimé mais elle l'a fait passionnément, elle sait à quel point il doit avoir mal. Une fois dehors, il prend quelques secondes pour respirer avant de vomir la quiche maison d'Odile dans un des pots de fleurs. La rousse s'approche lentement et lui tapote le dos prudemment, incertaine de la façon de procéder mais sûre de vouloir la rassurer.

- On va les retrouver, vous en faites pas.

Il suffira de trouver Céleste, puisqu'elle semble être la clé de tout ça. Et c'est avec cette promesse qu'ils rentrent en bus pour retrouver l'appartement accueillant d'Odile. John n'a pas décroché un mot et elle ne peut certainement pas lui en vouloir. Alors elle ne dit rien, lutte contre l'envie de papoter avec Hervé et reste simplement assise sur son tabouret, les yeux rivés sur son smartphone qui se décharge sans s'arrêter. Les heures s'effilent, l'après-midi bientôt et le nom d'Anna qui s'affiche enfin. Elle laisse sonner par fierté, une fois. Après ça elle décroche à la première sonnerie.

- Je vais...

- Salut, je sais ce qu'il se passe.

Elle en a du culot.

- Salut, je vais faire de toi un lustre et t'accrocher dans ma cuisine.

- Ça tombe bien je serai devant chez toi ce soir. À tout de suite.

Et elle raccroche et Odile a envie d'hurler. Mais elle ne fait rien de tout ça. John n'est toujours pas d'humeur à sortir de son trou alors elle se contente de regarder les heures défiler, encore. Et elle déteste Anna pour ça, elle la déteste vraiment. Incapable de quitter l'écran des yeux plus de dix minutes, à vérifier mille fois le temps de trajet entre son coin tout paumé et Paris. Elle devrait être là, qu'elle se dit en faisant des cookies. Elle devrait être là, qu'elle se dit en brossant son rat. Elle devrait être là mais elle n'est juste pas là et Odile doit faire avec. Jusqu'au moment où le soleil commence enfin à décliner et où le téléphone vibre enfin. Un énième coup d'œil l'informe qu'Anna l'attend en bas, elle la fait patienter dix minutes encore par fierté. Après ça, elle descend comme une furie et elle se rend compte d'un truc, elle a eu peur. Elle a peur qu'il lui arrive quelque chose, peur de ne plus jamais la revoir, peur qu'elle devienne un fantôme de plus, un ami imaginaire dans son paysage. Peur de finir comme John à pleurer silencieusement dans un lit en attendant que l'être aimé revienne et elle était pas prête pour ça. Elle aurait jamais cru que ça lui arriverait à elle.

- Tu mérites vraiment de t'en prendre une, tu sais ? Mais j'ai trop de choses à te dire alors...

Mais Anna n'écoute pas. Y a de la musique dans la rue, c'est assez fréquent dans Montmartre. Un de ces groupes qui joue dans le métro et qui demande quelques pièces jetées dans un étui à guitare. C'est Jacques Brel qui résonne sur les murs de Paris à ce moment là et ce sont ses mots qu'Anna écoute pendant qu'Odile la regarde écouter. Il y a quelques vieux qui osent danser sur cet air qu'ils connaissent et quelques jeunes qui les regardent et osent seulement filmer, nostalgiques sans le vouloir d'une époque qu'ils ont pas connu et connaitront jamais.

- Tu viens danser ? On a le temps pour tout ça.

Et Odile prend sa main, parce qu'elle a l'impression d'avoir encore mille temps, cent ans à vivre à ses côtés.

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